Réf. : Cass. civ. 1, 20 mars 2013, n° 11-21.368, F-D (N° Lexbase : A5812KAI)
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par Véronique Barabé-Bouchard, Maître de conférences HDR à la faculté de Droit et de Science politique de l'Université de Rennes 1
le 24 Mai 2013
Sur le fondement de l'article 843 du Code civil (N° Lexbase : L9984HN4), leur revendication à l'encontre du bénéficiaire de cette jouissance gratuite prendra alors la forme d'une demande de rapport à la succession de cet avantage indirect dont il a bénéficié avec pour conséquence, si elle est accueillie, de diminuer ses droits dans la succession à due concurrence, voire si la capitalisation de cet avantage excède ses droits successoraux, de l'obliger à indemniser la succession pour la différence.
L'arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 20 mars 2013 témoigne une nouvelle fois de cette situation propice à l'éclosion d'un litige familial lors du décès des parents propriétaires et permet de faire le point sur les évolutions récentes de la jurisprudence en la matière.
En l'occurrence, des parents respectivement décédés en 1996 et 1998 avaient procédé à une donation-partage d'immeubles entre deux de leurs trois enfants en 1993. L'un des gratifiés y avait été alloti d'une maison d'habitation qu'il occupait déjà avec sa famille depuis 1981, tandis que l'autre recevait un terrain et que le troisième ne recevait aucun lot. S'ensuivit une liquidation conflictuelle des successions parentales qui, devant la Cour de cassation, se cristallisait sur deux points.
Le premier, bien qu'il ait justifié à lui seul la censure de la cour d'appel de Rennes, ne mérite pas d'amples développements. Il a trait à la demande de rapport des biens transmis à l'occasion de la donation-partage, demande curieusement accueillie par les magistrats du fond, alors que l'une des spécificités de ce partage d'ascendants est précisément d'exclure tout rapport des lots définitivement et irrévocablement acquis aux gratifiés à la date de l'acte, comme le rappelle le présent arrêt rendu sur ce point au visa des articles 1075 (N° Lexbase : L0222HPW) et 1076 (N° Lexbase : L0228HP7) du Code civil. Il s'ensuivait qu'en dehors de la formation de la masse de calcul de la quotité disponible et des opérations d'imputation destinées à vérifier l'absence d'atteinte à la réserve héréditaire, opérations qui conduisent à une évaluation des biens litigieux au décès, la valeur de ceux-ci était pour le reste définitivement fixée à la date de la donation-partage, soit en 1993, et ne pouvait en aucun cas être réévaluée à la date de la jouissance divise fixée en 2008, comme l'avait retenu la juridiction rennaise. Puisque la propriété des biens donnés et partagés est irrémédiablement acquise aux gratifiés à la date de l'acte, il en va en effet tout autant des plus-values qu'ils peuvent prendre ultérieurement.
C'est donc la réponse apportée par la Cour de cassation à la revendication principale de certains des héritiers qui justifie à elle seule les présentes observations.
L'essentiel du litige s'était effectivement noué à l'occasion de la demande de rapport de l'avantage retiré de la jouissance gratuite de la maison accordée pendant douze années à celui des héritiers qui en était ensuite devenu propriétaire par l'acte de donation-partage consenti en 1993. La cour d'appel de Rennes, confirmant en cela les juges du premier degré, avait ordonné le rapport de cet avantage évalué à la somme de 53 000 euros. Elle est sur ce point encore censurée par la Cour de cassation pour violation de la loi, sur un moyen relevé d'office par la Haute juridiction, dans les conditions de l'article 1015 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L5884IA8).
La cassation est prononcée au visa de deux textes : l'article 843 du Code civil d'une part, qui prescrit le rapport par chaque héritier de "tout ce qu'il a reçu du défunt par donations entre vifs, directement ou indirectement". L'article 894 du même code (N° Lexbase : L0035HPY) d'autre part, qui définit la donation entre vifs comme "l'acte par lequel le donateur se dépouille actuellement et irrévocablement de la chose donnée, en faveur du donataire qui l'accepte". A leur suite, un attendu de principe rappelle que "seule une libéralité, qui suppose un appauvrissement du disposant dans l'intention de gratifier son héritier, est rapportable à la succession".
Cette décision s'inscrit donc parfaitement dans la lignée du revirement jurisprudentiel intervenu sur cette question du rapport des avantages indirects à l'occasion de quatre arrêts rendus le 18 janvier 2012 (2). On peut y déceler toutefois un infléchissement supplémentaire qui pourrait bien écarter d'avantage encore, le spectre de telles demandes de rapport à l'occasion des règlements successoraux.
1. Plus de rapport des avantages indirects non constitutifs de donations véritables
En statuant au visa des deux dispositions précitées, en rappelant que seule une libéralité est rapportable et en insistant sur les deux éléments indispensables à la constatation d'une telle libéralité, à savoir l'appauvrissement du donateur et son intention libérale, la Cour de cassation ne laisse planer aucune ambiguïté sur sa volonté de mettre définitivement un terme aux dérives d'une jurisprudence qu'elle avait elle-même initiée en 1997 et renforcée en 2005. Pour bien saisir le sens et la portée de la présente décision, il est en effet nécessaire de la situer dans ce contexte jurisprudentiel.
Analysant la mise à disposition gratuite d'un logement au profit d'un héritier comme un abandon de loyers qui auraient du être perçus par les parents, celle-ci peut alors être considérée comme une donation portant sur des fruits ou des revenus consentie à l'enfant bénéficiaire.
Jusqu'en 1997, cette donation de fruits était traditionnellement dispensée de rapport pour deux raisons essentielles, dont l'une semble resurgir aujourd'hui (3) : la première est que, lorsque les parents donnent la pleine propriété d'un bien, le donataire est dispensé par l'article 856 du Code civil (N° Lexbase : L9997HNL), de rapporter les fruits qu'il en retire jusqu'au décès du donateur. Ainsi, en raisonnant par analogie, on avait pu en déduire que lorsque les parents ne donnent pas le bien lui-même mais seulement ses fruits, cet abandon devait lui-même être dispensé de rapport. La seconde tient à l'absence d'appauvrissement véritable du donateur qui néglige de percevoir des revenus qu'il aurait autrement dépensés. Il s'ensuit alors que seuls les prélèvements opérés sur le capital seraient susceptibles de constituer des donations et donc d'être rapportables, tandis que ceux effectués sur les revenus en seraient exonérés.
Abandonnant cette analyse traditionnelle par un arrêt de principe du 14 janvier 1997 (4), la Cour de cassation avait alors décidé, dans le même contexte que celui de la présente décision, que tout comme les libéralités en capital, celles portant sur des fruits pourraient être rapportées à la succession du parent propriétaire du logement, car l'article 843 du Code civil "n'opère aucune distinction selon que le défunt a donné un bien ou seulement les fruits de celui-ci". Ce principe du rapport des libéralités portant sur des fruits a d'ailleurs été inscrit dans l'article 851 du Code civil (N° Lexbase : L9992HNE), à l'occasion de la réforme des successions intervenue le 23 juin 2006 (5).
Cet important arrêt de 1997, en opérant ce revirement, levait l'obstacle de principe à la formulation de telles revendications entre héritiers mais maintenait néanmoins en place le garde-fou de la nécessité, pour les demandeurs, d'apporter la preuve d'une véritable donation, dans ses deux éléments constitutifs, objectif et subjectif.
Cette sauvegarde avait toutefois cédé à l'occasion d'une décision ultérieure du 8 novembre 2005 (6), décidant que "même en l'absence d'intention libérale établie, le bénéficiaire d'un avantage indirect en doit compte à ses cohéritiers". C'était là détacher la notion d'avantage indirect, de celle de donation, et permettre aux cohéritiers de demander le rapport de l'avantage tiré de la jouissance gratuite d'un logement par l'un des leurs, sur la seule preuve de l'absence de paiement d'un loyer ou de toute autre contrepartie, indépendamment des motivations parentales et de l'équilibre réel de l'opération.
Le présent litige, à l'instar de beaucoup d'autres, avait prospéré sur ce terreau favorable et on ne s'étonnera donc pas qu'une telle demande ait été accueillie par la cour d'appel de Rennes statuant sur cette affaire le 22 mars 2011.
Si elle est ici censurée sur ce point, c'est qu'opérant un nouveau revirement par quatre arrêts du 18 janvier 2012 (7), la Cour de cassation, vraisemblablement consciente de la multiplication des litiges familiaux auxquels conduisait cette illusoire recherche d'une égalité objective, décidait de re-coupler la notion d'avantage indirect à celle de donation indirecte, pour ne laisser de chances de prospérer qu'aux demandes de rapports portant sur de véritables libéralités.
C'est ainsi que dans les quatre décisions précitées, la Cour de cassation rappelait avec insistance aux juges du fond, qu'une demande de rapport ne peut être accueillie que s'il y a libéralité véritable et qu'il ne peut y avoir véritable libéralité que si l'intention libérale du disposant est démontrée.
La filiation entre la présente décision et le revirement opéré en 2012 est donc directe et incontestable.
Ainsi désormais, et de manière parfaitement justifiée, les héritiers qui demandent le rapport de l'avantage retiré par l'un des leurs, de la mise à disposition gratuite d'un logement appartenant à leurs parents, devront comme le rappelle l'arrêt, démontrer l'appauvrissement subi par ces derniers, aussi bien que l'intention d'en gratifier le bénéficiaire, avec toutes les difficultés probatoires qu'ils pourront rencontrer pour caractériser cet élément psychologique ténu et fugace. On sait en effet combien il est délicat, en théorie comme en pratique, de distinguer un simple acte de service gratuit inspiré par la bienveillance, l'affection, ou le sentiment de s'acquitter d'un devoir moral envers un enfant, de l'acte libéral qui réalise l'abandon conscient et délibéré d'une authentique valeur patrimoniale à son profit. Pourtant, seul le second sera susceptible d'être rapporté, au gré de la perception de l'acte que pourront en avoir les juges du fond, dont l'appréciation en la matière est souveraine (8).
C'est ainsi que la mise à disposition gratuite d'un logement formalisée par un contrat de prêt à usage conclu en bonne et due forme, devrait en principe échapper à toute demande de rapport, en rendant visible l'absence de volonté de gratifier, au profit de celle de rendre un simple service. Tandis que la jouissance gratuite accordée de manière informelle, comme c'est le cas dans la plupart des hypothèses rencontrées en pratique, pourrait en fonction des circonstances, être regardée ou non comme une donation rapportable, si la preuve de l'intention libérale des parents propriétaires peut être apportée.
Certains (9) regretteront l'incertitude qui découle de ce retour à la double exigence probatoire de l'élément matériel et de l'élément intentionnel de la libéralité, les autres (10) au contraire, se féliciteront de ce retour à l'orthodoxie juridique confirmé par cette décision et de la souplesse qu'elle introduit finalement dans le traitement successoral de ces arrangements familiaux.
Ceci étant, cet arrêt du 20 mars 2013 ne peut, à notre sens, être considéré comme la réitération pure et simple de la solution posée par les quatre décisions du 18 janvier 2012.
Il s'inscrit, en effet, également dans une autre tendance qui semble s'esquisser et qui tend à repousser les demandes de rapport des avantages divers consentis à un héritier, en jouant aussi sur l'élément matériel de la donation. Il s'agirait alors de restreindre la notion d'appauvrissement, pour tendre à la cantonner aux prélèvements effectués sur le capital en excluant ceux réalisés sur les revenus.
2. Vers une restriction de la notion d'appauvrissement aux prélèvements effectués sur le capital ?
Contrairement à de précédentes affaires où, pour repousser la qualification de libéralité rapportable, le bénéficiaire de la mise à disposition du logement invoquait l'existence de contreparties dont ils s'était acquitté vis-à-vis de ses parents propriétaires de l'immeuble, soit par la prise en charge de certains frais leur incombant (réparations, charges, impositions...) (11), soit par des services importants qu'il leur avait rendus (12), le défendeur en l'occurrence revendiquait expressément des impayés de loyers à leur endroit afin de bénéficier de la prescription quinquennale de l'action en paiement.
Faute de pouvoir justifier de l'existence d'un bail et surtout parce qu'il ne s'agissait pas d'une action en paiement des loyers, mais d'une demande de rapport d'une libéralité à la succession, l'argument était évidemment voué à l'échec. Il est toutefois symptomatique de la reconnaissance d'un appauvrissement subi par les parents propriétaires, assumé par l'enfant hébergé gracieusement et finalement assimilable à un aveu.
Pour autant, celui-ci ne se retourne pas contre son auteur puisque la Cour de cassation censure la décision qui prescrivait le rapport de cet avantage, au motif que ni l'intention libérale, ni "l'appauvrissement des donateurs n'avaient été constatés".
Cet appauvrissement, revendiqué par l'enfant, avait pourtant été évalué par la juridiction du fond à 53 000 euros pour les douze années d'occupation du bien. La méthode d'évaluation de cet avantage tiré de la mise à disposition gracieuse d'un immeuble d'habitation a d'ailleurs été fixée par la Cour de cassation elle-même (13) et prescrit de multiplier la valeur locative du bien, à l'époque de l'occupation et non à celle du partage (14), par le nombre d'années de jouissance.
Abstraction faite de la question de l'intention libérale, la constatation d'un appauvrissement avait donc bien été faite par la cour d'appel, que ne venait atténuer ou supprimer aucune contrepartie assumée par le bénéficiaire ou aucune obligation alimentaire ou d'entretien qui aurait pesé sur les parents et dont le logement gracieux de cet enfant aurait été une modalité d'exécution. La cour d'appel avait d'ailleurs relevé que la maison mise à la disposition de cet enfant, était bien indépendante de celle de ses parents et qu'il ne s'agissait donc pas d'un hébergement à leur domicile qui lui aurait permis d'invoquer la dispense de rapport édictée par l'article 852 du Code civil (N° Lexbase : L9993HNG) pour les frais de nourriture et d'entretien, selon un principe par ailleurs clairement affirmé par la Haute juridiction (15).
Si malgré ces circonstances de l'espèce, aucun appauvrissement n'est constaté selon les termes employés par l'arrêt, on peut s'interroger d'une part, sur ce qui pourrait être désormais considéré comme un appauvrissement véritable, d'autre part sur les justifications de cette solution.
Sous ses deux formes, la question peut vraisemblablement trouver des éléments de réponse dans une décision de la Cour de cassation du 1er février 2012 (16). Confrontée une fois encore à une demande de rapport formulée par des cohéritiers à l'encontre de leur frère qui avait bénéficié de la part de leur père de versements d'environ 540 euros par mois pendant plus de dix ans, ce qui représentait au total près de 74 000 euros et 45 % de l'actif successoral, la Haute juridiction avait approuvé le rejet de cette prétention, au motif, notamment, que les sommes versées étaient prélevées sur les revenus du disposant dont elles représentaient une faible part, ce dont on pouvait déduire que "ces sommes constituaient des frais d'entretien, représentant l'expression d'un devoir familial, sans pour autant entraîner un appauvrissement significatif du disposant...".
Outre la référence à la manifestation d'un devoir familial d'entretien, qui peut également expliquer que des parents mettent gratuitement un logement à la disposition de leur enfant, on retiendra ici que ce n'est pas tant la capitalisation des versements qui doit être la mesure de l'appauvrissement de leur auteur, que la proportion entre leur montant périodique et celui des revenus sur lesquels ils sont prélevés.
On relèvera surtout la distinction implicite instaurée par cette décision, entre l'appauvrissement ordinaire, normal, qui ne justifie pas que le bénéficiaire soit tenu d'en rendre compte à la succession et l'appauvrissement considéré au contraire comme significatif, qui pourra donner lieu à rapport parce qu'il rompt véritablement l'égalité entre les cohéritiers.
On en reviendrait, donc, peu ou prou, à l'idée traditionnelle qui, avant le revirement opéré en 1997, fondait la dispense de rapport des libéralités portant sur des fruits ou sur des revenus : les revenus étant destinés à être dépensés, leur amoindrissement par des prélèvements ou par la renonciation à la perception de revenus supplémentaires (des loyers en l'occurrence), n'appauvrissent pas leur titulaire et ne justifient pas un rapport puisque la masse successorale n'en est pas pour autant amputée.
Ce retour à la solution classique serait néanmoins tempéré par la perte de son caractère inéluctable : avant 1997, les donations prélevées sur des fruits et revenus ou constituées par la non-perception de loyers, étaient par principe exclues du rapport pour les raisons indiquées. Désormais, les avantages directs ou indirects le seraient à nouveau, tant que la perte ou le manque à percevoir resteraient raisonnables, proportionnés aux revenus des parents et ne viendraient pas diminuer leur capital ou grever leurs ressources de manière significative.
L'esprit de l'assurance vie qui subordonne le droit à récompense de la communauté ou l'obligation au rapport pour les primes acquittées, à leur caractère manifestement exagéré au regard des facultés du souscripteur, pourrait bien avoir inspiré cette solution équilibrée. Si cette orientation était confirmée, elle présenterait l'avantage de limiter encore un peu plus les risques de contestation des arrangements familiaux initiés par les parents, tout en préservant au mieux leur liberté fondamentale de décider à leur gré de l'affectation de leurs revenus, liberté qui passe aussi par celle de renoncer à la perception de loyers potentiels.
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