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N5904BU9
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par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI), Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Droit de la responsabilité"
le 17 Mars 2015
Contrairement à ce qui a parfois été dit et écrit, le préjudice, loin de n'être qu'une question mineure du droit de la responsabilité, par comparaison au fait générateur et au lien de causalité, en constitue sans doute "l'alpha et l'oméga : alpha, parce que sans préjudice, il n'y aurait pas de victime, donc pas d'action en réparation et donc pas lieu à rechercher ni fait générateur ni lien de causalité ; oméga, parce que l'octroi de dommages-intérêts à la victime est l'objectif final de toute action en responsabilité" (1). Mais encore faut-il s'entendre sur la détermination des préjudices réparables et préciser les conditions de la réparation. L'entreprise n'est pas simple compte tenu de la grande diversité des chefs de préjudice susceptibles d'être invoqués par la victime d'un dommage corporel -disons des préjudices qui sont la suite d'un dommage corporel-, diversité qui suppose un véritable effort de rationalisation afin d'éviter tout risque de "télescopage" (2) ou de "double emploi" (3). Un récent arrêt deuxième chambre civile de la Cour de cassation en date du 15 janvier 2015, à paraître au Bulletin, permet en tout cas d'apporter quelques précisions utiles à la caractérisation du préjudice d'établissement.
En l'espèce, à l'approche de son dix-huitième anniversaire, un jeune homme avait fait l'acquisition d'un véhicule qu'il avait entreposé dans le garage de son père. Ayant décidé d'en prendre le volant, manifestement avant d'y être légalement autorisé, il avait occasionné un accident de la circulation au cours duquel le passager, âgé de 33 ans, avait été gravement blessé puisqu'il avait subi une section de la moelle épinière qui avait entraîné une tétraplégie. Un tribunal pour enfants a déclaré le conducteur coupable du délit de blessures involontaires avec circonstances aggravantes de défaut d'assurance et de défaut de permis de conduire et, déclaré ses parents civilement responsables des conséquences dommageables de l'accident. C'est dans ce triste contexte que le passager victime, assisté de son père et curateur, agissant tant en son nom personnel qu'en qualité de représentant légal de ses enfants mineurs, ainsi que ses parents, ont assigné le conducteur, devenu majeur, en indemnisation de leurs préjudices en présence de la Caisse primaire d'assurance maladie des Deux-Sèvres (la CPAM) et du Fonds de garantie des assurances obligatoires de dommages. Parmi ces préjudices, la victime demandait la réparation de son préjudice dit "d'établissement", consistant dans "la perte d'espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap". Mais la cour d'appel de Poitiers, pour la débouter, avait fait valoir que "ce préjudice n'existe pas en l'espèce, puisque préalablement à l'accident, M. X. [la victime] avait fondé un foyer et qu'il a eu trois enfants, lesquels, selon l'expertise, continuent à lui rendre visite régulièrement en dépit de la rupture du couple parental". En clair, selon les juges du fond, la victime n'aurait rien perdu puisqu'elle avait déjà fondé une famille avant l'accident. Leur décision est cependant cassée, sous le visa de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ), et du principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime, au motif "qu'en statuant ainsi, alors que le préjudice d'établissement recouvre, en cas de séparation ou de dissolution d'une précédente union, la perte de chance pour la victime handicapée de réaliser un nouveau projet de vie familiale, la cour d'appel a violé le principe et le texte susvisés".
La Cour de cassation, qui s'était assez tôt employée à distinguer le préjudice d'établissement, entendu comme la perte d'espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap, du préjudice d'agrément (4), avait ensuite admis son émancipation du préjudice sexuel (5). Plus récemment, elle a fait du préjudice d'établissement un chef de préjudice distinct du déficit fonctionnel permanent, qui est un poste de préjudice hétérogène mêlant des aspects objectifs, tels que les atteintes aux fonctions physiologiques, et des aspects subjectifs, tels que les douleurs, la perte de la qualité de vie et les troubles dans les conditions d'existence. Elle a, en effet, décidé que "le préjudice d'établissement constitue un poste de préjudice distinct du poste de préjudice du déficit fonctionnel permanent dans sa dimension intégrant les troubles ressentis dans les conditions d'existence personnelles, familiales et sociales" (6). Cette clarification est loin d'être anecdotique pour les victimes, qui peuvent prétendre à des indemnités distinctes pour ces deux chefs de préjudice, et qui, surtout, se trouvent à l'abri, s'agissant du préjudice d'établissement, d'un éventuel recours des tiers payeurs en cas de "rente accident du travail", contrairement à ce qui se passe s'agissant du déficit fonctionnel permanent.
Mais tout cela suppose évidemment de caractériser le préjudice d'établissement en tant que tel. Sans doute ce préjudice, subjectif, permet-il, comme on l'a d'ailleurs déjà rappelé, d'indemniser la perte d'espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap. Mais toute la question est de savoir ce que recouvre exactement cette situation. On considère en général, sous cet aspect, la perte de chance de se marier, de fonder une famille, d'élever des enfants, etc. A ce titre, le préjudice d'établissement paraît essentiellement concerner les victimes qui n'ont pas encore fondé une famille, autrement dit les plus jeunes. C'est d'ailleurs semble-t-il ainsi que les premiers juges, dans notre affaire, concevaient le préjudice qui, selon eux, n'existait pas en l'espèce au motif que, préalablement à l'accident, la victime avait fondé un foyer et avait eu trois enfants, lesquels continuaient à lui rendre visite régulièrement malgré la rupture de couple parental. Mais une telle approche, excessivement restrictive, est injustifiée.
Si l'on comprend que, statistiquement, le préjudice d'établissement se rencontre souvent chez des victimes jeunes qui n'ont pas déjà fondé une famille, il n'en reste pas moins que ce poste de préjudice ne saurait être limité à ces hypothèses. On peut, en effet, y inclure l'indemnisation d'un divorce à la suite de l'accident (7), ou bien encore, comme le démontre l'arrêt du 15 janvier 2015, "en cas de séparation ou de dissolution d'une précédente union, la perte de chance pour la victime handicapée de réaliser un nouveau projet de vie familiale". En clair, de "refaire" sa vie. Si l'on en croit les sociologues, selon lesquels on n'a plus une, mais successivement plusieurs vies personnelles ou affectives, la précision apportée par l'arrêt du 15 janvier, qui doit évidemment être approuvée, est sans doute pratiquement importante.
L'article 46 de la loi n° 65-557 du 10 juillet 1965 fixant le statut de la copropriété (N° Lexbase : L5536AG7), dans sa rédaction issue de la loi n° 96-1107 du 18 décembre 1996 (N° Lexbase : O9765BQQ), dite "loi Carrez", exige, s'agissant des cessions de lots de copropriété, que l'acte de vente indique la superficie du bien immobilier. Le texte précise ensuite les conséquences des erreurs dans le calcul de la superficie de la partie privative du bien vendu. Contrairement à l'hypothèse dans laquelle la surface réelle serait supérieure à celle mentionnée dans l'acte de vente, où l'excédent ne donne lieu à aucun supplément de prix (art. 46, al. 6), il est prévu que lorsque cette superficie est inférieure de plus d'un vingtième à celle figurant dans l'acte, le vendeur doit supporter la diminution du prix proportionnelle à la moindre mesure (art. 46, al. 7). Mais cette obligation de remboursement d'une fraction du prix n'a pas nécessairement à être uniquement supportée par le vendeur, qui peut se retourner contre le professionnel qui a réalisé le mesurage avant la vente, et auquel une faute peut être imputée, pour demander la réparation de son préjudice. Un arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation, à paraître au Bulletin, rendu le 28 janvier 2015, permet précisément d'y revenir.
En l'espèce, l'acquéreur d'un bien immobilier, ayant contesté la superficie du bien telle que mentionnée dans l'attestation établie par une société spécialisée annexée à l'acte authentique, avait obtenu, après vérification de ladite superficie, la restitution par le vendeur d'une somme au titre de la réduction de prix correspondant à la différence de surface. Le vendeur avait alors réclamé à la société qui avait procédé au mesurage de l'indemniser à hauteur de la somme versée à l'acquéreur. A la suite du refus du mesureur, le vendeur l'a assigné ainsi que son assureur en réparation de son préjudice. Les premiers juges ayant accueilli sa demande, le mesureur s'est pourvu en cassation, faisant essentiellement valoir que le vendeur d'un immeuble qui agit en responsabilité civile contre la société qui a commis une faute dans le mesurage de la surface du bien acquis ne peut obtenir, sous couvert d'indemnisation d'un préjudice, le remboursement de la diminution du prix de vente, la perte de chance de vendre le bien au prix initial ne constituant pas un préjudice indemnisable. Son pourvoi est cependant rejeté, la Haute juridiction décidant "qu'ayant retenu, à bon droit, que, si la restitution, à laquelle le vendeur est tenu en vertu de la loi à la suite de la diminution du prix résultant d'une moindre mesure par rapport à la superficie convenue, ne constitue pas, par elle-même, un préjudice indemnisable permettant une action en garantie, le vendeur peut se prévaloir à l'encontre du mesureur ayant réalisé un mesurage erroné, d'une perte de chance de vendre son bien au même prix pour une surface moindre, la cour d'appel a souverainement apprécié l'étendue du préjudice subi par Mme X [le vendeur]". De cette affirmation se déduisent deux séries de propositions, qui méritent d'être examinées successivement : d'une part, la restitution à laquelle le vendeur est légalement tenu du fait de la réduction du prix résultant d'une moindre mesure par rapport à la superficie convenue ne constitue pas, par elle-même, un préjudice indemnisable (1) ; d'autre part, le vendeur peut cependant se prévaloir à l'encontre du mesureur ayant commis une faute d'une perte de chance de vendre son bien au même prix pour une surface moindre (2).
1. - Contrairement à une affaire qui avait donné lieu à un arrêt de la même troisième chambre civile de la Cour de cassation du 11 septembre 2013 (8), il ne s'agissait pas, dans celle ayant donné lieu à l'arrêt du 28 janvier 2015, d'une action de l'acquéreur contre la société qui avait effectué le mesurage précédent la vente, mais d'une action du vendeur contre cette société.
L'hypothèse est, somme toute, assez classique. Ainsi par exemple, dans une affaire qui avait donné lieu à un arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation du 8 novembre 2006, le vendeur d'un immeuble en l'état futur d'achèvement s'était engagé à livrer à l'acquéreur une certaine superficie, mais il était apparu, après coup, qu'en raison d'une erreur dans les plans de l'architecte, la surface annoncée n'était pas celle qui avait été effectivement livrée et pour laquelle l'acquéreur avait payé le prix. Celui-ci avait, dans ces conditions, demandé la restitution de la fraction correspondante du prix qu'il avait versé, comme le permet l'article 1619 du Code civil (N° Lexbase : L1719ABB). Le vendeur avait alors appelé l'architecte qu'avaient condamné les juges du fond, en garantie. Mais la Cour de cassation avait cassé l'arrêt de la cour d'appel, sous le double visa des articles 1619 et 1147 (N° Lexbase : L1248ABT) du Code civil, au motif que "la restitution de partie du prix à laquelle un contractant est condamné ne constitue pas, par elle-même, un préjudice indemnisable permettant une action en garantie" (9). C'est cette formule que reprend, quasiment littéralement, la Cour de cassation à présent.
La solution mérite d'être rapprochée de celles qui décident que "la restitution à laquelle un contractant est condamné à la suite de l'annulation d'un contrat ne constitue pas, par elle-même, un préjudice indemnisable" (10) ; ou que "le remboursement à l'acquéreur de la valeur de la partie dont il se trouve évincé, prévu par l'article 1637 du Code civil (N° Lexbase : L1739ABZ) en cas d'éviction partielle du fonds vendu, ne constitue, par lui-même, un préjudice indemnisable" (11) ; ou bien encore, en cas d'action estimatoire, que "la restitution à laquelle un contractant est condamné à la suite de la réduction du prix de vente prévue à l'article 1644 (N° Lexbase : L1747ABC) ne constitue pas par elle-même un préjudice indemnisable" (12). Et, procédant de la même logique, il a également été jugé, à propos de la résolution d'une vente d'automobile pour vices cachés, que la venderesse, "par ailleurs dite créancière de la restitution du véhicule", ne pouvait faire condamner un tiers fautif à lui verser le montant du prix qu'elle devait rendre, ce qui aurait conduit à réparer plus qu'elle n'avait perdu, alors que "la restitution ne peut excéder le montant du dommage" (13). Comme l'a justement fait observer notre collègue Philippe Stoffel-Munck, toutes ces solutions se justifient, fondamentalement, par le fait que "le vendeur ne perd rien qu'il ait eu, en justice, vocation à recevoir. Il détenait cet excédent de prix en contravention à l'idée de justice commutative, qui innerve tous les rapports d'échange" (14). C'est bien au demeurant la justification qui est avancée par la Cour de cassation dans certains arrêts, notamment lorsque, pour juger qu'en cas d'annulation d'une convention, la charge de la remise des patrimoines en leur état antérieur ne caractérise pas un préjudice réparable : "les demandes de remboursement" engendrées par la nullité n'ont pas un caractère indemnitaire dès lors qu'elles procèdent de la nécessité, consécutive à cette annulation, de rétablir le patrimoine des parties à l'acte dans l'état où il se trouvait avant la conclusion de celui-ci" (15). La restitution d'une partie du prix est un effet de la loi, de telle sorte que "la perte de cet avantage n'est pas contraire mais, bien plutôt, conforme au droit ; elle ne peut donc, par elle-même, être un préjudice" (16). Voilà pourquoi le paiement d'une dette contractuelle ne constitue pas un préjudice réparable pour le solvens (17).
2. - A supposer qu'il ne dispose plus d'une action en réduction du prix contre le vendeur, qui serait par exemple devenu insolvable (18), l'acquéreur qui exerce une action en réparation de son préjudice contre le professionnel qui a effectué le mesurage du bien, et auquel une faute peut être imputée, doit démontrer subir un préjudice consistant, concrètement, dans la perte de la chance de négocier son acquisition à la baisse (19). Il est, en effet, évident que le préjudice de l'acquéreur ne peut pas consister dans un remboursement du trop payé, mais qu'il résulte plus sûrement de la perte d'une chance de conclure la vente à moindre prix (20). En bonne logique, la preuve de la perte de chance devrait se déduire de la différence entre la superficie annoncée et la superficie réelle, tant il est manifeste que le prix d'un bien immobilier est en partie déterminé par sa superficie et que la diminution de celle-ci entraîne mécaniquement celle du prix. Autrement dit, il paraîtrait excessif d'exiger de l'acquéreur qu'il rapporte la preuve que le vendeur aurait baissé le prix si la superficie avait été plus faible.
Tout cela est transposable au cas dans lequel ce n'est pas l'acquéreur qui demande la réparation d'un préjudice mais, comme dans notre affaire, le vendeur. Symétriquement en effet, le succès de son action contre le professionnel qui a procédé au mesurage erroné, dès lors qu'il ne lui demande pas le paiement d'une somme qui correspondrait au trop-perçu du prix, suppose cette fois qu'il établisse avoir perdu une chance de vendre son bien au même prix pour une surface moindre (21). Compte tenu de ce qui a été dit précédemment, et du lien qui existe naturellement dans la plupart des hypothèses entre le prix du bien et sa superficie, cette preuve risque d'être, pratiquement, difficile à rapporter. Différemment, on pourrait imaginer qu'il demande au professionnel fautif la réparation d'un préjudice moral qui consisterait dans les soucis et les tracas occasionnés par l'action en réduction du prix elle-même (22).
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