Lexbase Droit privé n°602 du 19 février 2015 : Successions - Libéralités

[Jurisprudence] Réunion fictive et rapport successoral : quand évaluer les biens et dans quel état ?

Réf. : Cass. civ. 1, 14 janvier 2015, n° 13-24.921, F-P+B (N° Lexbase : A4526M9I)

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par Jérôme Casey, Avocat au barreau de Paris, Maître de conférences à l'Université de Bordeaux

le 17 Mars 2015

Les règles de la réunion fictive et du rapport des libéralités sont parfois mal comprises sinon confondues (pour un exemple récent de confusion, v., Cass. civ. 1, 22 octobre 2014, n° 13-24.034, F-P+B N° Lexbase : A0471MZH, AJ fam., 2014, p. 712, obs. J. Casey). L'arrêt rendu par la Cour de cassation, le 14 janvier 2015 (Cass. civ. 1, 14 janvier 2015, n° 13-24.921, F-P+B N° Lexbase : A4526M9I) relève de la première catégorie, ce qui est tout de même surprenant, tant les règles sont bien établies. Dans cette affaire, deux questions étaient en cause : d'une part, celle de l'évaluation des biens sous l'angle de l'article 922 du Code civil (N° Lexbase : L0071HPC) (réunion fictive), et, d'autre part, celle de l'évaluation des biens pour sous l'angle de l'article 860 du même code (N° Lexbase : L0001HPQ) (rapport des libéralités). On rappellera juste que la réunion fictive à pour but de permettre de déterminer le montant de la réserve héréditaire, et corrélativement de chiffrer d'éventuelles indemnités de réductions (si des libéralités portent atteinte à la réserve des héritiers), afin d'ajouter le montant de ces indemnités à la masse à partager. Le rapport des libéralités est une opération totalement distincte, qui n'a d'autre but que de préserver l'égalité entre les héritiers. C'est donc une opération de partage, où le montant des rapports est ajouté aux biens existants afin de fixer les contours de la masse à partager.

Pour ce qui est de la réunion fictive, la cour d'appel a consacré un bien curieux système : expertise menée en 2009 avec une valeur minorée pour tenir compte des travaux réalisés par le donataire, puis, pour rapporter cela à la date de l'ouverture de la succession (1989), indexation "rétroactive" sur la base d'un indice INSEE entre 1989 et 2009... Fort logiquement, la Cour de cassation censure pareil raisonnement, et affirme sobrement, après avoir rappelé la règle de l'article 922 du Code civil, qu'il incombait à la cour d'appel "de rechercher la valeur que le bien aurait eue à l'ouverture de la succession dans l'état où il se trouvait, en 1989, au moment de la donation, sans qu'il y ait lieu de s'attacher aux travaux réalisés par le donataire". Toute idée de reconstruction du patrimoine du défunt sur la base d'un indice paraît condamnée, puisque c'est que fit la cour d'appel, ce qui lui vaut d'être censurée. La Cour de cassation réitère donc une solution déjà affirmée dans le passé (v. Cass. civ. 1, 4 octobre 2005, n° 02-16.576, FS-P+B N° Lexbase : A7017DK4, AJ. fam., 2005, 454, obs. F. Bicheron ; RTD civ., 2005. 811, obs. M. Grimaldi).

Pour ce qui est du rapport des libéralités, la cour d'appel a estimé qu'il fallait minorer le montant de l'expertise du montant des travaux réalisés par le donataire, au vu des factures produites par lui. Là encore, l'arrêt est censuré : il incombait aux juges du fond de "rechercher la valeur que le bien aurait eue à l'époque du partage dans l'état où il se trouvait, en 1959, au moment de la donation, sans qu'il y ait lieu de s'attacher aux travaux réalisés par le donataire". Ici aussi, la solution est parfaitement logique. En effet, le mécanisme de la dette de valeur impose de ne retenir que les variations de valeur dues aux circonstances économiques, et non à l'action du donataire (les plus-values, ou moins values fortuites si l'on préfère). Pour cela, il faut prendre l'état du bien au jour de la donation, et évaluer ce bien, dans cet état, au jour du partage (pour un ex., v. Cass. civ. 1, 31 mai 2005, n° 03-11133, F-P+B N° Lexbase : A5091DIE, Bull. civ. I, n° 237 ; AJ. fam., 2005, 327, obs. F. Bicheron ; RTD Civ., 2005, 813, obs. M. Grimaldi ; RJPF, 2005-9/36, obs. J. Casey). Il est donc évident que déduire le nominal du montant des travaux est insuffisant pour respecter la règle contenue à l'article 860 du Code civil. En effet, c'est confondre dépense au nominal et profit subsistant... Si l'on imagine des travaux d'un montant de 40 000 permettant de réaliser une plus-value de 150 000, déduire 40 000 de permet pas de respecter la règle de l'article 860, car les 110 000 de plus-value restante seront pris en compte, alors que l'article 860 ne le permet pas. Il convient donc d'expertiser le bien, au jour du partage, en fonction de l'état qui était le sien au jour de la donation, ce qui est très différent ! Il est des cas où la valorisation, par expertise du bien donné, fut faite longtemps avant le partage (car celui-ci a tardé à être réalisé), et la Cour de cassation a pu accepter que la valeur ainsi arrêtée soit réévaluée au jour où le partage a finalement lieu, sur la base... d'un indice, à la condition toutefois que celui-ci soit en rapport avec l'objet de la donation (Cass. civ. 1, 14 novembre 2006, n° 04-18.879, F-P+B N° Lexbase : A3291DSP, Bull. civ. I, n° 484 ; Cass. civ. 1, 25 juin 2008, n° 07-17.766, FS-P+B N° Lexbase : A3718D9L, Bull. civ. I, n° 183, RTD Civ., 2009, 153, obs. M. Grimaldi). Ce qui est tout de même curieux : les revalorisations par le biais d'indices sont exclues en matière de réunion fictive, comme cela a été vu ci-dessus, mais acceptées en matière de rapport... Nous restons pour notre part très réservé et très prudent sur la portée réelle des arrêts de 2005 et 2008, et il est de bon conseil, pour éviter toute discussion, de procéder non par voie d'indexation, mais par le biais d'éléments de preuve (expertises, avis de valeur ou autres) réalisé à une date la plus proche possible du partage. L'arrêt ne dit pas autre chose, même s'il est vrai que la question de l'indexation ne lui a pas été posée au stade du rapport, et qu'il n'avait donc pas à se prononcer sur ce point. Mais la prudence, c'est bien connu, est mère de sûreté...

L'arrêt doit donc être rangé dans la catégorie des arrêts de pure pédagogie, rappelant nettement des règles parfaitement établies, dont on s'étonne qu'il faille autant les marteler... (1)

Voici une décision fort bien rendue, qui corrige une erreur qui peut passer pour une erreur de débutant, mais qui est extrêmement fréquente en pratique : confondre les règles d'évaluation relatives à la réserve héréditaire avec celles relatives au rapport successoral. Pourtant, il s'agit de deux questions absolument distinctes, et les textes applicables ne doivent surtout pas être appliqués en dehors de leurs domaines respectifs. C'est pour ne l'avoir pas vu que l'arrêt d'appel est censuré, sachant que les premiers juges avaient commis la même erreur. Il n'est donc sans doute pas inutile de faire un peu de pédagogie (sur l'ensemble, v. B. Beignier, Libéralités et successions, Monchrestien 2012, n° 404 s., et n° 451 s.)...

La réunion fictive de l'article 922 du Code civil sert à déterminer la masse de calcul de la réserve et, partant, le montant de la quotité disponible. Cette opération permettra de mettre en oeuvre la technique de l'imputation des libéralités afin de savoir si une ou plusieurs atteintes à la réserve sont constatées, qui donneront lieu (si tel est le cas) à des indemnités de réduction (des libéralités excessives). Pour chiffrer la masse de calcul de la réserve, il convient de procéder au calcul suivant : aux biens existants au jour du décès on ajoute toutes les donations consenties par le défunt (consenties à des successibles ou non peu importe), et à cette somme on retranche le passif existant. Comment évaluer les donations à réunir ? L'article 922 est fort clair : état du bien au jour de la donation, valeur au jour du décès. Une fois ce calcul effectué, on peut alors dire que la réserve globale est de X et la quotité disponible de Z. L'imputation peut alors se faire, en distinguant les zones d'imputation (réserve individuelle ou quotité disponible ordinaire) en fonction à la fois de la nature des libéralités et de la qualité du bénéficiaire de celle-ci. Ainsi, lorsqu'il s'agit d'une libéralité faite à un tiers, ou, comme en l'espèce, à un héritier réservataire gratifié hors part successorale, l'imputation se fera forcément sur la quotité disponible. S'agissant d'une donation, le montant à imputer sera forcément celui correspondant à la valeur du bien au jour du décès. Si la quotité disponible est épuisée, une indemnité de réduction apparaît alors. Tout ceci est destiné à protéger la réserve héréditaire, et n'a strictement rien à voir avec la technique du rapport.

En effet, le rapport est une question toute différente qui vise à préserver l'égalité entre héritiers (héritiers ab intestat venant en rang utile). Liquidativement, le rapport est une opération qui concerne donc la composition de la masse partageable afin de s'assurer que les héritiers reçoivent bien la même part chacun. Voilà pourquoi il n'est dû que d'héritier à héritier (C. civ., art. 857 N° Lexbase : L9998HNM), puisqu'eux seuls doivent être traités également. D'où l'idée que certaines libéralités sont rapportables (elles ne remettent pas en cause l'égalité entre héritiers) et d'autres sont non rapportables (et rompent alors l'égalité). Lorsqu'elles sont rapportables (règle de principe pour les donations, mais la volonté du donateur peut changer cela, de même que les legs sont présumés non rapportables avec une possibilité de volonté contraire du testateur), les libéralités donnent lieu à l'établissement d'une indemnité de rapport qui correspond au montant du rapport qui est dû. Le texte de référence est alors l'article 860 du Code civil qui dispose que, par principe, le rapport est dû de la valeur du bien au jour du partage selon son état au jour de la donation (v., not., Cass. civ. 1, 31 mai 2005, n° 03-11.133, F-P+B, Bull. civ. I, n° 237 ; D., 2005, 1734 ; AJ fam., 2005, 327, obs. F. Bicheron ; RTD Civ., 2005, 813, obs. M. Grimaldi Document InterRevues ; RJPF, 2005-9/36, obs. J. Casey). La masse partageable va donc comprendre les biens existants auxquels on ajoute les éventuelles créances des copartageants, les indemnités de rapports et les indemnités de réduction s'il y a lieu.

Toute l'erreur des juges du fond au cas d'espèce était donc d'avoir mélangé les deux questions. Les deux donations consenties étant dispensées de rapport, elles étaient forcément à prendre en compte pour le calcul de la réserve, mais ne devaient pas l'être, dans la masse partageable, sous l'angle du rapport, puisqu'elles étaient, précisément, dispensées de rapport. De sorte qu'ordonner une expertise fondée sur l'article 860 en cherchant à savoir quelle était la valeur des immeubles au jour du partage n'avait strictement aucun sens. De façon sobre et limpide, la Cour de cassation corrige cette erreur, qui est beaucoup plus fréquente qu'on ne le croit...


(1) J. Casey sous Cass. civ. 1, 22 octobre 2014, n° 13-24.034, F-P+B (N° Lexbase : A0471MZH), AJ Famille, 2014, p. 712.

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