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N7569BZD
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par Stéphane Vernac, Professeur de droit privé à l'Université de Picardie Jules Verne et Directeur scientifique de la Revue Lexbase Social
le 28 Novembre 2023
Mots-clés : PSE • plan de sauvegarde de l'emploi • reconfigurations • contestation • compétence juridictionnelle • bloc de compétences
Cet article est issu d’un dossier spécial consacré à la publication des actes du colloque intitulé « Le plan de sauvegarde de l'emploi : 10 ans après la loi du 14 juin 2013 », qui s’est tenu le 14 juin 2023 à Toulouse, et organisé par Frédéric Géa, Professeur à l’Université de Lorraine, et Sébastien Ranc, Maître de conférences à l'Université de Toulouse Capitole.
Le sommaire de ce dossier est à retrouver en intégralité ici N° Lexbase : N7441BZM
L'objectif poursuivi par la loi n° 2013-504 du 14 juin 2013, relative à la sécurisation de l'emploi N° Lexbase : L0394IXU ne faire guère de doute : limiter le contrôle dévolu au juge judiciaire dans le cadre des procédures de licenciement collectif comportant un plan de sauvegarde de l'emploi. Les suspensions à répétition des différents projets de plan de sauvegarde de l'emploi et de réorganisation de l’établissement d'Amiens-Nord de la société Goodyear Dunlop Tires France, prononcées par le tribunal de grande instance de Nanterre et par la Cour d'appel de Versailles, ont pu convaincre qu'une judiciarisation des conflits du travail à l'occasion des restructurations justifierait de substituer à l'examen du juge judiciaire un contrôle administratif non contradictoire préalable à tout licenciement. Tant le diagnostic à l'origine de cette réforme que la solution qui lui a été apportée sont éminemment discutables [1]. Le législateur a ainsi organisé l'intervention de l'autorité administrative tout au long de l'élaboration du plan de sauvegarde de l'emploi à tel point que ce dernier est, in fine, le produit d'un dialogue original entre l'employeur, les représentants des travailleurs et l'administration du travail. Entre accompagnement de l'employeur et contrôle du respect des obligations qui s'imposent à ce dernier dans le cadre la procédure de licenciement collectif, les interventions de l'administration sont placées au service de la validité du document unilatéral ou de l'accord collectif fixant le plan de sauvegarde de l'emploi. Mais les reconfigurations du régime des licenciements collectifs, qu'opère la loi du 14 juin 2013, sont plus profondes. Elles reposent tout particulièrement sur une règle de compétence juridictionnelle logée à l'article L. 1235-7-1 du Code du travail N° Lexbase : L0653IXH. Le bloc de compétences qui s'évince de ce texte affecte le droit des salariés visés par un plan de sauvegarde de l'emploi, de contester le respect de leurs droits, en déplaçant tant le moment (I.) que le terrain (II.) de la contestation.
I. Le temps de la contestation
Selon l'article L. 1235-7-1 du Code du travail, les contestations relatives à l'accord collectif ou au document unilatéral fixant le PSE, au contenu du plan de sauvegarde de l'emploi, aux décisions prises par l'administration au titre de son pouvoir d'injonction, logé à l'article L. 1233-57-5 N° Lexbase : L0642IX3, ou à la régularité de la procédure de licenciement collectif ne peuvent faire l'objet d'un litige distinct de celui relatif à la décision de validation ou d'homologation de l'accord ou du document unilatéral fixant le plan de sauvegarde de l'emploi. L'accès au juge est ainsi empêché, tout au long de la procédure d'élaboration du plan de sauvegarde de l'emploi, tant qu'aucune décision de validation ou d'homologation du plan n'est intervenue. Sont donc irrecevables, pendant cette période, les demandes présentées à un juge des référés aux fins, par exemple, d'obtenir de l'employeur des éléments d'information dans le cadre de la procédure de consultation des représentants du personnel en matière de licenciement collectif [2], ou tendant à ce qu'il soit enjoint à l'employeur de communiquer des pièces à l'expert-comptable désigné dans le cadre de la procédure de consultation des représentants du personnel en cas de licenciements collectifs pour motif économique [3]. La Chambre sociale a pourtant refusé de transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité au motif, notamment, « qu'il ne résulte ni des dispositions législatives contestées ni d'une interprétation jurisprudentielle constante de la Cour de cassation ou du Conseil d'État que les représentants du personnel sont privés d'accéder de manière utile et effective à un juge, afin de faire cesser le trouble illicite résultant de la mise en œuvre anticipée d'un projet de réorganisation avant l'achèvement de la procédure légale de consultation des instances représentatives du personnel dans un contexte de compression des effectifs et d'ouverture d'un plan de sauvegarde de l'emploi » [4]. De surcroît, l'irrecevabilité des demandes ainsi formées ne méconnaîtrait pas davantage le principe du droit au recours effectif [5]. Ces affirmations ne laissent pas d'interroger. Le droit, posé par l'article L. 1233-57-5 du Code du travail, de demander à l'administration que soit enjoint à l'employeur de fournir les éléments d'information relatifs à la procédure en cours ou de se conformer à une règle de procédure, ne peut se substituer au contrôle d'un juge. De surcroît, si l'administration refuse d'enjoindre à l'employeur de fournir des éléments d'information, ou si l'employeur n'exécute pas cette injonction, les salariés ne disposent d'aucune voie de recours en temps utile, puisque les décisions prises par l'administration au titre de l'article L. 1233-57-5 du Code du travail ne peuvent faire l'objet d'un litige distinct de celui relatif à la décision de validation ou d'homologation du plan de sauvegarde de l'emploi. Le contrôle du respect des droits d'information et de consultation des représentants des travailleurs est ainsi paralysé pendant une période plus ou moins longue, tant qu'aucune décision d'homologation ou de validation n'est intervenue. On ne peut ainsi, que douter de la conformité de ce dispositif à la Directive 98/59/CE du 20 juillet 1998 N° Lexbase : L9997AUS relative aux licenciements collectifs et à la Directive 2002/14/CE du 11 mars 2002 N° Lexbase : L7543A8U établissant un cadre général relatif à l'information et la consultation des travailleurs qui imposent aux États membres de garantir aux représentants des travailleurs et aux travailleurs l'existence de de procédures administratives et/ou juridictionnelles aptes à faire respecter les droits et obligations prévues par ces directives [6], et notamment le droit de ces représentants d'être informés et consultés en temps utile.
II. Le domaine de la contestation
Tant le caractère dérogatoire de la règle de compétence logée à l'article L. 1235-7-1 du Code du travail, que la paralysie du droit de saisir un juge qu'elle organise commande une interprétation étroite de cette règle. Il n'en est rien. Tel un trou noir, le bloc de compétences posé par ce texte exerce une redoutable attraction, aspirant d'autres matières et intensifiant, en retour, le contrôle que doit exercer l'administration. La rédaction de l'article L. 1235-7-1 est, il est vrai, subtile : ce texte énonce les domaines de compétence de la juridiction administrative en matière de plan de sauvegarde de l'emploi, en s'abstenant de renvoyer aux dispositions législatives déterminant précisément le domaine d'intervention de l'administration. Le juge administratif est ainsi compétent pour tout litige relatif à l'accord collectif ou au document unilatéral, à la décision de validation ou d'homologation ou à la régularité de la procédure de licenciement collectif. Seule exception, le texte renvoie au pouvoir d'injonction de l'administration posé par l'article L. 1233-57-5 du Code du travail. Pareille distorsion entre la définition du périmètre d'intervention de l'administration et la délimitation de la compétence du juge administratif a permis des extensions du périmètre de compétence du juge administratif. À cela s'ajoute une marge d'interprétation certaine qu'autorise la formulation des matières visées par l'article L. 1235-7-1. Tout litige ne peut-il pas être rattaché à la « régularité de la procédure de licenciement collectif » ? Le contrôle du respect de l'obligation de sécurité en livre une inquiétante illustration. Le Tribunal des conflits a décidé, en 2020 [7], qu'il appartient à l'administration du travail de contrôler le respect par l'employeur de ses obligations en matière de prévention des risques pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ce contrôle désormais dévolu à l'administration - alors qu'il n'était pas formellement prévu par les textes - est rattaché à son contrôle global de la régularité de la procédure d’information et de consultation, et à son contrôle du contenu du document unilatéral ou de l'accord collectif portant plan de sauvegarde de l'emploi [8]. Le Tribunal des conflits en déduit l'extension de la compétence du juge administratif à toute contestation du respect par l'employeur de son obligation de sécurité en lien non seulement avec le projet de licenciement collectif, mais aussi avec l'opération de réorganisation, de sorte que la compétence du juge judiciaire devient résiduelle, limitée aux cas dans lesquels « la situation à l'origine du litige, soit est sans rapport avec le projet de licenciement collectif et l'opération de réorganisation et de réduction des effectifs en cours, soit est liée à la mise en œuvre de l'accord ou du document ou de l'opération de réorganisation » [9]. Quelles sont les voies de recours ouvertes à des salariés qui contesteraient, à l'occasion d'une réorganisation et de l'élaboration d'un plan de sauvegarde de l'emploi, des surcharges de travail, une durée déraisonnable de travail de nature à porter atteinte au droit à la santé et au repos ? L'exigence de prévention des risques n'est, à l'évidence, pas compatible avec le contrôle organisé, en aval de la décision d'homologation ou de validation, par l'article L. 1235-7-1 du Code du travail.
L'attraction exercée par l'article L. 1235-7-1 emprunte une autre voie, consistante à renforcer la portée de la décision d'homologation ou de validation du plan de sauvegarde de l'emploi. Par un arrêt « Société Clinique Paris Montmartre » [10], le Conseil d'État juge qu'en présence d'un plan de sauvegarde de l'emploi, l'inspecteur du travail, saisi d'une demande d'autorisation de licencier un salarié protégé, ne peut remettre en cause le périmètre du groupe tel qu'il a été retenu par le plan de sauvegarde de l'emploi, pour apprécier s'il a été procédé à une recherche sérieuse de reclassement du salarié protégé. La seule voie permettant de remettre en cause le périmètre du groupe de reclassement est d'agir aux fins d'obtenir l'annulation de la décision portant homologation ou validation du plan de sauvegarde de l'emploi. Cette solution pourrait-elle être étendue aux salariés non protégés ? La Cour de cassation a, il est vrai, jugé, en 2018 que « si le juge judiciaire demeure compétent pour apprécier le respect par l'employeur de l'obligation individuelle de reclassement, cette appréciation ne peut méconnaître l'autorité de la chose décidée par l'autorité administrative ayant homologué le document élaboré par l'employeur par lequel a été fixé le contenu du plan de reclassement intégré au plan de sauvegarde de l'emploi » [11]. Néanmoins, l'autorité de la chose décidée par l'autorité administrative peut-elle porter sur le périmètre de l'obligation de reclassement, posée par l'article L. 1233-4 du Code du travail N° Lexbase : L7298LHR ? Ce serait, nous semble-t-il, oublier que la bonne foi contractuelle est au cœur de la découverte, par la Cour de cassation, des obligations d'adaptation et de reclassement désormais logées à l'article L. 1233-4 du Code du travail [12]. Le respect de ces obligations, et notamment le contrôle du périmètre des recherches de postes disponibles opérées par l'employeur, devrait relever du contentieux du contrat de travail. L'obligation de reclassement individuel posée par l'article L. 1233-4 ne saurait être confondue avec l'obligation d'élaborer un plan de reclassement issue de l'article L. 1233-61 N° Lexbase : L7291LHI. Ces obligations, dont les fondements sont distincts, ont aussi leur propre temporalité, si bien que le contrôle de la mise en œuvre de l'obligation de reclassement individuel pourrait révéler la présence de sociétés relevant du groupe et ne faisant pas partie du périmètre de reclassement tel qu'il a été « figé » dans le plan de sauvegarde de l'emploi.
Semblable logique de concentration du contentieux s'observe dans la jurisprudence judiciaire. Par un arrêt rendu le 14 décembre 2022[13], la Cour de cassation juge, notamment sur le fondement de l'article L. 1233-57-6 du Code du travail, que si l'administration du travail indique que le projet de plan de sauvegarde de l'emploi dont elle était saisie ne constitue pas l'outil juridique adéquat, au motif que les conditions de mise en œuvre d'un tel plan ne sont pas réunies, cette décision de l'administration constitue « un acte administratif faisant grief et susceptible comme tel d'un recours » relevant de la seule compétence du juge administratif. Voilà qui attribue au juge administratif compétence pour statuer sur les conditions de mise en œuvre du plan de sauvegarde de l'emploi, notamment sur la détermination des seuils qui déclenchent l'obligation d'élaborer un plan de sauvegarde de l'emploi. Partant, le juge judiciaire serait-il privé, en pareilles circonstances, de son pouvoir d'apprécier l'existence d'une décision de licencier prise « au niveau d'une unité économique et sociale [14], ou l'existence d'une situation de coemploi ?
En définitive, la loi du 14 juin 2013 inaugure une technique de sécurisation des ruptures des contrats de travail, consistant à polariser le contrôle du juge dans un acte à portée collective, tel qu'un accord collectif ou un document unilatéral fixant un plan de sauvegarde de l'emploi, et à réduire les droits de contestation individuelle. Cette technique connaît un certain succès, puisqu'elle a été étendue à d'autres secteurs du droit de la rupture du contrat de travail, à l'instar du contrôle de l'accord de performance collective ou de l'accord portant rupture conventionnelle collective. La compétence du juge du contrat de travail deviendrait-elle résiduelle ?
[1] V. not. l'audition d'A. Lyon-Caen par la commission d'enquête relative aux causes du projet de fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales présidée par A. Gest et Mme P. Boistard (Rapporteur), Assemblée nationale, Rapport du 11 décembre 2013 [en ligne].
[2] CE, 25 septembre 2019, n° 428508, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9295ZPX.
[3] CE, 25 septembre 2019, n° 428510, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9297ZPZ, RDT, 2019, p. 785, obs. F. Géa.
[4] Cass. soc., 9 octobre 2019, n° 19-13.714, FS-P+B N° Lexbase : A0114ZRN.
[5] Cass. soc., 30 septembre 2020, n° 19-13.714, FS-P+B+I N° Lexbase : A41403WA.
[6] Directive 98/59/CE, art. 6 N° Lexbase : L9997AUS ; Directive 2002/14/CE, art. 8, § 1 N° Lexbase : L7543A8U.
[7] T. confl., 8 juin 2020, n° 4189 N° Lexbase : A55163NM, D., 2020, 2312, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; RJS, 8-9/2020, n° 415 ; JCP S, 2020, 2087, note A. Bugada.
[8] Cf. CE, 21 mars 2023, n° 450012, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A49979KB et n° 460660 N° Lexbase : A39099KY, AJDA, 2023, 590 ; ibid., 1116, chron. D. Pradines et A. Goin ; RDT, 2023, 476, chron. L. de Montvalon ; CE, 21 mars 2023, n° 460660 N° Lexbase : A39099KY, inédit au recueil Lebon, aux conclusions de J.-F. de Montgolfier ; RDT, 2023, 476, chron. L. de Montvalon.
[9] T. confl., 8 juin 2020, préc..
[10] CE, 22 juillet 2021, n° 427004, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A35244ZK, AJDA, 2021, 1595 ; RDT, 2021, 519, obs. S. Norval-Grivet ; RJS, 10/2021, n° 554 ; JCP S, 2021, n° 1237, obs. Q. Chatelier.
[11] Cass. soc., 21 novembre 2018, n° 17-16.766, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A2530YMN, D., 2019, 963, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Droit social, 2019, 353, étude M. Galy ; RDT, 2019, 41, obs. S. Ranc ; ibid. 252, obs. F. Géa.
[12] Cf. l'arrêt « Expovit » sur le devoir d’adaptation des salariés à l’évolution de leurs emplois : Cass. soc., 25 février 1992, n° 89-41.634 N° Lexbase : A9415AAX et sur l’obligation de reclassement, cf. l'arrêt « Amut » :
Cass. soc., 1er avril 1992, n° 89-43.494 N° Lexbase : A9450AAA et l'arrêt « Jardin » :
Cass. soc., 8 avril 1992, n° 89-41.548 N° Lexbase : A4960ABC.
[13] Cass. soc., 14 décembre 2022, n° 21-14.304, FS-B N° Lexbase : A49528ZG, RDT, 2023, p. 114, obs. F. Géa.
[14] Cass. soc., 16 novembre 2010, n° 09-69.485, FS-P+B+R N° Lexbase : A5880GKY, RDT, 2011, p. 112, obs. E. Peskine.
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