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par Michel Sapin, ancien ministre du Travail, de l'Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social
le 21 Novembre 2023
Mots-clés : PSE • loi « Sapin » • dialogue social • stratégie • contexte économique • contexte politique
Cet article est issu d’un dossier spécial consacré à la publication des actes du colloque intitulé « Le plan de sauvegarde de l'emploi : 10 ans après la loi du 14 juin 2013 », qui s’est tenu le 14 juin 2023 à Toulouse, et organisé par Frédéric Géa, Professeur à l’Université de Lorraine, et Sébastien Ranc, Maître de conférences à l'Université de Toulouse Capitole.
Le sommaire de ce dossier est à retrouver en intégralité ici N° Lexbase : N7441BZM.
La finalité de ces propos introductifs est de parler de la fabrique et donc du contexte (I.) et de la méthode (II.) entourant la création de la loi Sapin 2 (III.).
I. Le contexte
A. Le contexte économique
Nous sommes après, ou l’immédiat après, crise financière avec des conséquences qui commencent à apparaître dès l’été 2011. Durant cet été, la courbe du chômage repart et les dossiers de difficultés économiques des entreprises surgissent avec une très grande violence. L’image de ces difficultés économiques à l’époque était celle du groupe Goodyear. Les premières victimes, au-delà des dégâts, étaient les personnels eux-mêmes qui ont été licenciés sans très peu de solutions. Plus ils se battaient longtemps, plus le processus judiciaire était long, plus ils se trouvaient isolés avec, au final, sans aide, sans transition à autre chose.
L’objectif de la loi était alors de créer des processus permettant de rebondir vers une solution individuelle ou collective. Le contexte économique entourant cette loi était alors extrêmement fort et violent.
B. Le contexte politique
Il y a au cœur de cette réforme une volonté politique puisqu’elle entre dans le projet initial du quinquennat présidentiel de l’époque et du ministre du Travail, comprenant un volet sur le dialogue social et le rôle des partenaires sociaux.
En conséquence, cette loi s’inscrit dans un contexte économique extrêmement difficile sur le territoire français, préjudiciable aux individus et à l’image globale et dans un contexte politique de début d’un premier quinquennat
II. Le dialogue social
Le texte législatif est le fruit du dialogue social à la française qui est un dialogue social assez particulier. Il est assez particulier puisqu’il est inhabituel ou inhabitué. Il ne fait pas partie des ressorts profonds de la société française, qu’on oppose aux mécanismes allemands et nordiques.
Le dialogue social à la française s’entend des partenaires sociaux qui n’ont pas l’habitude de négocier (A.) et l’État (B.).
A. Les partenaires sociaux
Le bon accord est celui qui commence par un désaccord profond et par lequel on recherche progressivement à la fois des équilibres. Dans le texte législatif, l’équilibre n’est pas tant dans les dispositions relatives à la procédure de licenciement, que dans le fait d’avoir introduit la complémentaire santé obligatoire. Le rapport entre la procédure de licenciement et la complémentaire santé obligatoire est la période de transition. Plus précisément, la complémentaire santé obligatoire a certes un avantage pour les salariés exécutant leur contrat de travail, mais a un sérieux intérêt pour les salariés licenciés. De même, l’accord national interprofessionnel relatif à la formation professionnelle du 22 février 2018 a mis en place le CPF qui permet aux salariés de ne pas perdre leur droit à formation et d’utiliser leur bagage de formation dans les moments les plus difficiles, notamment en cas de licenciement et de transition.
B. L’État
Le dialogue social à la française est un couple à trois : le patronat, les syndicats et toujours l’État. Pourquoi ? L’État est une sorte de recours, d’arbitre. Dans notre dispositif constitutionnel, il est prévu que des accords puissent s’appliquer directement (entre partenaires sociaux). Toutefois, plus on monte dans la graduation de la règle, l’État est présent.
Durant les grandes conférences sociales, au mois de juillet, se créent des tables rondes dont l’une porte sur l’emploi, le licenciement, l’évolution et la flexibilité du Code du travail dans ce domaine. C’est de cette table ronde que sort une capacité entre les partenaires sociaux de travail qui s’exprime à partir de septembre 2012 par la mise en œuvre d’un processus de négociation. Ce processus a été jalonné de désaccords flagrants, y compris au sein des partenaires sociaux, y compris au sein même du patronat, y compris au sein même d’une branche professionnelle. En effet, l’un des désaccords portait sur le dialogue social même : d’un côté, certains pensaient que le dialogue social était le moyen de progresser dans l’intérêt de l’entreprise, de l’autre, d’autres considéraient que rechercher un accord était une perte de temps.
À partir de 2015, la courbe du chômage ne s’inversait pas. Le sentiment du temps perdu dans la négociation, de la demi-mesure, du compromis, du « pas jusqu’au bout », du « pas assez fort » s’imposait dans les débats politiques et sociaux. La manière dont les partenaires sociaux ont su discuté, d’une part, la manière dont nous avons ensuite mis en œuvre la loi, d’autre part, semblent avoir fait davantage évoluer le monde du travail, le dialogue au travail que si une ordonnance s’était emparée du sujet.
III. Le projet de loi
La difficulté réelle a été celle de faire en sorte que, dans notre système constitutionnel français, les partenaires sociaux puissent dialoguer pour arriver à un accord contraignant entre eux et respecter un Parlement qui conserve la totalité de ses pouvoirs, y compris les pouvoirs d’amendement, sur un texte qui n’est pas écrit dans un langage législatif.
Cette transduction de l’accord dans un projet de loi en vérifiant que le texte écrit correspond bien à ce qui a été négocié par les partenaires sociaux. Le ministre du Travail est gardien non pas du texte tel que proposé, mais est gardien de l’équilibre de l’accord tel qu’il a été signé. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas toucher au texte. Cela signifie que toute modification doit conserver l’équilibre issu du dialogue social des partenaires sociaux. Si le texte devait être déséquilibré, il serait devenu inapplicable. La force de ce texte de loi venait donc du fait qu’il respectait l’équilibre voulu par les partenaires sociaux.
En conséquence, la démocratie en France est une très grande maison. Dans cette très grande maison, il y a la démocratie sociale et la démocratie parlementaire. Ce ne sont pas deux maisons différentes. Il s’agit de la même maison, le fonctionnement même de notre démocratie moderne. La démocratie sociale fait partie de notre démocratie, de même que les partenaires sociaux doivent respecter la démocratie au sens politique du terme, celle qui est la seule à adopter le texte législatif correspondant.
Il y a beaucoup d’actualités dans la réflexion sur la fabrication de texte de cette nature, sur le rôle des partenaires sociaux, de la force de la loi quand elle se fait seule, voire seule contre tous, ou quand elle se fait dans un contexte difficile, mais qui ne donne la possibilité d’en discuter 10 ans après.
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