Lexbase Droit privé n°521 du 28 mars 2013 : Droit rural

[Jurisprudence] Créance de salaire différé d'un enfant dans le cadre de l'exploitation agricole des parents : précisions jurisprudentielles

Réf. : Cass. civ. 1, 27 février 2013, n° 11-28.359, FS-P+B+I (N° Lexbase : A6802I8G)

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par Christine Lebel, Maître de conférences HDR à la Faculté de Droit de Nancy, Université de Lorraine, Institut François Gény, EA 1138, Nancy, Présidente de l'AFDR Section Lorraine

le 28 Mars 2013

La première chambre civile de la Cour de cassation, dans une décision rendue le 27 février 2013, publiée au bulletin et sur internet, précise les conditions d'existence d'une créance de salaire différé revendiquée par un enfant dont les parents ont géré une exploitation agricole. En effet, une femme demande que lui soit reconnu le bénéfice d'une créance de salaire différé pour sa participation à l'exploitation agricole de ses parents, lors du décès de sa mère. A l'appui de sa demande, elle fait valoir que, dès l'âge de quatorze ans et demi, elle a commencé à travailler, qu'à dix-huit ans, elle avait été considérée comme aide familiale par la Mutualité sociale agricole et qu'elle avait continué à travailler jusqu'à son mariage en février 1963. Par conséquent, elle considère pouvoir bénéficier d'une créance de salaire différé pour sa participation aux travaux de l'exploitation de ses parents du 25 novembre 1958 au 25 février 1963. Cette exploitation a initialement été dirigée par son père décédé le 19 septembre 1968, puis par sa mère décédée le 7 septembre 2008. La demande de règlement de la créance de salaire différé a été formulée le 18 mai 2009, dans le cadre des successions confondues de ses parents, mariés sous la communauté légale. Le tribunal d'instance a reconnu l'existence d'une telle créance. Sur l'appel du frère de la créancière, la cour d'appel de Reims, dans un arrêt du 13 septembre 2011 (1), a réformé le jugement entrepris et considère que la créance litigieuse est prescrite car le règlement en a été demandé plus de trente ans après l'ouverture de la succession du père. Considérant que sa demande n'était pas prescrite au motif que le règlement des successions était toujours en cours, la fille rédige un pourvoi. Par décision du 27 février 2013, la première chambre civile de la Cour de cassation confirme l'analyse opérée par la cour d'appel en rejetant le pourvoi. Ainsi, il apparaît que les conditions de réalisation de l'activité agricole par les parents de la créancière d'un salaire différé sont fondamentales pour déterminer les conditions d'existence de la créance de salaire différé (2) (I), ainsi que pour déterminer le mode d'imputation de cette créance sur la succession du débiteur (II). L'arrêt du 27 février 2013 apporte des indications importantes en la matière, poursuivant ainsi l'élaboration du régime juridique de cette législation spécifique au droit de l'exploitation agricole. I - Conditions d'existence de la créance de salaire différé

L'article L. 321-13 du Code rural et de la pêche maritime (N° Lexbase : L3782AES) dispose que, lorsque le descendant d'un exploitant agricole, âgé de plus de dix-huit ans, participe directement et effectivement à l'exploitation, sans être associé aux bénéfices ni aux pertes de l'exploitation et ne reçoit pas de salaire en argent en contrepartie de sa collaboration, il est réputé légalement bénéficiaire d'un contrat de travail à salaire différé. L'une des particularités de ce texte est de se référer à la notion d'exploitant agricole, sans aucune autre précision. Qu'en est-il lorsque les parents ont travaillé ensemble sur l'exploitation, comme dans la présente affaire ? (A). La réponse à cette interrogation permet de préciser les caractéristiques de la créance dont le règlement est judiciairement demandé (B).

A - Qualification de l'exploitation agricole des parents

La fille des exploitants agricoles décédés indique avoir travaillé depuis l'âge de quatorze ans et demi, vraisemblablement jusqu'à son certificat d'études primaires, et jusqu'à son mariage en 1963 sur l'exploitation de ses parents. La question principale au coeur de ce contentieux est la qualification juridique à donner à la situation de fait qu'est "l'exploitation de ses parents". En effet deux réponses sont possibles. Comme très fréquemment à l'époque en cause dans cette affaire, l'exploitant est le mari, la femme n'ayant que la qualité de collaborateur. Par conséquent, seul l'un des conjoints à la qualité d'agriculteur et est inscrit au registre de l'agriculture (3), l'autre devant seulement y être mentionné en qualité de conjoint collaborateur (4). D'un point de vue juridique, il n'y a pas coexploitation, mais l'exploitation par une seule personne. En effet, pour qu'il y ait coexploitation, en l'occurrence une entreprise conjugale (5) il est indispensable que les deux époux interviennent en qualité d'exploitant agricole. Dans la présente affaire, tel était l'argument avancé par la fille, bénéficiaire d'une créance de salaire différé. Toutefois, une telle prétention ne peut prospérer que si la demanderesse apporte la preuve de l'existence de la coexploitation. Elle devait alors démontrer positivement cette situation (6) qui est souverainement appréciée par les juges du fond (7). En l'occurrence, la fille indiquait que l'exploitation était constituée pour l'essentiel par des terres acquises par la communauté ou qui appartenaient en propre à sa mère et que celle-ci participait aux travaux agricoles. Les juges du fond ont retenu la qualification d'exploitation successive, par chacun des deux parents, rejetant la coexploitation. Ainsi, le père a eu initialement la qualité d'exploitant jusqu'à son décès en 1968, puis la mère lui a succédé en qualité de chef d'exploitation.

B - L'exécution du contrat de travail à salaire différé

La participation aux travaux agricoles sans rémunération de la fille a été réalisée pendant la période au cours de laquelle l'exploitation était assurée par son père. Au motif que sa mère avait poursuivi l'activité agricole, et s'appuyant sur des solutions jurisprudentielles (8), la fille prétend qu'il existe un contrat de travail à salaire différé unique, lui permettant de demander le règlement de sa créance sur l'une ou l'autre des successions, autrement dit qu'elle peut valablement exercer son droit sur la succession de sa mère, sans que la créance soit prescrite. En effet, depuis presque un quart de siècle, la Cour de cassation considère qu'en présence d'exploitants successifs, comme dans la présente affaire, il n'y a qu'un seul contrat de travail à salaire différé. La Cour de cassation rappelle cette qualification dans l'arrêt du 27 février 2013 ; en effet, dans le cas où chacun des parents a été successivement exploitant de la même exploitation, leur descendant peut se prévaloir d'un contrat de travail à salaire différé pour exercer son droit de créance sur l'une ou l'autre des successions. Toutefois, il faut que le contrat ait reçu exécution au cours de l'une et de l'autre des deux périodes d'exploitation. Or cette condition n'étant pas remplie, la fille ne peut demander le règlement de sa créance à la succession de sa mère.

II - Imputation de la créance de salaire différé

A - Exploitation successive et coexploitation : une analogie limitée

Par l'arrêt rendu en 1997 (9), la Cour de cassation a considéré que l'existence d'exploitations successives des parents et la coexploitation étaient des situations analogues. Cette analyse a été confortée par un arrêt du 23 janvier 2008 consacrant l'unicité du contrat de travail (10). L'arrêt rendu le 27 février 2013 ajoute une condition supplémentaire, limitant ainsi cette analogie. Ainsi, en cas de coexploitation, la période de travail sans rémunération du descendant est indifférente, dès lors qu'elle se situe pendant la durée de la coexploitation et que les autres conditions légales énoncées par le Code rural et de la pêche maritime sont remplies. Lorsque les ascendants ont eu successivement la qualité d'exploitant agricole, il ne peut y avoir contrat de travail unique permettant au descendant de faire valoir sa créance sur l'une ou l'autre des successions "qu'à la condition que ce contrat ait reçu exécution au cours de l'une et de l'autre des deux périodes d'exploitation" (nous soulignons). Dans la présente affaire, la fille n'avait exécuté le contrat de travail à salaire différé que pendant la période d'exploitation réalisée sous la direction de son père. La condition exigée par la Cour de cassation n'était pas remplie. Elle ne pouvait donc prétendre obtenir le règlement sur la succession de sa mère.

B - La prescription de la créance de salaire différé

A défaut d'avoir fait qualifier la situation professionnelle de ses parents de coexploitation d'une entreprise agricole, la fille se trouve confrontée à la prescription de sa créance. En effet, le premier exploitant, son père, est décédé en 1968. Or, elle n'a demandé le règlement de sa créance de salaire différé après le décès de sa mère, qu'en 2009, soit près de quarante ans après le décès du premier exploitant. Le délai de prescription s'appliquant aux faits est celui existant avant la réforme de 2008. Par conséquent, la fille aurait pu demander le paiement de sa créance pendant trente ans à compter de septembre 1968, soit jusqu'en septembre 1998. Actuellement, le délai de prescription est de cinq ans, ce qui va fortement diminuer la vivacité du contentieux relatif au règlement de la créance de salaire différé après le décès de l'ascendant exploitant (11).

Enfin, rappelons que le point de départ du délai de prescription est le jour du décès de l'ascendant. Par ailleurs, la durée de la succession de ce dernier est sans influence sur la prescription. Par conséquent, il est inutile en pratique de prétendre que la succession n'est pas achevée pour prétendre que le délai de prescription ne court pas. Ainsi, la créance litigieuse était déjà prescrite lors de la demande de règlement, qui a été tardivement formulée.

Pour conclure, la Cour de cassation souhaite donner un signalement particulier à cette décision en la publiant sur son site internet. La qualification de contrat de travail unique se justifie pleinement dans le cas de la coexploitation, car la direction de l'exploitation agricole est unique, même si elle est réalisée par deux personnes physiques. A l'opposé, elle est critiquable en cas d'exploitations successives, car même si la direction de l'exploitation est réalisée successivement par l'un, puis par l'autre conjoint, il n'en reste pas moins que la personnalité juridique de l'exploitant est différente, sauf à reconnaître à la famille, celle qualité. Cette solution met tout particulièrement en avant le caractère fictif de ce contrat de travail, dont le régime juridique pourrait être modifié lors d'une prochaine réforme de la législation agricole, afin d'éviter nombre de contentieux dans le cadre de règlement de succession.


(1) CA Reims, 13 septembre 2011, n° 10/01321 (N° Lexbase : A1199H7K).
(2) Le régime juridique du contrat de travail à salarié différé est précisé aux articles L 321(1 " à L 321-21-1 du Code rural et de la pêche maritime.
(3) C. rur., art. L. 311-2 (N° Lexbase : L3624IM8).
(4) C. rur., art. L. 321-1, alinéa 2 (N° Lexbase : L6398HHG) et art R. 321-1 (N° Lexbase : L0637HWI).
(5) A. Karm, L'entreprise conjugale, Defrénois, 2004.
(6) Cass. civ. 1, 28 janvier 1997, n° 94-19.749 (N° Lexbase : A3996C4R), RD rur., 1998, p. 207, note F. Roussel, Dr fam., 1997, n° 89, obs. B. Beigner.
(7) Cass. civ. 1, 18 décembre 1990, n° 89-18.419 (N° Lexbase : A6979CWE), RD rur., 1991, p. 374, note R. Le Guidec.
(8) Cass. civ. 1, 28 janvier 1997, n° 94-20.040 (N° Lexbase : A0077ACT), Bull. civ. I, n° 36, JCP éd. G , 1997, I, 4021, n° 4, obs. R. Le Guidec, JCP éd. G, 1997, II, 22 913, note F. Roussel, RTDCiv., 1998, p. 961, n° 2., obs. J. Patarin.
(9) Cf, arrêt précité note 8.
(10) Cass. civ. 1, 23 janvier 2008, n° 06-21.301, F-P+B (N° Lexbase : A0965D4I), Bull. civ. I, n° 29, RD. rur., 2008, comm. 30, note F. Roussel, Rev. Lamy Dr. civ., 2008, n° 2925, note J.R. Binet.
(11) F. Roussel, La vivacité du contrat de travail à salaire différé, RD rur., 2010, repère 2.
(12) Cass. civ. 1, 20 novembre 2001, n° 98-15.576, F-D (N° Lexbase : A2083AXG).
(13) Cass. civ. 1, 16 juillet 1998, n° 96-18.079 (N° Lexbase : A5088AWD).

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