Réf. : Cass. civ. 3, 20 février 2013, n° 11-25.398, FS-P+B (N° Lexbase : A4293I8I)
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par Séverin Jean, docteur en droit privé, Université Toulouse I Capitole (IEJUC)
le 29 Mars 2013
L'arrêt commenté a un double intérêt. En effet, en distinguant l'établissement de la conservation de la possession utile pour prescrire, les magistrats du quai de l'Horloge rappellent que si le corpus et l'animus sont nécessaires lors de l'établissement de la possession, l'animus, en revanche, suffit au stade de la conservation de la possession.
I - L'exigence du corpus et de l'animus lors de l'établissement de la possession
De la possession avant toute chose. La possession, contrairement à la propriété, est un pouvoir de fait sur bien, une situation de fait qui a vocation à devenir une situation de droit. En effet, l'article 712 in fine du Code civil (N° Lexbase : L3321ABM) prévoit la possibilité d'acquérir la propriété par prescription. Or, en matière immobilière ce mécanisme, que l'on nomme prescription acquisitive ou usucapion, consiste à "acquérir un bien [immobilier] par l'effet de la possession [...]" (1). Dès lors, avant même de s'intéresser aux conditions spécifiques de la prescription acquisitive, il convient de rapporter la preuve d'une possession. A cet égard, il n'y a de possession en matière immobilière que si celui qui entend en bénéficier démontre qu'il dispose tant du corpus que de l'animus (A). Ces deux éléments constitutifs de la possession sont un préalable à toute possession utile dont l'appréciation relève des juges du fond (B).
A - Corpus et animus : éléments constitutifs de la possession
Définition du corpus. La Cour de cassation affirme, en l'espèce, que "la possession légale utile pour prescrire ne peut s'établir à l'origine que par des actes matériels d'occupation réelle [...]". Il résulte de cette affirmation que la possession ne saurait s'établir -c'est-à-dire être constituée- sans l'existence du corpus. En effet, l'article 2255 du Code civil (N° Lexbase : L7201IAX ; ancien article 2228 N° Lexbase : L2516ABS) dispose que "la possession est la détention ou la jouissance d'une chose ou d'un droit que nous tenons ou que nous exerçons par nous-mêmes, ou par un autre qui la tient ou qui l'exerce en notre nom". Dès lors, le corpus correspond à l'accomplissement d'actes matériels que le titulaire du droit réaliserait en cette qualité. En d'autres termes, la possession requiert la maîtrise effective du bien -ici immobilier-. Cela étant, même si l'arrêt commenté ne l'évoque pas expressément, le corpus est insuffisant pour caractériser la possession dans la mesure où l'article 2255 précité invite à penser que l'on puisse posséder à plusieurs titres : propriétaire, locataire...etc.. Aussi, la Cour de cassation, en visant l'ancien article 2229 du Code civil (2261 nouveau), renvoie au second élément constitutif de la possession.
Définition de l'animus. L'ancien article 2229 (2261 nouveau) du Code civil dispose que "pour pouvoir prescrire, il faut une possession continue, non interrompue, paisible, publique, non équivoque, et à titre de propriétaire". Si cette disposition traite des qualités que doit avoir la possession pour être utile, c'est-à-dire être en mesure de produire son effet acquisitif, la référence d'une possession à titre de propriétaire est, en réalité, le second élément constitutif de la possession : l'animus. L'animus est l'élément psychologique en ce sens qu'il manifeste, d'une part, la volonté de détenir un bien pour accomplir des actes matériels et, d'autre part, l'intention de se comporter comme le propriétaire du bien pour lequel il réalise des actes matériels. Le doyen Gérard Cornu a remarquablement fait ressortir la conjugaison nécessaire entre le corpus et l'animus au stade de la constitution de la possession quand il écrit que "la possession est -avec ou sans droit- l'imitation parfaite de la propriété, corps et âme de la propriété, c'est la propriété vécue en action et en intention, en acte de pensée, fût-ce par qui sait bien n'être pas propriétaire" (2). L'animus est donc tout autant indispensable que le corpus lors de l'établissement de la possession, puisqu'en son absence les actes matériels ne sont pas significatifs, ces derniers pouvant simplement correspondre à des actes de détention pour autrui. Si abstraitement, l'exigence du corpus et de l'animus n'appelle pas d'autres commentaires, il en va autrement, quand il revient aux juges d'en apprécier le contenu.
B - L'appréciation du corpus et de l'animus
L'animus présumé. La preuve de l'animus est sans aucun doute plus facile à établir que celle du corpus dans la mesure où l'article 2256 du Code civil (N° Lexbase : L7200IAW ; ancien article 2231 N° Lexbase : L2519ABW) dispose qu'"on est toujours présumé posséder pour soi, et à titre de propriétaire, s'il n'est pas prouvé qu'on a commencé à posséder pour un autre". Dès lors, le possesseur jouit d'une présomption simple de possesseur à titre de propriétaire qui ne cédera que si le véritable propriétaire rapporte la preuve contraire. En revanche, le contenu du corpus appelle davantage d'observations.
Le contenu du corpus. L'arrêt commenté voit dans le corpus "des actes matériels d'occupation réelle". Si le législateur (3) exclut du corpus les actes de pure faculté (4) et ceux de simple tolérance (5), il n'en demeure pas moins qu'il convient de se demander ce que signifie la notion d'acte matériel. Par acte matériel, la jurisprudence entend assurément exclure les actes juridiques accomplis par le possesseur. Bien que critiquée par une partie de la doctrine, cette position s'expliquerait de deux manières. D'une part, en matière de prescription acquisitive immobilière, la nature du bien que l'on souhaite prescrire imposerait la réalisation d'actes matériels tandis qu'en matière de biens incorporels, la dématérialisation du corpus invite à prendre en compte les actes juridiques, lesquels intellectualisent, transcendent le corpus dématérialisé. D'autre part, et plus globalement, la jurisprudence ne saurait se contenter d'actes juridiques puisqu'ils pourraient très bien être effectués par d'autres personnes n'ayant pas la qualité de possesseur. Ainsi, par exemple, il a été jugé que la détention d'un acte de notoriété constatant une possession de trente ans ainsi qu'un procès-verbal de bornage et une attestation de paiement des impôts fonciers étaient insuffisants pour caractériser une possession utile pour prescrire, laquelle requiert la réalisation d'actes matériels (6). Dès lors, les actes juridiques échappent au corpus, ou du moins, ne sont pris en considération que s'ils corroborent des actes matériels (7).
L'appréciation des actes matériels. La Cour de cassation a, depuis bien longtemps, admis qu'il appartenait aux juges du fond d'apprécier les faits de possession (8). L'étude de la jurisprudence montre que les actes matériels de possession sont tous ceux qui témoignent d'une véritable occupation, jouissance, détention du bien litigieux. Ainsi, même si la jurisprudence utilise des termes différents -actes matériels effectifs (9)- il n'en demeure pas moins que tous les actes accomplis, pour être qualifiés de matériels au sens du corpus, doivent apparaître comme ceux que le véritable propriétaire aurait réalisés du fait de cette qualité. Il en va, par exemple, ainsi de la construction d'un phare, du fait d'habiter les lieux et de cultiver le terrain en cause (10). On peut encore citer le fait de construire une maison, puis une chapelle. En revanche, la simple occupation ne suffit pas, puisqu'il a par exemple été jugé, que la simple occupation (utilisation d'un chemin appartenant au domaine privé d'une commune) ne suffisait pas à caractériser un acte matériel de possession (12). Dès lors, en l'espèce, on comprend que la Cour de cassation ait effectivement retenu la présence d'actes matériels d'occupation réelle (13) dans la mesure où le terrain avait été nettoyé et des arbres fruitiers plantés. En définitive, la difficulté dans l'arrêt commenté ne résidait pas tant dans la constatation de l'établissement de la possession, laquelle était acquise par la réunion du corpus et de l'animus, mais dans sa conservation. En effet, la Cour de cassation semble admettre que la conservation de la possession pendant trente ans est possible en l'absence d'actes matériels de possession.
II - La seule exigence de l'animus lors de la conservation de la possession
Quand la possession animo solo est suffisante. L'enseignement principal de cet arrêt tient au fait qu'il convient de distinguer entre la constitution de la possession, laquelle marque le point de départ de la prescription acquisitive, et la conservation de celle-ci. L'animus et le corpus sont exigés lors de la constitution de la possession, alors que seul l'animus est requis pour sa conservation (A). Toutefois, les magistrats du quai de l'Horloge prennent soin de préciser que cela n'est vrai qu'à la condition que le cours de la prescription ne soit pas interrompu ou suspendu (B).
A - Le principe de la possession animo solo
L'ancien article 2229 du Code civil (2261 nouveau). Rappelons que ce dernier dispose que "pour pouvoir prescrire, il faut une possession continue, non interrompue, paisible, publique, non équivoque, et à titre de propriétaire". Si cette disposition vise les qualités que doit avoir la possession pour être utile, c'est-à-dire produire son effet acquisitif, il n'est pas inutile de voir que l'on y retrouve encore la nécessité de posséder à titre de propriétaire. Aussi, peut-être faut-il voir dans cette qualité, qui n'en n'est pas une, le signe que l'animus est exigé tant au niveau de la constitution que de la conservation de la possession. Par conséquent, une lecture a contrario conduit à ne plus exiger la réalisation d'actes matériels.
L'indifférence des actes matériels. Comment expliquer que la Cour de cassation considère que la possession n'a pas cessé malgré l'absence d'actes matériels ? Il nous semble que la réponse soit en définitive très simple. En effet, le possesseur qui entend prescrire doit se comporter comme un propriétaire. Or, on sait que la propriété ne se perd pas par le non-usage de sorte que l'absence de réalisation d'actes matériels, lors de la conservation de la possession, ne saurait s'analyser comme une renonciation à la prescription acquisitive (14). En d'autres termes, un propriétaire demeure propriétaire même s'il n'accomplit pas d'actes matériels, et ce d'autant plus, que le non-usage est en soi une forme d'exercice de la propriété. Le possesseur devant se comporter comme un propriétaire, il n'y a pas de raison qu'il ne bénéficie pas de la même appréciation. Dès lors, seul compte le maintien de l'animus comme l'indique la Cour de cassation.
De l'animus encore et toujours. L'animus au stade de la conservation de la possession est naturellement une exigence impérieuse car si celui-ci n'existe plus, alors la possession cesse, car on peut alors, par exemple, posséder pour le compte d'autrui. En revanche, la perte du corpus n'entraîne pas la fin de la possession à la condition que subsiste l'animus. Cela étant dit, on pourrait y voir une contradiction avec l'exigence de continuité dans la mesure où l'on voit mal comment celle-ci est satisfaite alors même que le possesseur ne réalise pas d'actes matériels sur le bien qu'il entend prescrire. Pourtant, la contradiction n'est qu'apparente. En effet, si les actes matériels ont cessé, ils ont toutefois présidé à l'établissement de la possession. Et puisque le possesseur est présumé posséder à titre de propriétaire, il demeure celui qui a accompli et qui est susceptible, encore et toujours, de réaliser des actes matériels. L'animus confère au possesseur une vocation à effectuer -comme tout propriétaire- des actes matériels, mais comme tout propriétaire, il n'est pas obligé d'y procéder. Toutefois, il convient de préciser que la Cour de cassation, par un arrêt remarqué, a nuancé cette position en indiquant que "la possession est continue, lorsqu'elle a été exercée dans toutes les occasions, comme à tous les moments où elle devait l'être, d'après la nature de la chose possédée, sans intervalles anormaux assez prolongés pour constituer des lacunes" (15). Là encore, il appartient aux juges du fond d'apprécier le caractère continue de la possession au regard des critères édictés par la jurisprudence : nature du bien, intervalles anormaux...etc.. En l'espèce, cet argument aurait pu être avancé puisque seule la période allant de 1934 à 1948 était acquise. Cependant, le défendeur au pourvoi, en ne rapportant des preuves que pour la période postérieure à 1977, ne démontre pas que le possesseur n'a pas effectué d'actes matériels contredisant la continuité entre 1948 et 1964 -terme de la prescription trentenaire-. Par conséquent, les magistrats du quai de l'Horloge se satisfont du seul animus, ce dernier présumant sans doute, faute de preuve contraire, l'accomplissement d'actes matériels pour la période de 1948 à 1964.
B - Le principe conditionné de la possession animo solo
Suspension et interruption. Si l'animus suffit lors de la conservation de la possession, reste que celle-ci peut-être troublée ou cessée si elle est interrompue ou suspendue comme l'indique l'arrêt commenté.
De la suspension. La suspension ne met pas fin à la possession, elle "en arrête temporairement le cours sans effacer le délai déjà couru" (16) en raison de certaines circonstances. Le législateur a effectivement prévu de nombreuses hypothèses dans lesquelles la prescription acquisitive est suspendue. D'une part, ces situations visent, par exemple, à protéger des personnes qui ne sont pas en mesure de remédier à la prescription qui les menace. Il en va ainsi, par exemple, des mineurs non émancipés (17), des majeurs en tutelle (18) ou encore des époux (19) et des partenaires liés par un pacte civil de solidarité (20). D'autre part, le législateur a, par exemple, consacré la jurisprudence antérieure à la loi du 17 juin 2008 puisque l'article 2234 du Code civil (N° Lexbase : L7219IAM) évoque désormais comme cause de suspension la force majeure. Toutes ces causes de suspension, que du reste il est inutile de lister, ne remettent pas en cause pour autant l'animus, celui-ci est juste dans l'impossibilité de s'exprimer. En revanche, il va tout autrement de l'interruption de la prescription acquisitive.
De l'interruption. L'interruption, contrairement à la suspension, "efface le délai de prescription. Elle fait courir un nouveau délai de même durée que l'ancien" (21). Les causes d'interruption, parce qu'elles mettent fin à la possession, contredisent l'animus. En effet, la prescription sera interrompue soit que le possesseur cesse effectivement sa possession, soit qu'il reconnaisse qu'un tiers est le véritable propriétaire ou encore si celui-ci démontre son intention d'exercer son droit. Une observation terminale. On remarquera que la perte du bien lui-même ne constitue pas un véritable abandon dans la mesure où la possession peut être animo solo. L'interruption vise donc l'animus et montre là encore que lui seul est nécessaire au stade de la conservation de la possession. Cela est d'autant plus juste à la lecture de l'article 2240 du Code civil (N° Lexbase : L7225IAT), lequel dispose que "la reconnaissance par le débiteur du droit de celui contre lequel il prescrivait interrompt le délai de prescription". En effet, l'aveu par le possesseur de n'être qu'un détenteur précaire a pour conséquence de démentir son animus et partant, met fin à la possession. En définitive, l'enseignement de cet arrêt est double : si en matière de prescription acquisitive immobilière, il est nécessaire de rapporter la preuve au stade de l'établissement de la possession tant du corpus que l'animus ; en revanche, seul ce dernier est requis lors de la conservation de la possession.
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