Lexbase Avocats n°353 du 5 décembre 2024 : Intelligence artificielle

[Questions à...] "L’avocat est de plus en plus « augmenté », mais cela ne signifie pas que sa pratique requière de moins en moins d’humain" - Questions à Louis Degos

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[Questions à...] "L’avocat est de plus en plus « augmenté », mais cela ne signifie pas que sa pratique requière de moins en moins d’humain" - Questions à Louis Degos. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/113523777-questions-a-b-lavocat-est-de-plus-en-plus-augmente-mais-cela-ne-signifie-pas-que-sa-pratique-requier
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par Marie Le Guerroué, Rédactrice en chef de la revue Lexbase Avocats

le 05 Décembre 2024

Le présent article est issu de notre dossier spécial consacré au "Décryptage de l’IA appliquée au Droit".

Louis Degos est avocat au Barreau de Paris. Il dirige la pratique Contentieux et Arbitrage au sein du bureau parisien de K&L Gates. Durant ses six années de mandat au Conseil National des barreaux, il a notamment été Président de la Commission « Prospective et Innovation ».

Il a accepté de nous livrer son regard sur l'impact de l'intelligence artificielle générative sur la profession d’avocat et particulièrement dans le domaine spécifique de l’arbitrage.

Le sommaire de ce dossier est à retrouver en intégralité ici.


 

Lexbase Avocats : Comment l'IA générative va-t-elle, selon vous, redéfinir les rôles au sein des cabinets d'avocats ? Peut-on anticiper une réduction du personnel, notamment concernant les élèves avocats et les jeunes collaborateurs souvent chargés de tâches de recherche et de rédaction ?

Louis Degos : Il est évident que l'intégration de l'IA, et plus spécifiquement de l'IA générative, aura un impact sur la gestion des cabinets, ce qui est déjà observable aujourd'hui.

Cependant, je ne suis pas certain que cet impact se limite aux jeunes avocats. La recherche d'informations sera évidemment l'une des activités les plus impactées, l’IA étant capable de réaliser des recherches potentiellement plus exhaustives, mais peut-être moins structurées qu'un juriste. L'IA pourrait accorder une importance excessive aux détails, tandis qu'un juriste professionnel peut affiner et prioriser les informations. Cela aura effectivement des conséquences, mais il faut noter que la nouvelle génération est généralement mieux formée à l'utilisation de ces outils technologiques.

Je ne pense pas que l'impact se traduira par une réduction de personnel, -il ne s’agit pas toujours de personnel salarié-, mais plutôt par une translation dans les activités.

L’avocat est de plus en plus « augmenté », mais cela ne signifie pas que sa pratique requière de moins en moins d’humain.

Par exemple, même si la recherche peut être automatisée, la notation de cette recherche sera importante et requerra toujours un juriste. Une erreur humaine peut entraîner une mauvaise réponse de l’IA donc il sera nécessaire d’améliorer le prompt pour obtenir des résultats plus appropriés, utiles et plus précis et surtout éviter les hallucinations et autres mauvaises compréhensions.

Je crois donc que l’impact ne sera pas quantitatif, mais qualitatif. Autrement dit, un changement dans les activités que l’on va demander aux jeunes avocats. 

Lexbase Avocats : La formation va donc être au cœur de cette « translation d’activité ». Quelles formations vous semblent prioritaires et comment envisagez-vous leur mise en place ?

Louis Degos : Selon moi, il est essentiel de proposer à la fois une formation pratique sur ces nouveaux outils et une formation critique concernant ces nouvelles technologies.

Ces formations devront être instaurées, et je pense notamment que les écoles d’avocats joueront un rôle clé à cet égard. Nous avons prévu dans notre programme d'action[1] de proposer à l'EFB des formations supplémentaires qui vont au-delà du parcours obligatoire, que nous jugeons quelque peu dépassé. Il est impératif, selon nous, d'inclure des formations portant sur l'usage des outils d'IA, leurs caractéristiques, et les points d’attention à surveiller. En outre, il est crucial d'apprendre à évaluer ces outils tout en conservant un esprit critique.

Nous cherchons à utiliser des outils professionnels, et il est donc primordial d'adopter une approche tout aussi professionnelle à leur égard. 

La question ne doit pas se limiter au confort d'utilisation, mais doit également porter sur la fiabilité, la précision et la pertinence des résultats fournis. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d'outils dits « grand public » qui offrent des résultats approximatifs. Bien que nous ne soyons plus aux premiers pas de l'IA, les outils continuent de s'améliorer, et je perçois une marge significative de progression à cet égard.

Lexbase Avocats : Pour intégrer l’IA et optimiser les coûts, les cabinets vont nécessairement devoir adapter leur modèle économique. Craignez-vous la fameuse fracture numérique entre « petits » et « grands » cabinets ? 

Louis Degos : Il est certain que certains cabinets seront mieux équipés que d'autres. Cela ne signifie pas que les cabinets peut-être moins équipés ne pourront pas fonctionner. Je me souviens, lorsque j'étais président de la commission « prospective innovation » au CNB, avoir réalisé une étude comparant l'ubérisation de l'industrie hôtelière avec celle des marchés des avocats et des services juridiques. Mais, la présence de palaces cinq étoiles n'empêche pas l'existence d'hôtels trois étoiles. 

Dans le cadre de l'ubérisation et de la numérisation, les grands schémas restent assez similaires. 

Sur le plan macroéconomique, les « petits » cabinets  ne vont pas disparaître, mais ils ne disposeront pas des mêmes services en matière d'IA comparé aux « grands cabinets ». Cela étant, cette situation n'est pas nouvelle : les plus « grands cabinets » ont toujours eu accès à des ressources, abonnements et documentations supérieurs à ceux des plus petits, et ils n'ont pas non plus la même clientèle. Les clients des grands cabinets ont généralement des besoins et des ressources plus importantes que ceux des plus petits cabinets. Par « moyens », je ne fais pas référence aux honoraires, mais aux services juridiques étendus, aux ressources informatiques, aux documentations, à l'IA, etc..

Le niveau d'équipement et donc les attentes des clients de grands cabinets ne sont pas comparables à celles d'un particulier souhaitant, par exemple, divorcer.

Je ne suis donc pas inquiet à ce sujet. C'est un marché très diversifié, avec des offres et des demandes qui s'adaptent. Il ne s'agit pas de doter tout le monde d'une « Ferrari » utile seulement sur circuit, mais incapable de circuler en ville ou sur des chemins. Or il faut aller partout pour l’accès au droit.

Quant au modèle économique, je pense que l'offre va se diversifier et s'adaptera à la demande. Certains cabinets chercheront des solutions toujours plus sophistiquées, notamment en matière d'IA, alors que d'autres n'en verront pas l'utilité. Le marché va s'élargir, et je ne crains pas que certains cabinets restent au bord du chemin. Ce que Pierre Hoffmann a initié est très bien, car cela offre aux avocats, même peu équipés, une introduction et une découverte de l'IA. 

Lexbase Avocats : Dans le domaine spécifique de l'arbitrage, que peut apporter l'intelligence artificielle ?

Louis Degos : En matière de documentation juridique, je pense que l'arbitrage international va connaître un grand bond grâce à l'IA. L'IA est dépourvue de nationalité et, j’irais presque plus loin, elle n'a pas de langue propre puisqu'elle les maîtrise toutes.

L'IA sera donc d'une grande utilité. Elle pourrait agir comme un jeune collaborateur juriste, capable d'être parfaitement polyglotte et d'atteindre un niveau de compétence peut-être pas parfait, mais acceptable. 

En ce qui me concerne, dans 70 à 80 % des dossiers d'arbitrage que je traite, je n'utilise ni la langue française ni le droit français. Dès lors, quand il s'agit d'appliquer le droit d'autres pays, l'IA constitue pour moi une aide non négligeable. Se pose toutefois toujours le problème de ce que l’IA va pouvoir trouver. Cela nous ramène au problème crucial des datas, qui représente un point d'attention critique. 

Toutefois, il est certain que le secteur de l'arbitrage est particulièrement propice à l'utilisation de l'IA.

Lexbase Avocats : Est-ce que l’IA va en ce sens participer à une globalisation et à une uniformisation du droit ? 

Louis Degos : Effectivement, il ne reste aujourd’hui que le droit pour changer en traversant les frontières. L'IA et le numérique, n'ayant ni frontières ni nationalité, vont sans doute accélérer ce processus d'uniformisation du droit. Cependant, nous devons aussi être conscients de la guerre techno-juridico-économique sous-jacente. Les algorithmes et les IA développés dans un contexte de common law ne sont pas nécessairement les mieux équipés pour défendre notre conception romano-germanique du droit civil continental. Cela souligne la nécessité pour notre vieux continent européen de se mettre à niveau en la matière.

Lexbase Avocats : Faut-il également craindre des atteintes au secret professionnel et à la confidentialité des échanges entre l’avocat et son client avec l’utilisation des IA Generative ? Les avocats auront-ils réellement les moyens de limiter ce risque ? 

Louis Degos : L'utilisation de l'IA générative soulève effectivement des questions concernant la technologie employée. Si cette fonctionnalité implique de transmettre des informations à l'étranger ou sur des serveurs non contrôlés où la confidentialité ou la cybersécurité ne sont pas garanties, il existe un risque significatif de rupture de confidentialité et, par conséquent, de violation du secret professionnel.

Pour limiter ce risque, les avocats doivent s’astreindre à une discipline en s'abstenant d'envoyer à l'IA générative des informations confidentielles, couvertes par le secret ou sensibles, et s'assurer que les données partagées sont anodines. Certains confrères ou stagiaires ont pu scanner et soumettre à l'IA générative des conclusions adverses, ce qui présente un risque réel, car les localisations, le type d'entreprise, d'activité et les dates ne sont pas anonymisés. Ces informations pourraient être accessibles par un opérateur via une IA sans contrôle sur leur confidentialité.

Bien entendu, cela risque, en contrepartie, de rendre les informations retournées par l'IA un peu inodore et sans saveur. Il faudra donc trouver un équilibre, et c'est l'un des défis à relever demain.

Lexbase Avocats : Vous évoquez certaines pratiques à risque pour les avocats. Selon vous, le Règlement Intérieur National (RIN) devrait-il être modifié pour réguler plus spécifiquement l'utilisation des IA génératives ?

Louis Degos : Je pense que la réglementation actuelle est suffisante en la matière. Les grands principes, la confidentialité, notre intégrité professionnelle et le secret professionnel, suffisent très largement. Il est par ailleurs difficile d'entrer davantage dans le détail pour les règles professionnelles, car la technologie et les services proposés évoluent constamment. Il me semblerait donc contreproductif de demander au CNB ou à l’Ordre des avocats de réfléchir à des règles plus précises, car au moment où nous les fixerions, quelques mois plus tard, la technologie aurait déjà évolué.

Je pense que c'est à nous, avocats, de formuler des exigences claires vis-à-vis des prestataires de services informatiques pour qu'ils garantissent notre cybersécurité. Cela encouragera les différents acteurs à trouver des solutions et à les contractualiser. Ces éléments feront partie des négociations et des services à fournir. Dans cette optique, nous devrons utiliser des services de plus en plus professionnels, dotés de fonctionnalités à la fois pertinentes et sécurisées, avec des garanties renforcées en matière de cybersécurité et de confidentialité. 

Lexbase Avocats : Les clients, qui auront eux aussi accès aux outils d'intelligence artificielle et à la donnée juridique, deviendront-ils demain les véritables challengers de leurs avocats et pratiqueront-ils l'« auto-juridication » ?

Louis Degos : L'avocat sera effectivement augmenté par ces nouveaux outils, tout comme le client, ce qui est déjà en partie le cas. Le véritable changement, selon moi, interviendra au niveau d'une population actuellement peu informée, ayant accès à Internet, à Google et à des articles de vulgarisation, mais pas à un savoir professionnel. 

On imagine difficilement aujourd'hui un non-initié se présenter chez son avocat en disant « j'ai un contrat de prêt qui est nul pour défaut de mention », comme une personne pourrait se rendre chez son médecin avec un premier diagnostic.

Avec l'IA, le grand public aura un meilleur accès à l'information et se considérera mieux informé, mais avec les pièges que cela représente. Par exemple, une personne pourrait croire être en présence d'un contrat de vente alors qu'il s'agit en réalité d'un contrat de leasing. Je pense donc qu'il y aura des changements pour les particuliers.

En ce qui concerne les clients-entreprises qui disposent déjà de services juridiques, je ne pense pas que cela changera beaucoup, si ce n'est que, étant optimiste, je crois que cela pourrait ajouter une dimension plus humaine à nos relations. Ces clients auront accès à l'IA générative et à des systèmes « maison » qui traiteront à la fois des données externes et des données internes à l'entreprise. Les cabinets disposeront de la même capacité, ce qui mènera à des discussions avec le client pour comparer nos solutions IA. Cela se fait déjà aujourd'hui, mais avec nos propres neurones, chacun dans son domaine, tout en utilisant le même langage.

 Je pense qu'à ce stade, et encore une fois en raison de mon optimisme, nous allons introduire une dimension humaine dans nos discussions stratégiques, au lieu de nous concentrer uniquement sur des questions de ressources qui monopolisent souvent les réunions actuelles.


[1] Louis Degos est candidat au Bâtonnat de l’Ordre du barreau de Paris, en binôme avec Carine Denoit-Benteux, candidate au vice-bâtonnat pour la mandature 2026-2027.

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