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par Jean-Jacques Daigre, Professeur émérite de l’Ecole de droit de La Sorbonne, Avocat et Vincent Maurel, Avocat associé, Ancien Bâtonnier du Barreau des Hauts-de-Seine, Membre du CNB, KPMG Avocats.
le 12 Décembre 2024
Mots-clés : avocats • sociétés commerciales • SCP • SEL • ordonnance du 8 février 2023
Jean-Jacques Daigre, Professeur émérite de l’Ecole de droit de La Sorbonne, Avocat et Vincent Maurel, Avocat associé, Ancien Bâtonnier du Barreau des Hauts-de-Seine, Membre du CNB s'interrogent dans cet article sur l'avenir des sociétés commerciales d'avocats à la suite de l’ordonnance du 8 février 2023 relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées.
Des avocats longtemps rétifs à l’exercice en groupe
Diverses professions libérales pouvaient être exercées depuis longtemps sous forme de sociétés commerciales, ce qui relevait en général de leur histoire, en particulier celles d’experts-comptables[1], de commissaires aux comptes[2], de pharmaciens[3], de géomètres-experts[4], d’architectes[5], de conseils en propriété industrielle[6], d’agent d’assurance[7]. Mais ces situations étaient considérées comme des exceptions, voire des anomalies par les tenants d’une conception radicale de la profession libérale, dont les avocats au premier chef, conception qui reposait en particulier sur le principe du désintéressement, principe qui s’opposait à toute proximité avec les activités commerciales[8].
Les avocats, qui se sont traditionnellement vécus comme le modèle de la profession libérale, s’interdirent même longtemps toute forme d’exercice en groupe au nom d’un autre principe, celui du lien personnel avec le client. Ils n'ont accepté qu'une première brèche qu’en 1954, en permettant la création de prétendues “associations”, qui étaient et sont en réalité des sociétés non immatriculées[9] mais cela préservait les apparences. Ils n’ont officiellement admis la constitution de sociétés entre eux qu’en 1966, par l’adoption d’une forme spécifique, la société civile professionnelle[10]. Ce type particulier était ouvert à toutes les professions libérales réglementées, pourvu qu’un décret le permette et en précise les modalités. La SCP était et reste, car elle a survécu, une société de personnes de nature civile, dans laquelle les associés sont tous des professionnels actifs personnellement responsables de leurs actes. C’est une société dont l’objet n’est pas fondamentalement la recherche de bénéfices, mais l’exercice en commun de la profession.
L’introduction par étape des formes commerciales classiques : des SEL aux sociétés commerciales de droit commun
L’évolution des conditions d’activité de différentes professions libérales les a peu à peu conduites à rechercher les avantages des sociétés commerciales, en particulier pour financer des investissements de plus en plus lourds pour certaines. Pour les avocats, le déclencheur en vint de leur fusion avec les conseils juridiques en 1990, ces derniers en ayant conditionné le principe à la possibilité de pouvoir continuer d’exercer leur activité au sein de sociétés de capitaux, outre le salariat. Aussi, les professions qui, traditionnellement, ne pouvaient pas constituer des sociétés commerciales classiques ont obtenu du législateur la création en 1990 d’un nouveau type particulier de société, les sociétés d’exercice libéral, qui se présentaient comme des sociétés spécifiques respectant les canons fondamentaux de la profession libérale, tout en empruntant le moule des SARL, SA, SCA et SAS. Puis, dans un second temps, sous l’impulsion d’un ministre volontaire, une loi du 6 août 2015 est venue imposer aux plus réticentes, dont les professions juridiques et judiciaires et donc d’avocat, la possibilité de constituer également des sociétés commerciales de droit commun, avec quelques aménagements, mais à l’exception des formes qui confèrent à leurs associés la qualité de commerçant (sociétés en nom collectif et en commandite)[11].
Les sociétés de professions libérales réglementées de l’ordonnance du 8 février 2023
Tout cela devenait peu lisible et inutilement compliqué. Aussi, une ordonnance du 8 février 2013[12] a-t-elle pris soin de réformer l’ensemble du droit des sociétés des professions libérales réglementées. À cette occasion a été officialisée une distinction, qu’il faut avoir à l’esprit : toutes les activités libérales ne sont pas organisées et s’en dégage un groupe particulier, celles qui sont aujourd’hui officiellement dénommées « professions libérales réglementées ». Les critères en sont donnés par l’ordonnance : “personnes exerçant à titre habituel, de manière indépendante et sous leur responsabilité, une activité ayant pour objet d’assurer, dans l’intérêt du client, du patient et du public, des prestations mises en œuvre au moyen de qualifications professionnelles appropriées”[13]. Comme dans la loi sur les SEL, elles sont classées en trois grandes familles : les professions de santé, les professions juridiques et judiciaires et les professions techniques et du cadre de vie ; les premières sont celles relevant du Code de la santé publique, les deuxièmes celles prévues par décret, dont les avocats, et les dernières constituent une catégorie ouverte, même si plusieurs d’entre elles sont connues depuis longtemps, par exemple celles d’expert-comptable, de commissaire aux comptes ou de conseil en propriété industrielle. Ce sont toutes ces professions qui ont vu le régime de leurs sociétés spécifiques modernisé par l’ordonnance de 2023. Ce texte est un véritable code des sociétés des professions libérales réglementées.
Que deviennent les sociétés commerciales de droit commun ?
Existe-t-il encore de la place pour les sociétés commerciales du Code de commerce, que des textes professionnels particuliers admettaient traditionnellement pour certaines professions ou que la loi "Macron" avait autorisée aux autres, aux avocats en particulier ? Précisément, ces professions peuvent-elles encore constituer des SARL, des SA et des SAS ou doivent-elles désormais se limiter aux seules SELARL, SELAFA, SELCA ou SELAS ? L’ordonnance règle la question selon une distinction fondamentale.
De la survie purement formelle des sociétés commerciales de droit commun pour les professions juridiques et judiciaires, en particulier pour les avocats
L’article 41 indique de manière générale que les dispositions relatives aux SEL « ne font pas obstacle à l’exercice des professions libérales réglementées en société selon les modalités prévues par des textes particuliers à chacune d’elles ». C’est ce que continue de permettre pour les avocats l’article 8 de la loi du 31 décembre 1971 modifiée. Mais l’article 132 de l’ordonnance impose un régime particulier aux sociétés de droit commun des avocats, avocats aux conseils, administrateurs et mandataires judiciaires : elles sont également soumises aux dispositions relatives aux SEL, à l’exception de l’obligation de les dénommer « SEL ». Autrement dit, l’enveloppe est celle d’une société de droit commercial de droit commun, mais le contenu celui des SEL. Et cela vaut pour le passé - les sociétés existantes doivent se mettre en conformité - et pour l’avenir.
De la survie substantielle des sociétés commerciales de droit commun pour d’autres professions libérales réglementées
En revanche, les sociétés commerciales de droit commun autorisées pour d’autres professions libérales réglementées, comme certaines professions de santé (par exemple les pharmaciens) ou certaines professions techniques (experts-comptables et commissaires aux comptes entre autres), continuent d’obéir aux règles du Code de commerce, sous réserve de quelques aménagements que précise leur réglementation professionnelle.
Entrée en vigueur
Selon l’article 134 de l’ordonnance du 8 février 2023, les dispositions nouvelles sont entrées en vigueur le 1er septembre 2024 et les sociétés existantes disposent d’un an pour se mettre en conformité, soit jusqu’au 1er septembre 2025, en particulier s'agissant de la répartition du capital et des droits de vote et de la composition des organes dirigeants.
Mais quel sera le sort des sociétés qui ne se seront pas mises en harmonie à cette date ? Pourront-elles invoquer l’article 53 de l’ordonnance qui prévoit qu’à défaut tout intéressé peut demander en justice la dissolution de la société, que le tribunal peut accorder un délai maximal de six mois pour régulariser et que la dissolution ne peut être prononcée si, au jour où il statue sur le fond, la régularisation a eu lieu ? Ce serait logique, mais rien n’est malheureusement sûr, car ce texte n’est édicté que pour la mise en harmonie interne des statuts des sociétés revêtant la forme de SEL, non pour celles ayant adopté la forme de société commerciale de droit commun, ce qui est regrettable. Or, s’agissant d’une réglementation d’ordre public, le risque est celui de la dissolution.
[1] Ord. n° 45-2138 du 19 sept. 1945, art. 7 N° Lexbase : L8059AIC.
[2] L. n° 66-537 du 24 juillet 1966, art. 218, aujourd’hui art. L. 821-16 C. com. N° Lexbase : L5428MKA
[3] CSP, anc. art. L. 575 N° Lexbase : L9915DKG, aujourd’hui art. L. 5125-11 N° Lexbase : L9021LHL.
[4] L. n° 46-942 du 7 mai 1946 instituant l'Ordre des géomètres experts, art. 6-1,
[5] L. n° 77-2 du 3 janvier 1977 sur l'architecture, art. 12 N° Lexbase : L6905BH9.
[6] CPI, art. R. 422-40-1.
[7] Décret n°96-902 du 15 octobre 1996 portant approbation du statut des agents généraux d'assurances, Annexe, art. 1 N° Lexbase : L7848H33.
[8] J. Savatier, La profession libérale, Etude juridique et pratique, LGDJ, 1947.
[9] Cass. civ. 1, 17 février 2021, n° 19-22.964, FS-P N° Lexbase : A61274HE ; Cass. civ. 1, 8 mars 2023, n° 20-16.475, FS-B N° Lexbase : A08969HN ; Cass. civ. 1, 24 avril 2024, n° 22-24.667, FS-B N° Lexbase : A7822289.
[10] L. n° 66-879 du 29 novembre 1966 N° Lexbase : L3146AID.
[11] L. n° 2015-990 du 6 août 2015 (huissiers de justice, notaires, commissaires-priseurs, avocats, avocats aux conseils, administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires), art. 63.
[12] Ord. n° 2023-77 du 8 février 2023 relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées N° Lexbase : L3215MBP.
[13] Ord. n° 2023-77 du 8 février 2023, art. 1er.
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