Lecture: 27 min
N1136B3H
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Tom Bonnifay et Thomas Leone
le 20 Décembre 2024
Mots-clés : focus • avocat • secret professionnel • dénonciation • infraction • conscience
L’avocat peut être confronté à la délicate situation d'avoir à choisir entre respecter le secret professionnel et dénoncer une infraction. Il est libre de lever le secret professionnel, tout comme il peut garder le secret de son client. Quelle que soit la décision prise, le Code pénal lui reconnaît un fait justificatif. On parle alors d’option de conscience.
Le sujet va au-delà de la sphère juridique. Il s’agit d’un dilemme éthique mettant en tension le secret professionnel à la protection des personnes et de la société. Quand la société fait face à un danger réel, jusqu’où doit aller la loyauté envers le client ? À quel moment le bien collectif doit-il primer sur le secret professionnel de l’avocat ? Comment l’avocat peut-il se délier du secret sans miner totalement son rôle de défenseur et sa crédibilité ? La notion d’option de conscience, consacrée par le droit français, laisse l’avocat totalement libre et parfois démuni. Entre ces injonctions contradictoires, il existe un chemin que la présente étude tentera d’arpenter.
Il est 20 heures. Le logo de BFM TV se dissout dans un fondu, discret comme un chat sur un tapis. Une caméra fixe cadre un homme. Son visage est tiré, comme si sa cravate à pois flambant neuve cherchait à l’étrangler. Il regarde droit devant lui, semblant scruter un point invisible à l’horizon. En bas de l’écran, un bandeau annonce avec une emphase dramatique : « Meurtre de Samantha : l’avocat du suspect brise le silence ».
Débit de parole maîtrisé, propos mêlant gravité et fierté contenue, il gère le début de l’interview avec l’assurance d’un habitué des plateaux. Lunettes à gros cercles mal ajustées sur le bout du nez, sourire faussement bonhomme de celui qui joue à être plus simple qu’il ne l’est, le journaliste attend son moment, l’air compatissant. Subitement, son regard change, devenu grave. Il prend une inspiration. La question fend le silence, comme une lame : « Maître, est-ce que vous saviez ? ».
Sur X, les réactions fusent comme des allumettes dans un incendie. Les mots-clés #Complice et #JusticePourSamantha grimpent déjà dans les tendances. Une internaute s’indigne : « Alors quoi, si les avocats protègent les criminels, qui protège les victimes ?!!!! » Quatre points d’exclamation, comme si le sort de la Justice en dépendait. Son commentaire obtient 254 likes.
Pendant ce temps, sur le plateau, l’avocat déglutit avant de parler, comme si les mots étaient coincés dans le col étroit de sa chemise. Ses doigts effleurent brièvement la table. Ses yeux se plissent, juste assez pour trahir une hésitation. Puis il répond, enfin : « Je ne peux rien vous dire. Le secret professionnel n’est pas une option. C’est une obligation ».
Le journaliste hoche la tête. Un hochement simple, presque neutre, mais qui laisse flotter une ambiguïté : approbation ou scepticisme ? La caméra s’approche du visage de l’avocat. Sur les réseaux, une internaute écrit : « Pourquoi il a dit ça en fronçant les sourcils ? Ça veut dire qu’il sait, non ? » Elle obtient 423 likes avant d’avoir le temps d’écrire une suite.
Les termes du débat
Dans le débat public, l’avocat pénaliste est fréquemment mis à l’épreuve d’une question qui, pour l’amour du débat, ou de la discorde, revient inlassablement : comment peut-il plaider l’innocence de celui qu’il sait coupable ? Cette interrogation, formulée avec un mélange de curiosité et de réprobation morale semble aussi ancienne que la profession elle-même.
L’hypothèse d’un dilemme plus extrême est à envisager. Si, dans un moment de confidence, un client avouait son intention de commettre un crime ? Face à cette hypothèse extrême, la question devient : l’avocat doit-il respecter le secret qui le lie à son client ou se défaire de ce devoir pour prévenir une tragédie à venir ?
L’avocat, par le serment qu’il prête en entrant au barreau, s’engage à agir avec conscience. Sa maîtrise de l’éthique judiciaire est indispensable, notamment en matière pénale, sa fonction le conduisant à défendre des criminels, accomplis ou potentiels. Libre, il accepte ou refuse d’ouvrir un dossier. Indépendant, il dicte la pratique qui est la sienne et ne peut être contraint par son client à agir contre son gré. Par sa fonction, il devient le confident nécessaire de celui qui l’interroge, même un court instant, et partant est tenu de respecter le secret.
Le thème est stimulant et dangereux pour les avocats. En 1987, l’avocat de Georges Ibrahim Abdallah, chef de la Fraction armée révolutionnaire libanaise, avait été radié de l’Ordre des avocats pour avoir rompu le secret en transmettant à la DGSE des informations sur des attentats en préparation. Cette sanction d’exclusion du barreau, décidée par le conseil de l’Ordre des avocats avait ensuite été réduite par la cour d’appel de Paris, à trois ans d’interdiction d’exercer. À l’époque, ainsi que le rapporte la journaliste Patricia Tourancheau, l’avocat, devenu « agent noir » du service d’espionnage français, expliquait avoir été au courant de crimes à venir et avoir voulu « enrayer la mécanique, essayer d’influer sur le cours des choses »[1].
L’objet de cette étude n’est pas de traiter des principes fondamentaux qui justifient de l’existence du secret professionnel des avocats, prévue à l’article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971 N° Lexbase : L6343AGZ, ou de revenir sur la fragilisation de ce secret, au motif de l’objectif légitime de répression des infractions [2]. Il s’agit de tenter de donner une vision claire des situations dans lesquelles l’avocat peut révéler une confidence dont il a été le dépositaire, portant ainsi une atteinte majeure au secret de sa profession en choisissant de dénoncer son client dans un objectif de prévention des infractions. Les situations qui le justifient et la manière d’y procéder doivent donc être pensées.
I. Le dilemme éthique
A. Le devoir de garder le secret
A priori, la réponse au dilemme posé par le sujet semble relever de l’évidence.
Depuis l’ancien Code pénal de 1810, la loi sanctionne : « les médecins, les chirurgiens, et autres officiers de santé, ainsi que les pharmaciens, les sages-femmes, et toutes autres personnes dépositaires par état ou par profession, ou par fonctions temporaires ou permanentes, des secrets qu’on leur confie (…) qui auront révélé ces secrets. » (C. pén. anc., art. 378).
À l’époque, la profession d’avocat ne figure pas dans cette disposition. En 1790, l’Assemblée nationale a dissout le barreau, « cet ordre accapareur de toutes les causes, exerçant le monopole de la parole, prétendant exploiter exclusivement toutes les querelles du royaume » selon les mots de Camille Desmoulins (4 août 1789). Ce n’est que plus tard que les avocats, en particulier Émile Garçon, s’empareront de l’article 378 pour y trouver un fondement à leur propre obligation de secret. Sa réflexion, toujours d’actualité, éclaire le rôle central de cette obligation qu’il qualifie de « discrétion » ou de « silence » [3].
Le secret professionnel est donc, en priorité, une obligation de discrétion, voire de silence absolu.
Avec l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal, l’article 226-13 N° Lexbase : L5524AIG a repris ce principe en l’élargissant à toute personne dépositaire d’une information confidentielle dans le cadre de son activité professionnelle, de ses fonctions ou d’une mission. Cette évolution reflète une vision élargie du champ d’application du secret, qui ne se limite plus à la simple protection de confidences, mais englobe toute information sensible découverte dans le cadre professionnel [4]. Le professionnel est passible d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.
La déontologie de l’avocat lui interdit également de divulguer les confidences de son client [5] ou d’attester sur des faits appris dans le cadre de sa mission (Comm. déont. Paris, avis n°122/20.6002, 30 avril 2011).
Même en cas d’enquête pénale, cette obligation demeure absolue. Devant les enquêteurs ou le juge d’instruction, l’avocat doit préserver le secret (Comm. déont. Paris, avis n° 122/20.9966, 5 oct. 2010). Par exemple, il ne peut fournir l’adresse d’un client (Comm. déont. Paris, avis n°19.9097, 9 déc. 2009) ou l’identifier sur une photographie (Comm. déont. Paris, avis n° 122/23.2621, 24 juill. 2012). La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) soutient d’ailleurs que l’avocat ne serait pas en mesure d'assurer sa mission de manière adéquate si, dans le cadre d'une procédure judiciaire ou de sa préparation, il était obligé de coopérer avec les pouvoirs publics en leur transmettant des informations obtenues lors des consultations juridiques ayant eu lieu dans le cadre d'une telle procédure [6]
On le voit, le secret professionnel est synonyme de silence.
B. Le droit de révéler
Au droit de garder le silence, existe-t-il en miroir la reconnaissance d'un droit de parler lorsque l’avocat apprend des faits graves dans le cadre de ses fonctions ?
Il est évident qu’un avocat ne révélera un secret que s’il bénéficie de garanties, à savoir d’être exonéré de poursuites pénales ou disciplinaires pour violation du secret professionnel.
Or, le secret professionnel est « d’ordre public, général, absolu et illimité dans le temps » [7]. Cela signifie que l’avocat ne peut en disposer librement. Il ne peut s’en délier ni à la demande de son client (Cass. civ. 1, 6 avril 2004, n° 00-19.245 N° Lexbase : A8219DBZ) ni encore par une instance professionnelle, que ce soit le délégué aux questions déontologiques (Avis Comm. déontologique Paris, Secret professionnel et confidentialité, n° 122:23.2621, 24 juill. 2012), ou le Bâtonnier (Avis Comm. déontologique Paris, Secret professionnel et confidentialité, n° 122:25.4879, 11 juin 2014 ; n° 122/27.7067, 17 mars 2016).
Pourtant, à partir de l’ordonnance du 25 juin 1945, le législateur va introduire l’obligation de dénoncer certains crimes ou de porter secours à une personne en danger (art. 62 et 63), notamment lorsqu’il s’agit de sévices ou privations infligés à des mineurs de moins de 15 ans [8].
Quid dans ce cas-là du secret professionnel ? Les professionnels astreints au secret doivent-ils être soumis aux mêmes obligations que tout citoyen, ou peuvent-ils invoquer le secret pour justifier leur abstention ? Les textes ne disaient rien. La doctrine était divisée, une partie de celle-ci soutenant que le secret était inviolable, l’autre affirmant le contraire au motif que les personnes tenues au secret professionnel étaient les mieux placées pour informer et donc susciter une mesure de protection efficace[9].
Conscient de ces incertitudes, le ministre de la Justice avait laissé aux professionnels la faculté de déterminer en conscience l'attitude à prendre.
Le législateur a consacré cette solution.
L’article 226-14 du Code pénal N° Lexbase : L3283MMK et les recueils déontologiques de la profession d’avocat [10], reprennent la règle posée par l’ancien article 378, à savoir que les personnes soumises au secret professionnel ne sont tenues à leur obligation de confidentialité que si la loi ne les contraint pas ou ne les autorise pas explicitement à se porter dénonciateurs. Ainsi, la personne qui divulgue des informations confidentielles ne peut être tenue pénalement responsable du chef de violation du secret professionnel si la loi « impose ou autorise » une telle révélation. Il s'agit donc d'une permission de la loi au sens de l’article 122-4, alinéa 1er, du Code pénal N° Lexbase : L7158ALP.
En clair, le législateur a laissé aux professionnels la liberté de choisir entre parler ou se taire dans les cas suivants.
D’abord, l’article 224-14 du Code pénal dresse une liste d’infractions autorisant les professionnels à se délier du secret. La plupart de ces exceptions concernent les professions médicales, une seule étant rédigée de manière suffisamment générale pour englober les avocats. Ainsi, le droit de parler est notamment offert à celui qui informe les autorités judiciaires, médicales ou administratives de maltraitance, de privations ou de sévices, y compris lorsqu'il s'agit d'atteintes ou mutilations sexuelles, dont il a eu connaissance et qui ont été infligées à un mineur ou à une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique (C. pén. art. 224-14 1°).
Ensuite, les articles 434-1, 434-3 et 434-11 imposent l’obligation de signaler un crime, de dénoncer les mauvais traitements ou privations infligés à un mineur de moins de 15 ans ou à une personne vulnérable, ainsi que de témoigner en faveur d’un innocent. Ils prévoient une exemption explicite pour les personnes soumises au secret professionnel. Elles bénéficient ainsi d’un droit à ne pas dénoncer, même dans des cas graves, tels que des actes de terrorisme (C. pén., art. 434-2).
Enfin, certains textes sont susceptibles de porter atteinte au secret professionnel, tout en restant silencieux sur la question. Il en va ainsi de :
- l’article 223-6 du Code pénal N° Lexbase : L6224LL4 édictant l’incrimination d’omission de porter secours à une personne en péril ;
- l’article 434-4-1 du Code pénal N° Lexbase : L8765HWK incriminant le fait pour une personne, ayant connaissance d’une disparition d’un mineur de quinze ans, de ne pas en informer les autorités.
Toutefois, rien n’empêchait le législateur de déroger expressément au secret, afin d'obliger les professionnels, dépositaires de celui-ci, à dénoncer les faits dont elles ont la connaissance. Force est de constater qu’il ne l’a pas fait.
Dans ces trois situations, l’état de la législation revient à n’incriminer ni le défaut de dénonciation quand il est motivé par le secret, ni la violation du secret quand elle est due à une dénonciation. En effet, en l’état d’une contradiction de textes, l’avocat pourra toujours se défendre en invoquant l’ordre ou l’autorisation de la loi de l’article 122-4 du Code pénal dans la mesure où d’un côté, la loi lui impose de dénoncer tandis que de l’autre, elle lui commande de garder le secret professionnel. Le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, ainsi que les exigences de clarté et de prévisibilité pourraient également être mobilisés. La doctrine parle de « jeu de neutralisation réciproque des comportements », la dénonciation servant de « justification à la violation du secret, et le secret de justification à la non-dénonciation » [11].
Il s’agit de la fameuse « option de conscience », qu’on pourrait définir comme la liberté morale dont bénéficie l’avocat pour résoudre le conflit de valeurs entre dénoncer ou garder le secret dont il est dépositaire.
II. Résoudre le dilemme
A. Étape 1 : les conditions juridiques de l’option de conscience sont-elles remplies ?
Pour choisir entre révéler ou taire le secret, l’avocat doit avant tout s’assurer que les conditions juridiques de l’option de conscience sont remplies.
Tout d’abord, il faut que l’avocat ait été dépositaire du secret du fait de son état ou de sa profession.
Si l’avocat reçoit les confidences dans un cadre amical, familial ou conjugal, il n’est pas tenu au secret (AD, n° 303855, 30 avr. 2019). Au contraire, il doit dans ce cas dénoncer comme tout citoyen. Ce principe a été consacré dans un jugement du tribunal de grande instance de Caen du 4 septembre 2001, décision relative à la condamnation très médiatisée de l’évêque de Bayeux sur le fondement de l’article 434-3 du Code pénal. L’évêque était poursuivi pour non-dénonciation d'actes de pédophilie commis par un prêtre de son diocèse, lequel a d'ailleurs été condamné à dix-huit ans de réclusion criminelle par la cour d'assises du Calvados. Les juges du fond ont estimé que les circonstances ne permettaient pas au prévenu de se placer dans une situation de confidence puisqu’il avait été informé de la situation par un tiers [12].
De la même manière, une avocate a pu divulguer les activités illicites auxquelles une consœur, par ailleurs son associée, s'était livrée avec des membres de sa famille. En effet, elle avait appris les faits révélés à la faveur de liens d'amitié noués avec cette consœur, et non dans un cadre professionnel (Cass. crim., 2 mars 2010, n° 09-88.453, F-P+F N° Lexbase : A0756EWW).
À l’inverse, l’option de conscience se pose lorsque l’avocat était également l’ami de son client mais que les propos qu’il dénonçait avaient été recueillis à l’occasion d’un rendez-vous professionnel (CA Aix-en-Provence, 27 février 2019, n° 16/17731 N° Lexbase : A1124YZN).
Ensuite, la question ne se posera que dans l’hypothèse où un client fait part d’un projet à venir.
Naturellement pour les actes passés, l’avocat sera toujours tenu au secret professionnel et devra respecter le mandat du client, s’ils tombent d’accord sur les conditions de son intervention.
Enfin, il faut à notre sens savoir distinguer les paroles impulsives des projets concrets.
L’avocat sait que les mots de son client dépassent parfois sa pensée. Dans la chaleur du récit qu’il livre au cabinet, il peut lui arriver de ponctuer ses phrases de « Maitre, je vais le tuer ! ». L’appel au calme de l’avocat n’est pas toujours suffisant. Cependant, l’intention de commettre un crime n’est pas sanctionnée en droit pénal. Le cheminement criminel (« l’iter criminis ») d’un individu n’est incriminé qu’à partir du moment où celui-ci a commis des actes préparatoires [13]. Dans la même logique, il ne peut y avoir omission de porter secours à une personne en danger, que s’il existe des motifs sérieux de croire qu'un crime ou qu'un délit va être commis. La question d’une dénonciation ne se posera que si un client nous fait état d’un projet précis et que l’on a la certitude du passage à l’acte prochain.
B. Étape 2 : comment démêler les principes éthiques en jeu ?
Pour résoudre l’option de conscience, l’avocat ne peut résonner exclusivement en juriste. Les règles déontologiques strictes de sa profession, comme le secret professionnel ou le devoir de loyauté, peuvent avoir le confort des dogmes. Elles l’enferment dans un silo moral, l’isolant de considérations sociales ou morales plus larges.
L’avocat ne peut s’exonérer a priori des implications éthiques de son inaction en estimant que ces responsabilités incombent à d'autres (police, justice, société). Cette solution rejoint la philosophie d’Hannah Arendt. Dans Responsabilité et jugement, elle explore les dilemmes éthiques des professionnels confrontés à des choix moraux pour souligner l’importance de ne pas déléguer entièrement sa responsabilité à une institution ou à une norme extérieure. Il s’agit au contraire pour le professionnel de réfléchir personnellement, d’émettre un jugement puis de prendre ses responsabilités. Après tout, l’avocat a prêté serment d’exercer avec indépendance.
Réfléchir en moraliste
L’avocat ne peut faire l’économie de quelques réflexions morales : faut-il sacrifier le secret professionnel, ou ne rien faire, au risque de laisser le mal se produire ? Faut-il dénoncer son client au risque d’affaiblir la confiance légitime des justiciables dans l’ensemble de la profession d’avocat ?
La réponse repose sur un équilibre fragile entre la raison et l’émotion, le devoir et la conséquence.
D’un côté, il y a la manifestation de la vérité, prise dans son versant le plus extrême, à savoir sa capacité à prévenir un crime imminent.
Il ne s’agit pas uniquement de transparence, dont on connait la critique féroce, et justifiée, portée par un certain nombre de confrères et d’intellectuels quant à la place qu’elle occupe aujourd’hui dans notre société, le droit à l’information et à la sécurité tendant à devenir des droits absolus, réduisant le secret professionnel à peau de chagrin [14].
Ici, l’exigence de transparence prend la forme du devoir de justice et d’humanité. Il s’agit de protéger d’autres vies humaines.
Face à cette exigence, les paroles qui se disent sous le sceau de la confidence font a priori pâle figure. C’est oublier la raison d’être du secret professionnel.
Historiquement, le secret professionnel est lié aux figures du médecin, du prêtre et de l’avocat. À travers ces trois personnages, on comprend que ce secret est au croisement du savoir et de la dépossession. Incapables de guérir leurs corps, de résoudre les énigmes de la foi ou de démêler les complexités du droit, les hommes se sont tournés vers des professionnels investis d’un savoir inaccessible. Pour obtenir leur aide, ils ont dû s’abandonner à eux, livrant leurs failles et leurs confidences les plus intimes. Le professionnel devient un miroir des fragilités humaines et un gardien des vérités que l’on ne peut affronter seul.
Le secret professionnel n’est pas une simple règle juridique ou déontologique : il est un pacte, né de la vulnérabilité et de la confiance. En devenant ce « double » du client [15], détenteur d’un savoir qui lui échappe, le professionnel est lié de manière inextricable par la confiance de son client.
La jurisprudence dit d’ailleurs que le secret professionnel de l’avocat n’est pas fait pour l’avocat, il n‘a rien de corporatiste, il est institué dans l'intérêt du client [16]. Il est lié au procès équitable, en ce qu’il comprend le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination [17].
En trahissant le secret professionnel, l’avocat porte atteinte non seulement à sa crédibilité mais aussi à la confiance légitime qu’un client est en droit d’attendre d’un avocat.
Il incombe à l’avocat de peser minutieusement ces intérêts contradictoires pour les hiérarchiser, avant de prendre une décision.
Les solutions possibles
Pour procéder à cette balance d’intérêts, l’avocat doit mobiliser ses convictions philosophiques et éthiques personnelles.
Nous lui conseillons de s’inspirer du dilemme du tramway. Ce célèbre exercice de pensée permet d'explorer les tensions entre différents cadres éthiques : conséquentialisme, déontologie, et vertu. Pour rappel, une rame de tramway se dirige vers cinq personnes attachées sur les rails et qui ne peuvent pas s'échapper. Vous avez la possibilité de détourner la rame sur une voie secondaire où une seule personne est attachée. Que faites-vous ? Ce dilemme a donné lieu à des variantes, mais l'idée centrale reste la même : faut-il sacrifier une personne pour en sauver plusieurs, ou ne rien faire, au risque de laisser le mal se produire ?
L'avocat, lorsqu'il est informé par son client d'une intention criminelle, se trouve dans une situation similaire. Le tramway, est le crime qui va se produire si rien n’est fait. L’acte de dévier le tramway représente la dénonciation ou la brisure du secret professionnel : une action qui sacrifie la confiance du client et le secret professionnel pour tenter de prévenir un crime.
Les écoles philosophiques offrent des réponses divergentes :
• Le conséquentialisme, inspiré par Bentham, privilégie les conséquences : si dénoncer un client peut sauver des vies ou prévenir un crime grave, un avocat devrait le faire, car le bien collectif l'emporte sur le respect individuel du secret professionnel.
• La déontologie kantienne attribue une valeur intrinsèque aux principes, indépendamment des résultats : briser ce principe pour des raisons utilitaires pourrait affaiblir la confiance dans l'ensemble du système judiciaire.
• L’éthique de la vertu aristotélicienne invite à un équilibre, où l’avocat pourrait tenter de dissuader son client sans sacrifier aveuglément le secret professionnel.
Le choix de l’avocat dépendra de l’importance qu’il accorde au respect absolu des règles versus aux conséquences potentielles de son inaction. Les recherches neuroscientifiques [18] montrent que la réponse dépendra également du fonctionnement de chacun de nos cerveaux. En effet, l’amygdale et le cortex préfrontal ventromédian, qui gèrent l’émotion et l’empathie, entrent en conflit avec cortex préfrontal dorsolatéral, impliqué dans la pensée analytique et le calcul utilitariste. Les décisions morales résultent d’une interaction, voire d’une tension, entre ces deux systèmes.
Notre amour du juste milieu nous conduit à suivre la proposition hybride appelée « éthique de la vertu ».
C. Étape 3 : quel processus suivre ?
À notre sens, la voie du juste milieu pourrait se décliner comme il suit.
D’abord, l’avocat tenterait en priorité de dissuader le client.
Si l’avocat n’est pas un « gardien moral » au service de l'État, il est a minima un « médiateur éthique ». Cela signifie qu’il doit avant tout alerter son client des conséquences légales et morales de ses actes, avant d’envisager, en ultime recours, de trahir le secret.
Cette attitude est en conformité avec la loi. L’intervention prévue par l'article 223-6 tend à empêcher un crime ou à aider une personne en péril. Elle n'implique pas nécessairement que l'on porte atteinte au secret professionnel en dénonçant les faits, puisqu'il suffit d'agir.
Ajoutons que l’avocat ne doit évidemment jamais aider le client dans son projet. On pense au cas, moins caricatural, des conseils donnés au client en matière de criminalité financière, notamment à l’occasion de montages économiques complexes. Ces derniers ne doivent jamais constituer une aide ou une assistance, au risque de se rendre complice de l’infraction reprochée au client.
Ensuite, il s’agirait de prévenir son Bâtonnier en cas de crainte justifiée, et de lui demander d’informer les autorités publiques en cas de risque avéré pour la sécurité publique.
Un signalement ne doit pas se faire dans n’importe quelles conditions, sous n’importe quelle forme, il importe de suivre un processus et un formalisme précis [19]
Le signalement devrait dans la mesure du possible préserver l’anonymat de son client. Il nous semble que l'obligation de dénonciation porte sur des faits sans que l'identité de l’auteur doive être nécessairement révélée. En effet, la loi n'oblige pas à dénoncer une personne, mais un crime, ce qui revient à dire qu'il ne faut pas confondre dénonciation et délation [20]. Il appartient ensuite aux autorités judiciaires de diligenter les enquêtes propres à l'identification tant des auteurs d'infractions que de leurs victimes.
Enfin, l’avocat devrait se retirer du dossier.
Il est inconcevable que l’avocat continue de défendre son client lorsqu’il s’est délié du secret professionnel pour révéler ses confidences. C’est d’ailleurs ce point qui avait été particulièrement reproché au conseil de Georges Ibrahim Abdallah.
En résumé, une réaction graduée et proportionnée - d’abord dissuader -, suivant un formalisme précis - le filtre du Bâtonnier - et respectant au mieux les autres obligations déontologiques dont celle de loyauté - anonymat, abandon du dossier -, nous parait être une bonne pratique lorsqu’il s’agit de dénoncer l’intention criminelle d’un client.
Conclusions : Des pistes de réflexion
Finalement, le sujet va au-delà de la sphère juridique.
Contrairement à d’autres systèmes juridiques, le droit français ne prévoit rien. Aux État-Unis, l'American Bar Association (ABA) autorise un avocat à divulguer des informations pour prévenir un crime imminent [21]. Le droit anglais a consacré la règle selon laquelle « There is no confidence as to the disclosure of an iniquity », c’est-à-dire que les communications entre un avocat et un client ne sont pas couvertes par le privilège lorsque leur but principal est illégal (affaire R. v. Cox and Railton de 1884).
Une clarification législative permettrait non pas de donner une réponse unique, qui relève de la conscience personnelle de l’avocat, mais de disposer d’une structure rationnelle claire pour gérer ce dilemme. Il s’agirait d’encadrer les cas exceptionnels en consacrant une procédure d’alerte spécifique. Le « secret partagé » avec le Bâtonnier, limité au strict nécessaire, en cas de doute légitime, serait consacré.
De la même manière, les Ordres et les écoles d’avocats pourraient se saisir du sujet pour sensibiliser les avocats aux dilemmes éthiques, en évoquant les risques juridiques et les réflexions issues de la philosophie morale. Il s’agirait de former les participants à l’option de conscience. En développant cette culture du « flair éthique », les avocats pourraient réagir de manière adéquate à des situations particulièrement délicates.
[1] P. Tourancheau, La déchirure de l’avocat, Libération, 20 juillet 2001 .
[2] V., sur le sujet : M. Boissavy, Le secret des confidences entre un avocat et son client en matière de conseil et la répression des infractions, Lexbase Avocats, octobre 2021 N° Lexbase : N9031BY7.
[3] « Le secret professionnel a uniquement pour base un intérêt social ; sans doute sa violation peut créer un préjudice au particulier, mais cette raison ne suffirait pas pour en justifier l’incrimination. La loi la punit parce que l’intérêt général l’exige. Le bon fonctionnement de la société veut que le malade trouve un médecin, le plaideur, un défenseur, le catholique, un confesseur, mais ni le médecin, ni l’avocat, ni le prêtre ne pourraient accomplir leur mission si les confidences qui leur sont faites n’étaient assurées d’un secret inviolable. Il importe donc à l’ordre social que ces confidences nécessaires soient astreintes à la discrétion et que le silence leur soit imposé, sans condition ni réserve, car personne n’oserait plus s’adresser à eux si on pouvait craindre la divulgation du secret confié. Ainsi, l’article 378 a moins pour but de protéger la confidence d’un particulier que de garantir un devoir professionnel indispensable à tous. Ce secret est donc « absolu et d’ordre public » ».
[4] Pradel et Danti-Juan, Droit pénal spécial, 1995, 1re éd., Cujas, p. 223.
[5] Cass. crim., 27 octobre 2004, n° 04-81.513, FS-P+F N° Lexbase : A8547DDW.
[6] CJCE, 26 juin 2007, aff. C-305/05 N° Lexbase : A9284DWR), JCP, 2007, I., 206, n°8, obs. Lévy D..
[7] RIN N° Lexbase : L4063IP8 ; Cass. civ. 1, 6 avril 2004, n° 00-19.245 N° Lexbase : A8219DBZ ; Cass. crim., 27 octobre 2004, n° 04-81.513, FS-P+F N° Lexbase : A8547DDW ; Cass. civ. 1, 6 avril 2004, n° 00-19.245 N° Lexbase : A8219DBZ.
[8] Loi n° 80-1041, du 23 décembre 1980, relative à la répression du viol et de certains attentats aux mœurs [en ligne].
[9] F. Alt-Maes, Un exemple de dépénalisation : la liberté de conscience accordée aux personnes tenues au secret professionnel, RSC, 1998 p. 301 ; Chomienne et Guéry, Secret, révélation, abstention, ou les limites de la liberté de conscience du professionnel dans le nouveau Code pénal, ALD, 1995, Comm. 85.
[10] Décret n° 2023-552 du 30 juin 2024, art. 4 N° Lexbase : L3126MN4 ; RIN, art. 2.1 N° Lexbase : L4063IP8.
[11] B. Py, Secret professionnel – Révélation licite, Répertoire Dalloz, §147.
[12] Y. Mayaud, La condamnation de l'évêque de Bayeux pour non-dénonciation, ou le tribut payé à César…, Recueil Dalloz, 2001, p. 3454.
[13] Association de malfaiteurs, article CP.
[14] Th. Massis, La transparence et le secret, Revue Etudes, juin 2001, pages 751 à 761 ; J. Chamarre, Secret professionnel de l’avocat et incitation à la dénonciation, Gaz. Pal., 2002, 1, Doctr. 782 et s. ; A. Damien, Secret professionnel et secret de la confession. À propos d'un arrêt récent de la Cour de cassation, Esprit et Vie ; C. Perelman, L’usage et l’abus de notions confuses, in Etudes de logique juridique, Bruxelles, Bruylant, 1978, p. 3.
[15] G. de Lagasnerie, Intervention à l’Institut de Défense Pénale.
[16] Cass. civ. 1, 6 décembre 2023, n° 22-19.285, FS-B N° Lexbase : A6695174 ; cf. également M. Benichou et F. Teitgen, Le rôle des Ordres dans la lutte contre le blanchiment et la sauvegarde du secret professionnel, Gaz. Pal., 21 et 24 avril 2000, p. 2.
[17] CEDH, 6 décembre 2012, n° 12323/11, Michaud c/ France N° Lexbase : A3982IY7, §§ 118-119 ; CEDH, Fiche thématique - Secret professionnel des avocats, juin 2024) ou du droit de préparer sa défense de manière effective (CEDH, M. c. Pays-Bas, 25 juillet 2017, Req. 2156/10, disponible en anglais.
[18] Cf. les travaux de Joshua Greene.
[19] CE 1e-4e ch. réunies, 15 octobre 2024, n° 472072, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A57906AP.
[20]Cass. crim., 2 mars 1961, Bull. crim., n° 137 ; D., 1962, Jur. p. 121, note Bouzat ; JCP, 1961, II, n° 12092, note Larguier. - Rappr. 26 févr. 1959, Bull. crim., n° 139 ; D., 1959, Jur. p. 301 ; S., 1959, p. 108 ; Rev. science crim.,1959, p. 848, obs. Hugueney ; 27 déc. 1960, Bull. crim., n° 624 ; Rev. science crim., 1961, p. 345, obs. Hugueney.
[21] Model Rules of Professional Conduct, règle 1.6.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:491136