Lexbase Avocats n°353 du 5 décembre 2024 : Intelligence artificielle

[Dossier spécial] Décryptage de l’IA appliquée au Droit - Quand l’IA générative transforme le modèle des cabinets d’avocats

Lecture: 12 min

N0972B3E

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Dossier spécial] Décryptage de l’IA appliquée au Droit - Quand l’IA générative transforme le modèle des cabinets d’avocats. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/112861574-dossier-special-b-decryptage-de-lia-appliquee-au-droit-b-quand-lia-generative-transforme-le-modele-d
Copier

par Olivier Chaduteau, Associé, PwC Legal Business Solutions

le 05 Décembre 2024

Le présent article est issu de notre dossier spécial consacré au "Décryptage de l’IA appliquée au Droit".

Olivier Chaduteau est associé chez PwC Legal Business Solutions, Global Leader de la pratique « Legal Department Consulting » au sein du réseau PwC Legal Business Solutions et en charge de la personnalisation d’Harvey en France. Il conseille également de nombreuses directions juridiques de sociétés du CAC 40.

Il a accepté de nous livrer ses réflexions sur l'impact de l'intelligence artificielle générative sur le modèle des cabinets d'avocats.

Le sommaire de ce dossier est à retrouver en intégralité ici.


 

La rupture technologique que représente l’intelligence artificielle (IA) impacte l’ensemble de l’économie, des métiers et des marchés sans pour autant générer un gain de productivité immédiat.

Toutefois, l’intelligence artificielle comporte bien les trois caractéristiques incontournables d’une technologie générique ainsi défini : « ampleur de la diffusion, s’améliore avec le temps et donc réduit les coûts des utilisateurs, et est générateur d’innovation » [1]. L’IA va permettre non seulement des gains de productivité à moyen/long termes mais surtout générer un changement de paradigme digne de toutes les dernières révolutions industrielles. Seulement aujourd’hui, comme le dit Roy Amara, scientifique et futuriste, « we tend to overestimate the effect of a technology in the short run and underestimate the effect in the long run. » Connue uniquement par le grand public en novembre 2022 avec le lancement de ChatGPT par OpenAI, l’intelligence artificielle générative, mise en exergue par des ingénieurs de Google en 2017 dans leur papier désormais célèbre « Attention is all you need » [2] se focalise sur le langage humain et comment une machine peut passer le test de Turing [3] imaginé par le chercheur britannique éponyme en 1950. Et le langage juridique, si précis et si structuré, n’est-il pas un terrain de jeux idéal pour l’IA générative lorsque des millions de documents, règlements, textes, lois, articles, jugements deviennent disponibles en Open data ? Comment ce changement de paradigme de la société va-t-il impacter le marché du droit qui, historiquement, « vendait son temps » [4] maintenant que le temps se réduit ? Et qu’en disent les principaux clients des cabinets d’avocats ? 

Dans l’étude PwC « L’IA Générative & Directions Juridiques : créer le monde de demain ! » sortie en juillet 2024, les 80 directions juridiques interrogées décrivaient clairement leurs attentes vis-à-vis des cabinets d’avocats selon 5 axes : 

- Pour 67 % une réduction des honoraires

- Pour 36 % plus de transparence

- Pour 35 % plus d’innovation

- Pour 27 % plus de conseils stratégiques

- Pour 18 % un meilleur partage d’expérience sur leurs projets de Gen-AI

Reprenons chacun de ces éléments et essayons d’analyser l’impact pour les cabinets d’avocats.

I. Réduction des honoraires

L’inventeur du « taux horaire » et des « feuilles de temps », Reginald Heber Smith avait popularisé en 1919 [5] aux Etats-Unis son approche dans un article qu’il rédigea par la suite en 1940 pour l’ABA Journal [6], et dans lequel il incitait ses confrères à professionnaliser leur cabinet et à vendre leur connaissance et savoir en vendant du « temps ». « The service the lawyer renders is his professional knowledge and skill, but the commodity he sells is time, and each lawyer has only a limited amount of that » [7]. Il ajoutait un peu plus loin un élément très intéressant : « The great aim of all organization is to get a given legal job properly done with the expenditure of the fewest possible hours ». [8] Avec la transformation digitale, le temps n’est plus un élément facturable puisque la promesse de valeur repose justement sur le gain de temps et l’obtention en temps réel d’information, de données, de documents ou d’analyses. Le « temps » n’est donc plus à vendre mais à gagner. Cette « immédiateté du service » bouleverse tous les modèles et les comportements des professionnels du droit. Mais cette accélération impose de réaliser une dichotomie entre les tâches industrialisables et automatisables qui doivent permettre ainsi de ramener à un temps de traitement quasiment nul pour transformer ce gain de temps en temps d’analyse, d’innovation juridique et de réflexion sur des sujets à forte valeur ajoutée (voir infra. « Plus de conseil stratégique »). Concernant l’IA générative et les cabinets d’avocats, les directions juridiques expriment une attente claire pour une révision de leur modèle de facturation. La réduction des honoraires est envisagée à travers une stratégie de prix axée sur la valeur apportée plutôt que sur le temps passé. Ce qui nécessiterait de passer d’une stratégie de « Cost + » connu depuis Reginald Heber Smith, vers une stratégie que les anglo-saxons appellent de « value pricing ». Les clients souhaitent que l'IA générative soit utilisée pour les tâches à faible valeur ajoutée et que ces tâches ne soient pas facturées, afin de concentrer les coûts sur les services à forte valeur ajoutée… et pourquoi pas facturés plus chers que ce que représenteraient le total des heures passées multipliées par un taux horaire arbitrairement créé. En réalité, le sujet est beaucoup plus complexe qu’il n’y parait car demande une réflexion poussée sur la stratégie du cabinet d’avocats permettant d’adopter tel ou tel business model et donc tel ou tel mode opératoire avec plus ou moins d’IA générative, justement en fonction du positionnement souhaité. A l’instar de leurs clients, les cabinets d’avocats doivent réaliser une BMR, « Business Model Reinvention » afin de s’assurer de la pérennité de leur model à moyen / long terme. En effet, la dernière CEO survey de PwC analysait que « près de 40 % des dirigeants mondiaux et 45 % des dirigeants français pensent que leur entreprise ne sera économiquement plus viable dans une décennie s'ils continuent sur leur voie actuelle » [9]. Qu’en est-il des cabinets d’avocats aujourd’hui qui s’appuient tous sur un business model créé il y a plus de 100 ans ?

L’offre de marché, qui s’est déjà beaucoup diversifiée ces 20 dernières années [10], va continuer sa mue et il y a fort à parier que le marché des cabinets d’avocats va se segmenter bien davantage et que les business models vont être multiples et variés. L’intérêt ici n’est pas de facturer moins, mais de facturer mieux en prenant en compte la marge plutôt que simplement le chiffre d’affaires. N’oublions pas que les coûts de mise en place et de maintenance technique et humaine de l’intelligence artificielle générative ne sont pas indolores. Car si le temps passé par les avocats pour produire la réponse grâce à l’IA Générative est drastiquement diminué, il s’accompagne d’un investissement conséquent du cabinet dans cette technologie qui va devoir se répercuter sur la facturation. 

II. Plus de transparence 

Cette exigence de clarté se manifeste notamment par la volonté de connaître l'usage précis de l'IA générative, la technologie utilisée, les règles de sécurité informatique, la confidentialité des documents clients utilisés, l’entrainement ou non des IA avec les données clients... Les directions juridiques souhaitent être informées explicitement lorsque l’IA générative est utilisée, allant jusqu'à intégrer des clauses contractuelles qui obligent les cabinets à divulguer l'utilisation de telles technologies. Il suffit de regarder les derniers RFP lancés sur le marché en France et les renouvellements de panels notamment pour avoir une bonne idée de l’évolution de la demande. Ce point, capital pour les clients, est également capital pour les avocats dont l’ADN, au-delà même de l’obligation professionnelle, est bien le respect de la confidentialité de leurs clients et de leurs avis. Ce point nous semble correspondre à un alignement parfait des visions et des enjeux entre les cabinets et leurs clients. Toutefois, pour revenir au point précédent, cela ne se fera pas sans générer des coûts, une fois encore financiers et humains.

III. Plus d’innovation

Facile à dire, plus compliqué à faire et à valoriser ! L’innovation, qu’elle soit incrémentale ou disruptive est intimement liée à la pratique du droit dans le monde. Au-delà de la rupture digitale, il faut également parler de la rupture réglementaire avec sa croissance normative ininterrompue. L’IA générative peut être un atout puissant pour les professionnels du droit car une aide précieuse pour appréhender la volumétrie croissante de règles, lois, directives… produites par les législateurs au sens large. Elle peut aussi aider les cabinets d’avocats à faire des newsletters plus personnalisées, des formations, des conférences permettant d’être plus rapidement présents sur le marché dès qu’une nouvelle réglementation voire projet de loi pointe son nez ! Si une réglementation peut être perçue comme un risque, un frein, un poids, elle peut également être vue comme une opportunité à qui saura anticiper l’impact positif, et pas seulement négatif pour son client. Le temps gagné en déployant l’IA générative sur des processus simples (contrats simples, revue de documentations, facturations, tâches administratives, formations, synthèse de textes, comparaison de transpositions…) permet aux avocats de se concentrer pour innover davantage. Et au-delà de la réglementation, l’innovation peut également concerner la façon dont les prestations juridiques sont délivrées, facturées, valorisées. Et de ce point de vue, il y a une forte attente des clients sur la capacité des cabinets d'avocats à innover et à s'adapter aux changements induits par l’IA générative pour rester compétitifs. L’innovation est perçue comme le moyen d'offrir une plus grande pertinence, une force de frappe accrue et des délais d'exécution réduits. 

IV. Plus de conseil stratégique

Et fort heureusement, l’IA générative n’est pas là pour remplacer l’avocat mais bien là pour l’aider, l’augmenter et le sublimer ! La valeur ajoutée en droit est bien l’apanage du cerveau humain juridique et non des algorithmes de la machine. Les directions juridiques attendent des cabinets d'avocats qu’ils fournissent un conseil stratégique plus poussé, des analyses plus approfondies et plus documentées, des interprétations plus fiables des textes de loi et de la jurisprudence. L’IA générative sera un très bon outil permettant aux avocats de consulter davantage de documents, analyses, benchmarks, précédents, réglementations, études de marché et ainsi d’être mieux éclairés sur un sujet précis pour apporter davantage de valeur à leurs clients. Le temps gagné est aussi un temps à passer à parfaire ses propres analyses ou à échanger plus longuement avec son client et son écosystème. Plus stratégique signifie également plus de valeur, donc un bon moyen d’élever le prix de la prestation vendue. Là encore, le temps passé aura moins d’importance que la valeur créée. 

V. Un meilleur partage d’expérience sur les projets d’IA générative

Il faut rester ouvert et modeste, les entreprises ou les cabinets n’ont même pas deux ans de recul sur l’IA générative. Des projets échouent chaque jour, il est important d’apprendre de ses erreurs mais aussi des erreurs des autres. Il en de même des succès ! Nous avons coutume de dire qu’en matière d’IA générative, il est urgent d’aller doucement. Urgent d’appréhender et comprendre la technologie, ses impacts, ses risques et ses possibilités pour ensuite prendre le temps de l’analyse du réel impact sur sa chaine de valeur. Les cabinets d’avocats doivent faire de même, l’impact ne sera pas équivalent pour tous les cabinets ou tous les avocats, et même au sein de la même expertise, plusieurs variables étant à prendre en considération. Il sera intéressant de voir comment l’initiative du Barreau de Paris avec Lefebvre Dalloz ou encore avec Doctrine pour offrir gratuitement l’accès à un outil d’IA Générative à 14 000 avocats de la capitale d’ici le 31 décembre 2025 sera appréhendée. Comment ces cabinets intégreront cet outil dans leur chaine de valeur et repenseront leur modèle et leur prix. Une analyse rigoureuse, étape par étape, tâche par tâches des processus de production de la prestation de service juridique doit être faite puis une mesure du retour ou non sur investissement doit être calculée. Alors et alors seulement il s’agira de mettre en place doucement puis de passer à l’échelle par la suite en veillant à assurer un accompagnement humain important. Acheter des licences et lancer son projet est voué à l’échec sans analyse et accompagnement. Sur ces projets, « proof of concept », tests, tentatives… les directions juridiques attendent que les cabinets d’avocats soient des partenaires dans la co-création de solutions et qu'ils partagent leurs connaissances et leur expérience quant à l’usage de l’IA générative. Partager ses expériences en IA générative est un moyen facile et efficace d’être plus près et plus souvent de ses clients. Les avocats, soucieux, à juste titre, de conserver le fameux intuitu personae, devraient y réfléchir à deux fois avant d’opposer relations humaines et IA.

« La meilleure façon de prédire l’avenir, c’est de le créer » nous indiquait Peter Drucker. Et plus récemment, la Commission de l’intelligence artificielle, indiquait qu’il fallait « dédiaboliser l’IA sans pour autant l’idéaliser » [11]. Le monde de demain démarre aujourd’hui, aux professionnels du droit de s’emparer de ces enjeux pour construire un nouveau modèle plus efficient, plus éthique, plus rentable, mais également plus humain.

 

[1] Bresnahan, T.& Trajtenberg, M. General purpose technologies ‘Engines of growth’, Journal of Econometrics, Elsevier, volume 65, n° 1, pages 83 108, 1995.

[2] A.Vaswani, N. Shazeer, N. Parmar, J. Uszkoreit, L. Jones, A. N. Gomez, Ł. Kaiser, I. PolosukhinAttention Is All You Need, Part of Advances in Neural Information Processing Systems 30 (NIPS 2017) [en ligne].

[3] A. M. Turing, I.- Computing machinery and intelligence, Mind, Volume LIX, Issue 236, October 1950, Pages 433–460.

[4] Reginald Heber Smith, The Law Office Organization, American Bar Association Journal, Vol. 26, No. 5 (MAY 1940), pp. 393-396.

[5] Reginald Heber Smith, Justice And The Poor : A Study Of The Present Denial Of Justice To The Poor And

Of The Agencies Making More Equal Their Position Before The Law, 1919.

[6] Reginald Heber Smith, The Law Office Organization, American Bar Association Journal, Vol. 26, No. 5

(MAY 1940), pp. 393-396

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] PwC France, Communiqué de Presse, 16 janvier 2023 [en ligne].

[10] O. Chaduteau, L’impact de l’innovation digitale sur la transformation du marché du droit et des directions juridiques des entreprises. Paris 2 Assas-Panthéon, Thèse (2020) sous la Direction du Professeur Bruno Deffains.

[11] Rapport « IA : Notre Ambition pour la France » - Commission de l’Intelligence Artificielle présidée par Philippe Aghion et Anne Bouverot, mars 2024.

newsid:490972

Cookies juridiques

Considérant en premier lieu que le site requiert le consentement de l'utilisateur pour l'usage des cookies; Considérant en second lieu qu'une navigation sans cookies, c'est comme naviguer sans boussole; Considérant enfin que lesdits cookies n'ont d'autre utilité que l'optimisation de votre expérience en ligne; Par ces motifs, la Cour vous invite à les autoriser pour votre propre confort en ligne.

En savoir plus