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par Marie Le Guerroué, Rédactrice en chef de la revue Lexbase Avocats
le 05 Décembre 2024
Le présent article est issu de notre dossier spécial consacré au "Décryptage de l’IA appliquée au Droit".
Frédéric Nouel, Senior Partner de Gide, a accepté de nous livrer son regard sur l'impact de l'intelligence artificielle générative sur le cabinet et ses attentes en la matière.
Le sommaire de ce dossier est à retrouver en intégralité ici.
Lexbase Avocats : Est-ce que l'IA fait déjà partie intégrante de votre quotidien professionnel ?
Frédéric Nouel : Nous utilisons bien sûr des outils intégrant des solutions d’IA (par exemple en matière de traduction), mais l'intelligence artificielle générative ne permet pas encore aujourd’hui de travailler sur le cœur des sujets qui préoccupent nos clients.
Bien que ce soit un outil formidable pour guider une première recherche, les solutions IA disponibles ne sont pas encore suffisamment pertinentes pour répondre aux exigences de précision et de rigueur d'une recherche de solution juridique.
L'IA générative peut fournir des réponses et même, dans ses dernières versions, tenter de structurer un raisonnement. C'est un gain de temps appréciable quand on découvre un sujet – notamment pour nos clients – et pour nous, lorsque nous le maitrisons, pour se remémorer l'approche générale de la problématique et le résumé de la solution communément admise.
Cependant, en l'état, elle n'offre que des réponses "majoritaires" ce qui peut être dangereux. Le raisonnement majoritaire n'est pas toujours exact et ne constitue pas nécessairement la meilleure solution… Nous, avocats, ne somment pas sollicités pour simplement répéter des solutions usuelles à des problèmes communs disponibles sur internet ou dans des ouvrages. Les clients et justiciables font appel à leur avocat pour explorer des solutions adaptées à leur situation personnelle et pour identifier les exceptions aux principes dont ils pourront tirer parti dans la défense de leurs intérêts.
Lexbase Avocats : L’accès à l’intelligence artificielle ne devrait donc pas diminuer le recours aux avocats ?
Frédéric Nouel : L'idée que l'IA pourrait réduire le recours aux avocats ou banaliser la prestation juridique est en contradiction avec la nature même du droit. Le droit, en tant qu'ensemble de règles consensuelles, organise la société et son respect assure l'ordre public. Le rôle de l'avocat est d'en être le médiateur, partageant cette responsabilité avec les professeurs et les magistrats. De Gutenberg à l'IA, tout outil qui facilite la diffusion et la compréhension du droit est bienvenu. Cependant, la simple connaissance n'est pas suffisante pour appliquer et faire respecter la loi. Les conflits sont nombreux et doivent être tranchés par un juge qui est toujours saisi par des thèses opposées. Dans ce système universel, convaincre, est essentiel et tant qu'il s'agira de convaincre un juge ou un tribunal, et non une intelligence artificielle, ce sont des avocats qui iront plaider.
Lexbase Avocats : Comment l'intelligence artificielle peut-elle être utile aux avocats ?
Frédéric Nouel : L'intelligence artificielle peut apporter une aide précieuse aux avocats en améliorant leur capacité à identifier plus rapidement des solutions efficaces. Par exemple, lorsqu'ils effectuent une recherche de jurisprudence, les avocats respectent la hiérarchie des juridictions en recherchant d'abord les décisions de la Cour de cassation. La solution est toutefois moins évidente lorsque celle-ci ne s'est pas prononcée. Grâce à l'IA générative, il est désormais possible pour certains éditeurs juridiques d'envisager de proposer des outils qui permettraient aux avocats de repérer, dans un nombre très important de décisions de première instance, la solution la plus fréquemment appliquée à des situations sensiblement identiques. L'IA a manifestement la capacité exceptionnelle d'analyser rapidement des volumes importants de décisions pour détecter celles qui présentent des similitudes et en extraire des orientations pertinentes.
Lexbase Avocats : Aujourd'hui, constatez-vous déjà l'impact de l'IA dans votre cabinet ?
Frédéric Nouel : Nous ne voyons pas encore d'impact très significatif mais beaucoup nous l'annoncent ! Nous apprenons à utiliser les outils que commencent à nous proposer les éditeurs. Toutefois la plupart sont encore en cours de développement. Lorsqu'ils seront paramétrés et disponibles, nous pourrons certainement gagner beaucoup de temps en détectant plus vite les tendances jurisprudentielles et en rédigeant et adaptant plus vite nos contrats. L’IA viendra enrichir notre boîte à outils sans remettre en cause notre raison d'être qui reste toujours de convaincre que notre approche est la bonne, qu'il s'agisse d'une transaction ou d'un contentieux. Il est de notre devoir d'encourager les éditeurs à mettre au point des outils efficaces et d'apprendre rapidement à les utiliser pour mieux servir nos clients.
Lexbase Avocats : Compte tenu de la force de frappe de votre cabinet, avez-vous pensé à faire des développements IA en interne ?
Frédéric Nouel : Nous sommes engagés à plusieurs niveaux.
Le premier niveau consiste à rester attentifs aux nouveautés et développements sur le marché. Nous ne voulons pas manquer les nouveaux outils et souhaitons être capables d'en tirer le meilleur parti. Bien que ces outils soient encore évolutifs, nous n'attendrons pas qu'ils soient optimaux ou utilisés par tous pour les adopter, nous prenons le risque d'en tester un nombre important. Nous travaillons avec tous les éditeurs pour connaître leurs développements et les soutenir.
Le deuxième niveau concerne les prestataires d'IA offrant des services d'automatisation et d'amélioration de la production documentaire. Des services comme « Henchman » fournissent des outils élaborés pour accélérer la rédaction de contrats et la mise à jour des documents. Ces outils pourraient nous faire gagner beaucoup de temps pour les documents standardisés. Bien que certains tests, ne soient pas encore tous concluants, le potentiel de gain de temps est important.
Enfin, le troisième niveau viendra lorsque les éditeurs offriront les modules d'analyse de leurs bases, offrant ainsi aux cabinets des outils pour mieux utiliser leur propre savoir faire. Nous espérons voir ces produits arriver rapidement.
Pour ce qui concerne notre cabinet, nous disposons d'une base de savoir faire qui est à la fois très riche et très spécifique, car nous avons vocation à traiter les cas particuliers. C'est donc toujours difficile de réutiliser de la documentation, elle n'est jamais exactement transposable. Cependant, disposer d'une base documentaire bien classée au terme d'une analyse par l'IA, permettant de retrouver des situations et des mécanismes, au-delà des simples mots-clés, nous sera extrêmement utile. C’est ce que les éditeurs tentent aujourd'hui de proposer pour exploiter leurs propres bases de données et nous pourrons nécessairement en bénéficier à terme.
Pour se préparer, il faut apprendre à se servir des nouveaux outils. Concevoir un prompt sur une IA générative diffère d'une recherche par mots clés dans Google.
Lexbase Avocats : La formation devient-elle donc la clé de cette évolution ?
Frédéric Nouel : La formation est effectivement indispensable, mais en réalité, les générations montantes ont déjà intégré l'utilisation de ces IA génératives. Il faut surtout sensibiliser les autres à leur utilisation. Actuellement, nous avons plus de 100 avocats qui testent des applications d'intelligence artificielle de manière quasi permanente. Je préfère garder confidentiels les montants investis, mais ils sont significatifs."
Lexbase Avocats : Vous êtes un cabinet français avec des clients français de l’armement, de l’aéronautique ou d’autres secteurs où la souveraineté et la confidentialité sont clés ; est-ce que vous craignez tout particulièrement des atteintes au secret professionnel et à la confidentialité des échanges avec l’utilisation des IA Generative ?
Non car tous les avocats et plus généralement tous les membres du cabinet sont sensibilisés et formés à l’accès et au traitement des données sensibles de nos clients. Ils savent correctement utiliser les outils mis à leur disposition.
Lexbase Avocats : Voyez-vous l'IA comme un facteur d'harmonisation des règles juridiques internationales ?
Fréderic Nouel : Oui, mais uniquement dans une perspective à long terme et sans que cela soit lié à l'IA générative. L'harmonisation résulte des exigences du commerce mondial qui conduisent à l'uniformisation des règles. Qu'apporte l'IA à ce processus ? Elle peut être un facteur d'accélération de cette uniformisation, tout comme l'ont été avant elle l'imprimerie puis Internet. L'IA représente le dernier avatar du progrès de l'intelligence, facilitant l'accès à l'information, au savoir, et au raisonnement.
Dans cette perspective, cela devient très compliqué - dans un environnement démocratique qui garantit l'accès libre à l'information et au savoir - de préserver des bulles de règles dérogatoires non alignées pas sur des principes et règles communément admises.
Lexbase Avocats : Est-ce finalement un nouveau défi pour les avocats ?
Fréderic Nouel : Autrefois, on consultait un avocat pour connaître la règle ; désormais, on le consulte pour savoir comment l'appliquer et identifier la bonne solution à des cas toujours plus particuliers. Le niveau de sophistication s'accroit constamment et il faut s'en réjouir. En cela l'IA n'est pas plus un défi pour les avocats qu'elle ne l'est pour les médecins. Nous l'abordons avec énormément d'enthousiasme ; l'intelligence artificielle va nous faire gagner du temps, simplifier certaines tâches plutôt pénibles, fiabiliser nos recherches, et nous permettre d'échanger plus vite entre nous et avec nos clients sur des sujets plus intéressants.
L’intelligence artificielle va stimuler l'imagination, et c'est formidable. D’ailleurs, on ne parlerait pas de révolution s'il n'y avait pas cet engouement général : les promesses de l’IA font rêver !
Lexbase Avocats : Alors, dans combien de temps pourrions-nous publier un nouveau numéro spécial pour faire le bilan et évaluer cet impact ?
Fréderic Nouel : Au rythme où vont les choses, sachant que Chat GPT a deux ans, on pourrait peut-être appliquer à l'IA à la loi de Moore. Ceci signifierait un doublement de la puissance tous les dix-huit mois. Essayons cela et faisons le point dans dix-huit mois. Le paysage sera peut-être très différent : tous les éditeurs devraient avoir sorti leurs outils que nous n'allons pas indéfiniment tester… Dans dix-huit mois, nous serons peut-être passés à quelque chose de complètement différent. Avec l’IA qui stimule l'imagination, il est bien difficile de prédire la suite de l'histoire !
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