Lexbase Avocats n°353 du 5 décembre 2024 : Intelligence artificielle

[Dossier spécial] Décryptage de l’IA appliquée au Droit - Le paradoxe du langage juridique à l'ère de l'IA : repenser la représentation du droit

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par Raphaël David Lasseri, Doctorant, Président et fondateur de "Magic Lemp", Expert Numérique France2030, Chercheur, Docteur en Physique Théorique ENS

le 16 Décembre 2024

Le présent article est issu du dossier spécial "Décryptage de l’IA appliquée au Droit".

 

Raphaël David Lasseri est Doctorant, Président et fondateur de "Magic Lemp", Expert Numérique France2030, Chercheur, Docteur en Physique Théorique ENS. Il  est en pointe sur la R&D de l’IA appliquée au Droit avec des modèles souverains. En tant que physicien de formation, désormais engagé dans le domaine de l'intelligence artificielle appliquée au droit, il aborde ce dernier avec une perspective singulière. Là où ses collègues juristes voient des textes, des interprétations et des précédents, il y perçoit des systèmes complexes, des modèles de représentation et des opportunités d'optimisation. Cette vision différente, loin d'être un obstacle, s'avère, selon lui, particulièrement adaptée à l'heure où l'IA interpelle les fondements mêmes de la pratique juridique.

Dans ce contexte, des collaborations entre experts IA et juristes, comme celles qu'il a pu développer avec des acteurs du monde juridique, permettent d'explorer de nouvelles approches pour rendre le droit plus accessible, tout en préservant sa richesse et sa complexité intrinsèques.

 

Le sommaire de ce dossier est à retrouver en intégralité ici.


 

I. Le langage juridique : entre précision et ambiguïté nécessaire

A. La quête historique de précision dans le droit

Depuis des siècles, le droit poursuit un objectif apparemment simple : établir avec la plus grande précision possible les règles qui régissent la société. Les Codes, les lois et les règlements sont rédigés avec une minutie extrême pour éviter toute ambiguïté susceptible de conduire à des interprétations divergentes. Cette précision est essentielle pour garantir la sécurité juridique et l'égalité devant la loi.

Cependant, cette quête de précision se heurte à une limite inhérente : le langage naturel. Les mots sont polysémiques, les contextes varient, et les situations humaines sont infiniment diversifiées. Par exemple, le terme "cause" peut désigner la raison d'un contrat, un élément de responsabilité ou un événement générateur d'un préjudice. Malgré tous les efforts pour définir précisément les termes juridiques, une part d'ambiguïté subsiste inévitablement.

B. L'ambiguïté comme outil d'adaptation

Paradoxalement, cette ambiguïté n'est pas une faiblesse du droit, mais une de ses forces. Elle permet au droit de s'adapter aux évolutions sociales, économiques et technologiques. Prenons l'exemple du concept de "bon père de famille", remplacé par celui de "personne raisonnable" dans le Code civil. Ce terme, volontairement large, permet aux juges d'apprécier le comportement attendu d'un individu dans des circonstances données, en tenant compte des normes sociales contemporaines.

De même, des notions comme "ordre public" ou "bonne foi" sont délibérément ouvertes à l'interprétation. Elles offrent aux juges la flexibilité nécessaire pour appliquer la loi de manière équitable, en prenant en compte les spécificités de chaque cas. Cette capacité d'adaptation est essentielle pour assurer que le droit reste pertinent face à des situations nouvelles et imprévues.

Comme pourrait le dire un mathématicien facétieux : "Le droit est précis grâce à son imprécision" (ne cherchez pas la citation, je viens de l'inventer). Cette phrase illustre bien le paradoxe du langage juridique : c'est en acceptant une certaine ambiguïté que le droit parvient à maintenir sa cohérence et son efficacité.

II. Repenser la représentation du droit

A. Les limites du langage naturel

Comme nous l’avons vu, malgré, (ou grâce) à sa richesse, le langage juridique est contraint par les limites du langage naturel. Un même terme peut avoir plusieurs significations selon le contexte, et des concepts similaires peuvent être exprimés par des termes différents. Cette complexité linguistique pose des défis majeurs pour la modélisation du droit à l'aide de l'IA.

Par exemple, le mot "contrat" peut renvoyer à un accord écrit formel, mais aussi à des conventions verbales ou même à des engagements implicites. De plus, des termes comme "résolution" et "résiliation" désignent des modes de dissolution de contrats, mais avec des implications juridiques différentes. Les modèles informatiques traditionnels, qui reposent sur une lecture linéaire et littérale du texte, peinent à saisir ces subtilités.

Nous tentons de faire tenir un espace conceptuel multidimensionnel dans une structure unidimensionnelle de mots et de phrases. C'est un peu comme essayer de représenter une sculpture complexe à l'aide d'une simple description textuelle : possible, mais terriblement inefficace.

B. La dimensionnalité du sens : au-delà des mots

Pour surmonter ces limites, il est nécessaire de repenser la manière dont nous représentons le droit. Imaginons que nous puissions modéliser chaque concept juridique, non pas comme un simple mot ou une phrase, mais comme un point dans un espace à plusieurs dimensions. Dans cet espace, la distance entre deux points refléterait la proximité sémantique des concepts correspondants. Les relations entre concepts – telles que "est une sous-catégorie de", "est opposé à", "implique" – seraient représentées par des vecteurs et des directions mesurables.

Cette approche est plus proche de la manière dont les juristes expérimentés naviguent dans le droit. Lorsqu'un avocat cherche des précédents pertinents, il ne se limite pas aux mots-clés exacts, mais considère les concepts sous-jacents, les principes juridiques applicables et les analogies avec d'autres domaines du droit.

Par exemple, face à un cas de responsabilité médicale, un juriste pourra s'inspirer de principes développés en droit de la responsabilité civile générale, voire en droit pénal général, pour éclairer son analyse. Une représentation multidimensionnelle permettrait de capturer ces liens implicites et de faciliter l'exploration de ces connexions.

III. Le défi de la représentation optimale du langage juridique

A. La question de la granularité

L'un des défis majeurs de cette approche est de déterminer le niveau de détail approprié pour la représentation des concepts juridiques. Comment concilier la nécessité de représenter des principes généraux du droit avec celle de modéliser des règles spécifiques et des cas particuliers ?

Par exemple, le concept de "propriété" est un principe fondamental du droit, mais il englobe une multitude de situations spécifiques : propriété mobilière, immobilière, intellectuelle, etc. Chacune de ces catégories comporte ses propres règles et exceptions. Une représentation efficace doit pouvoir naviguer entre ces différents niveaux de détail.

La solution réside dans une approche hiérarchique et multi-échelle. En créant des modèles capables de représenter les concepts juridiques à différents niveaux d'abstraction, on peut permettre une navigation fluide entre les principes généraux et les cas particuliers.

B. La robustesse comme exigence fondamentale

Un autre défi essentiel est de garantir la robustesse de la représentation du droit. Le langage évolue, les lois sont modifiées, de nouveaux concepts juridiques apparaissent, et les interprétations jurisprudentielles changent au fil du temps. Pour que le modèle reste pertinent, il doit être capable de s'adapter à ces évolutions tout en préservant la cohérence des concepts.

La robustesse implique également de gérer les incertitudes inhérentes au droit. Les décisions judiciaires ne sont pas toujours prévisibles, et des cas similaires peuvent aboutir à des résultats différents en fonction du contexte, de la juridiction ou de l'interprétation du juge. Il est donc crucial que les modèles puissent intégrer ces incertitudes et les refléter dans leurs analyses. In fine, ce sont bien les professionnels du droit qui gardent la main sur l’interprétation du droit et l’application concrète du droit.

Par exemple, en matière de recherche de l'issue d'un litige par rapport à des faits, un modèle robuste ne doit pas se contenter de fournir une réponse binaire (gagner ou perdre), mais doit être capable d'interpréter le degré de probabilité associé à chaque résultat, en tenant compte des variables pertinentes.

IV. Vers un nouveau paradigme d'analyse juridique

A. La multidimensionnalité du raisonnement juridique

L'adoption d'une représentation multidimensionnelle du droit, de fait, déjà pratiquée par les professionnels du droit, ouvre de nouvelles perspectives pour l'analyse juridique par un modèle algorithmique. Elle permet de visualiser les interconnexions complexes entre les différents domaines du droit, de détecter des relations inattendues et d'explorer le corpus juridique de manière plus intuitive.

Par exemple, un juriste travaillant sur un litige en droit du travail pourrait (re)découvrir, grâce à cette approche, des jurisprudences pertinentes en droit de la santé ou en droit européen, qui n'auraient pas été identifiées avec une recherche traditionnelle. Cela favorise une approche plus holistique du droit, que ce soit au niveau humain ou informatique, où les barrières entre les disciplines sont estompées.

De plus, cette approche facilite la détection d'incohérences ou de contradictions dans le corpus juridique. En visualisant les concepts dans un espace multidimensionnel, il devient possible d'identifier des zones où les définitions sont floues, où les interprétations divergent ou où des lacunes existent dans la législation ou dans son interprétation judiciaire.

B. Applications concrètes et perspectives

Plusieurs applications concrètes émergent déjà de cette approche. Des outils d'analyse juridique assistée par l'IA permettent de réaliser des recherches sémantiques approfondies, d'identifier des jurisprudences pertinentes et de visualiser les relations entre différents textes juridiques.

Par exemple, lors de la rédaction d'un contrat complexe, un avocat peut utiliser un outil d'IA pour identifier rapidement les clauses standards, détecter les risques potentiels et consulter les jurisprudences associées. 

Ces outils ne sont pas destinés à remplacer le juriste, mais à augmenter ses capacités d'analyse. Ils permettent de gagner en efficacité, de réduire les erreurs potentielles et d'explorer de nouvelles pistes de réflexion.

V. La fiabilité du droit à l'ère de l'IA : gérer l'incertitude

L'introduction de l'IA dans le domaine juridique soulève également des questions sur la fiabilité des modèles et la gestion de l'incertitude dans les prédictions. Le droit n'est pas une science exacte, et les décisions judiciaires peuvent être influencées par de nombreux facteurs subjectifs. Il est donc essentiel que les outils d'IA prennent en compte cette dimension et ne donnent pas une illusion de certitude là où l'incertitude prévaut.

Cela permet aux utilisateurs de prendre des décisions éclairées, en connaissance des marges d'incertitude et en réinterrogeant le raisonnement juridique algorithmique par le raisonnement juridique humain.

C’est pourquoi, il est important de garantir la transparence des modèles utilisés. Les algorithmes doivent être explicables, afin que les juristes puissent comprendre les raisons derrière les prédictions ou les suggestions proposées. Cela renforce la confiance dans les outils et permet de détecter et corriger les éventuels biais. À ce stade l’interprétabilité des modèles (et en particulier des grands modèles de langues) et un vœu pieux ! Toutefois nous avons pu développer un certain nombre d’approches permettant d’estimer le taux d’incertitude du modèle dans sa réponse. Le concept est fondamentalement simple, lorsqu’un modèle « hallucine » il explore une zone de l’espace possible des réponses qui correspond à une zone « improbable » dans l’espace des représentation évoqués précédemment. En conséquence en combinant un ensemble de prédictions (on parle d’un comité de réseaux de neurones), on peut, sous certaines conditions, estimer la vraisemblance de la prédiction, sans pour autant connaître la « vérité ».

VI. Les enjeux éthiques et humains de l'IA juridique

L'utilisation de l'IA dans le domaine juridique soulève également des enjeux éthiques importants. Il est crucial de veiller à ce que ces technologies soient utilisées de manière responsable, en respectant les principes fondamentaux de justice, d'équité et de respect des droits humains.

Par exemple, la justice prédictive, qui utilise l'IA pour estimer les risques de récidive ou pour orienter les décisions judiciaires, peut conduire à des biais discriminatoires si les modèles sont entraînés sur des données historiques reflétant des inégalités. Il est donc essentiel de garantir la transparence des algorithmes, de contrôler les biais potentiels, d’en encadrer l’usage et de maintenir une supervision humaine.

Les juristes ont un rôle clé à jouer dans ce contexte. Leur expertise est indispensable pour définir les cadres éthiques, juridiques et déontologiques de l'utilisation de l'IA. Ils doivent s'assurer que les technologies développées respectent les principes fondamentaux du droit et qu'elles sont utilisées au service de la justice.

VII. L'importance de la collaboration entre juristes et scientifiques

Le développement de technologies d'IA appliquées au droit nécessite une collaboration étroite entre juristes et scientifiques. Les juristes apportent leur expertise métiers sur les concepts, les principes et les pratiques du droit, tandis que les scientifiques contribuent avec leurs compétences en modélisation, en traitement du langage naturel et en intelligence artificielle.

Cette collaboration permet de créer des outils qui sont à la fois techniquement avancés et juridiquement pertinents. Elle favorise également une meilleure compréhension mutuelle entre disciplines, ouvrant la voie à de nouvelles approches innovantes.

Par exemple, lors du développement d'un modèle d'analyse juridique, les juristes doivent être à l’origine du cahier des charges et peuvent aider à identifier les concepts clés à modéliser, à définir les relations entre eux et à valider les résultats obtenus. Les scientifiques, de leur côté, peuvent adapter les modèles pour mieux prendre en compte les spécificités du langage juridique et améliorer la performance des outils.

***

Le défi qui nous attend est passionnant : repenser la représentation du droit à l'ère de l'intelligence artificielle pour le rendre plus accessible, plus cohérent et plus efficace, tout en préservant sa richesse et sa complexité. Cela nécessite une collaboration étroite entre juristes et scientifiques, entre la rigueur du droit et la précision mathématique.

Les nouvelles technologies offrent des opportunités inédites pour explorer le droit sous de nouveaux angles, faciliter l'accès à la justice et améliorer l'efficacité des pratiques juridiques. Toutefois, il est essentiel de garder à l'esprit les limites et les enjeux éthiques associés à l'utilisation de l'IA.

En conjuguant nos efforts, nous pouvons transformer le paradoxe du langage juridique en une force, en tirant parti de l'ambiguïté pour créer des modèles plus flexibles et adaptés aux réalités complexes du droit. Loin de nous l’idée d'automatiser la justice, il s’agit de renforcer sa capacité à répondre aux besoins de la société en tirant parti des avancées technologiques tout en respectant les valeurs fondamentales qui la sous-tendent.

Dans cette perspective, les collaborations entre experts en IA et professionnels du droit, comme celles que « Magic LEMP » mène avec Lexbase, sont essentielles. Elles permettent de développer des solutions innovantes qui augmentent les capacités des juristes sans les remplacer, un peu comme un microscope augmente celles du biologiste.

Le chemin est encore long, et les défis sont nombreux. Mais en unissant nos compétences et nos perspectives, nous pouvons construire le droit de demain et accompagner le juriste augmenté : un droit qui allie tradition et innovation, précision et flexibilité, justice et efficacité.

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