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par Marie Le Guerroué, Rédactrice en chef de la revue Lexbase Avocats
le 05 Décembre 2024
En juin dernier, la commission des lois du Sénat a mis en place une mission d’information sur l’IA et les professions du droit. Son objectif ? Évaluer l’impact de l’intelligence artificielle générative sur les métiers du droit et formuler des propositions visant à garantir l’appréhension éthique et déontologique de ces technologies pour les professions du droit.
Le rapport sera publié le 18 décembre prochain.
Marie-Pierre de La Gontrie, Sénatrice de Paris, Rapporteure de ces travaux et ancienne avocate a accepté, pour Lexbase Avocats, de nous partager son analyse.
Le sommaire de ce dossier spécial "L'intelligence artificielle appliquée au Droit" est à retrouver en intégralité ici.
Lexbase Avocats : Est-ce que vous pouvez d’abord nous expliquer pourquoi il est apparu nécessaire de diligenter une mission d’information sur l’impact de l’IA générative sur les métiers du droit ?
Marie-Pierre de La Gontrie : Le Parlement légifère, bien entendu, mais il a aussi un rôle de contrôle et de prospective à assumer. L’intelligence artificielle générative est apparue dans nos vies il y a relativement peu de temps mais a d’ores-et-déjà un impact fort sur nos pratiques, professionnelles en particulier, et les métiers du droit ne sont évidemment pas épargnés. Elle va engendrer et engendre déjà des transformations profondes dans le secteur juridique alors même qu’aucun cadre réglementaire ou éthique n’est encore clairement établi. Si ces outils promettent des gains de productivité significatifs, ils soulèvent aussi des questions fondamentales sur la qualité du droit rendu, la confidentialité des données, la responsabilité des utilisateurs ou encore quant à l’égal accès à ces nouvelles technologies.
Notre objectif est donc double : d’une part, comprendre comment ces technologies redéfinissent le rôle des professionnels du droit - avocats, magistrats, greffiers, notaires - et, d’autre part, évaluer les risques et opportunités qu’elles représentent. Il s’agit notamment de garantir que leur intégration dans notre pratique juridique se fasse dans un cadre éthique et réglementaire clair, qui protège à la fois les professionnels et les justiciables.
Cette mission répond à une demande forte des acteurs et nous avons pu constater l’intérêt qu’ont porté les professionnels du droit à nos travaux ainsi que l’attente quant à nos conclusions. Qu’il s’agisse des barreaux, des associations ou des juridictions, tous s’interrogent sur la manière d’intégrer ces outils dans leurs pratiques sans altérer les principes fondamentaux de la justice. Il est de notre responsabilité, en tant que législateurs, d’anticiper ces évolutions pour accompagner cette transition tout en préservant les fondements de notre système juridique, et c’est le sens que nous avons donné à cette mission d’information.
Lexbase Avocats : Comment votre rapport évalue-t-il l'impact de l'IA générative sur la pratique quotidienne des professionnels du droit notamment en ce qui concerne la recherche documentaire et la rédaction de documents juridiques ?
Marie-Pierre de La Gontrie : Si je ne peux vous dévoiler le contenu de notre rapport avant de l’avoir présenté à la commission des lois du Sénat, il est clair que nous avons constaté l’impact significatif qu’à d’ores-et-déjà l’intelligence artificielle générative sur la pratique quotidienne des professionnels du droit.
En matière de recherche documentaire, les outils d’IA générative permettent d’automatiser le traitement de grandes quantités d’informations, comme l’analyse de jurisprudences ou de textes législatifs. Cela peut considérablement réduire le temps consacré à ces tâches chronophages, tout en améliorant la précision et l’exhaustivité des recherches. Toutefois, il est nécessaire de souligner que la fiabilité des résultats dépend fortement de la qualité des données utilisées pour entraîner ces outils, ce qui nécessite une vigilance accrue de la part des professionnels pour éviter des erreurs ou des biais.
Concernant la rédaction de documents juridiques, l’IA générative offre la capacité de produire des premières ébauches de contrats ou d’actes. Cela peut libérer les professionnels de certaines tâches et leur permettre de se concentrer sur des activités plus complexes. Cependant, nous mettons en garde contre une utilisation non supervisée de ces outils, qui pourrait compromettre la précision juridique et la personnalisation des documents, indispensables pour répondre aux besoins spécifiques des clients ou des affaires.
Lexbase Avocats : Y a-t-il un point qui vous a particulièrement surpris lors de vos auditions ? Un point auquel vous ne vous attendiez vraiment pas ?
Marie-Pierre de La Gontrie : Tout d’abord, j’ai été étonnée par le peu d’inquiétudes exprimées par les avocats face à la question de l’impact sur l’emploi dans la profession qui ne semblait pas les alarmer. Cela contraste avec les craintes exprimées dans d’autres secteurs.
Par ailleurs, j’ai été frappée par l’attente forte et unanime de la part des professionnels du droit quant aux conclusions de notre mission d’information. Beaucoup voient dans cette démarche, en parallèle du travail mené par les organisations professionnelles, l’occasion de structurer et d’encadrer l’intégration de l’IA générative dans leurs pratiques. Ils attendent des recommandations claires, notamment en matière de régulation, d’accompagnement technique et de formation.
Lexbase Avocats : On le constate dans ce dossier, l’implémentation de l’IA Générative dans les cabinets est en pleine effervescence. De nombreux outils ont déjà été mis sur le marché et proposés aux professionnels du droit en l’espace de quelques mois.
L’accès à cette technologie ne risque-t-il pas de remettre en cause plus largement la question de l’accès au droit ? Et de l’égalité des armes ?
Marie-Pierre de La Gontrie : Vous soulevez un point crucial. L’accès à l’intelligence artificielle générative, s’il est mal encadré, pourrait en effet accentuer les inégalités déjà existantes et renforcer certains biais.
D’un côté, ces outils offrent une opportunité formidable de démocratiser l’accès à des services juridiques. En réduisant les coûts et les délais liés à des tâches comme la recherche documentaire ou la rédaction, ils pourraient permettre à des justiciables aux revenus modestes de bénéficier d’un accompagnement juridique de qualité. Cependant, un risque majeur est celui d’un accès inégal à ces technologies. Les grands cabinets d’avocats ou les entreprises ayant les moyens d’investir dans des solutions avancées et bien calibrées bénéficieront d’un avantage compétitif significatif, là où les structures plus modestes pourraient rester à la traîne.
Si certaines parties dans un litige utilisent des outils d’IA générative pour analyser des milliers de documents ou affiner leurs stratégies, tandis que d’autres ne peuvent s’appuyer que sur des moyens traditionnels, cela crée un déséquilibre évident. L’enjeu est donc de garantir que l’introduction de ces technologies se fasse de manière équitable, par exemple en soutenant financièrement les petites structures ou en rendant certains outils accessibles gratuitement dans le cadre de l’aide juridictionnelle.
De même, l’annonce faite par le barreau de Paris il y a quelques semaines quant à la signature de partenariats avec des plateformes d’IA juridiques est une bonne nouvelle, même s’il demeure un risque d’inégalités entre les différents barreaux du territoire.
Lexbase Avocats : Quelles mesures préconisez-vous de prendre pour garantir l'équité dans l'utilisation de cette technologie ?
Marie-Pierre de La Gontrie : Encore une fois, je ne peux dévoiler nos préconisations avant de les avoir présentées à mes collègues. Toutefois, je peux vous dire qu’il sera évidemment crucial de soutenir les petites structures, comme les cabinets d’avocats individuels ou les associations d’aide juridique, en facilitant leur accès à des solutions d’IA. Cela pourrait passer par la mise en place de subventions publiques, la négociation de licences collectives pour des outils validés, ou encore le développement de plateformes publiques accessibles gratuitement dans le cadre de l’aide juridictionnelle.
Une autre priorité sera de garantir que tous les professionnels du droit aient accès à une formation adaptée, initiale et continue, afin de s’adapter à des outils en constante évolution, pour comprendre et utiliser ces technologies de manière efficace et éthique, tout en étant sensibilisé aux limites de l’IA générative, aux risques de biais et aux enjeux de confidentialité des données.
Pour éviter les usages abusifs ou déséquilibrés, il sera donc essentiel de mettre en place un cadre clair qui définisse les conditions d’utilisation de l’IA générative, notamment en ce qui concerne la transparence des algorithmes, la responsabilité en cas d’erreur et la garantie d’un traitement équitable pour toutes les parties dans une procédure judiciaire.
Il sera donc primordial d'instaurer des standards communs pour s’assurer que les outils utilisés respectent des critères de qualité, d’impartialité et de sécurité.
Enfin, il s’agira d’encourager l’innovation pour développer des outils spécifiquement adaptés aux besoins des petites structures ou des justiciables les plus vulnérables, afin de ne pas concentrer les bénéfices de ces technologies entre les mains de quelques grands acteurs.
Lexbase Avocats : Est-ce que les services et le personnel de Justice, dans le contexte budgétaire difficile que l’on connait, pourront eux aussi y accéder ?
Marie-Pierre de La Gontrie : L’accès des services et du personnel de Justice à ces outils représente en effet un véritable défi, d’autant plus au regard des difficultés que rencontre déjà le ministère de la Justice concernant ses applications numériques.
Leur déploiement nécessitera des investissements significatifs, non seulement pour acquérir les technologies, mais aussi pour former les personnels et garantir une infrastructure technique adaptée.
Les restrictions budgétaires actuelles pourraient ainsi limiter la capacité du ministère de la Justice à s’engager pleinement dans cette transition technologique. En effet, si le budget de la Justice a certes augmenté ces dernières années, permettant un rattrapage budgétaire, celui-ci est toutefois très loin d’être achevé.
Ainsi, si les personnes auditionnées nous ont parues pleinement conscientes des enjeux auxquels le ministère de la Justice est confronté sur cette question, il sera nécessaire de déployer un effort budgétaire volontariste sans quoi il est à craindre que les services de la Justice restent en marge de cette évolution technologique.
Lexbase Avocats : La formation des utilisateurs aux IA Generative semble donc être une des clés pour garantir l’accès au droit. Quelles formations préconisez-vous pour les professionnels du droit ?
Marie-Pierre de La Gontrie : La formation des professionnels du droit est effectivement une clé essentielle pour garantir une utilisation efficace, équitable et éthique des outils d’IA générative.
Par exemple, cela pourrait passer par l’intégration de modules spécifiques sur l’intelligence artificielle dans la formation initiale des juristes, avocats et magistrats, ou, pour les professionnels en activité, par des formations continues adaptées.
Ces formations devront être conçues en partenariat avec les écoles professionnelles, les barreaux et les institutions judiciaires, afin de répondre aux besoins spécifiques des différents métiers du droit.
Lexbase Avocats : Les professionnels du droit et, particulièrement les avocats, doivent respecter le secret professionnel et protéger leurs données et celles de leur client. Est-ce que de ce point de vue l’utilisation des IA Generative peut présenter des risques ?
Marie-Pierre de La Gontrie : L’utilisation des IA génératives par les professionnels du droit, et en particulier par les avocats, soulève effectivement des enjeux majeurs en matière de respect du secret professionnel et de protection des données.
La transmission d’informations sensibles ou confidentielles à un outil externe, pouvant être hébergé sur des serveurs non maîtrisés par l’utilisateur, pourrait entraîner des risques de fuites de données ou de violations du secret professionnel. Cela est particulièrement préoccupant dans le cadre des professions réglementées, où le respect de ce secret est une obligation déontologique fondamentale.
D’autre part, il existe un risque lié au potentiel manque de transparence des algorithmes utilisés par ces outils. Si l’origine des données d’entraînement ou les mécanismes décisionnels de l’IA ne sont pas clairs, il peut être difficile pour un avocat de garantir que l’utilisation de ces technologies respecte les normes éthiques et légales de sa profession.
Pour atténuer ces menaces, il y a nécessité d’une vigilance accrue, d’un contrôle renforcé et d’une certaine transparence dans l’élaboration des outils.
Lexbase Avocats : Comment l'IA générative va, selon vous, redéfinir les rôles au sein des cabinets d'avocats et des services juridiques ? Est-ce que les métiers de la Justice doivent s’attendre à des suppressions de poste en raison de l’automatisation de certaines tâches ?
Marie-Pierre de La Gontrie : L’IA générative a le potentiel de redéfinir en profondeur les rôles au sein des cabinets d’avocats et des services juridiques, mais il est important de ne pas surévaluer ses effets. Si elle automatise certaines tâches, elle ouvre aussi des opportunités pour réorienter les métiers vers des activités à plus forte valeur ajoutée. Ce qui est certain, c’est que les métiers du droit semblent particulièrement perméables au développement de l’IA générative.
Néanmoins, peu de recherches récentes ont été conduites sur ce sujet. Si une étude de la North Carolina Law Schooldatant de 2016 affirmait qu’uniquement 13 % des emplois juridiques seraient en danger, de nouveaux travaux universitaires tenant compte de l’arrivée à maturité des technologies d’IAG ont conduit à reconsidérer l’impact qu’elles pourraient avoir sur l’emploi dans les cabinets d’avocats. Une étude de mars 2023 a ainsi estimé que les services juridiques étaient le secteur d’activité le plus directement soumis aux modifications induites par les « large language models ». Une analyse de la banque « Goldman Sachs » de mars 2023 a de même souligné que 44 % des emplois de ce secteur étaient exposés à une automatisation, au moins partielle. Il est donc nécessaire de conduire d'autres études pour mieux appréhender l'impact du développement de l’intelligence artificielle sur les ressources humaines des cabinets d’avocats, d’autant que cet impact est différencié selon les spécialités.
Nous devrons donc être extrêmement vigilant quant à la gestion des ressources humaines dans les métiers du droit au cours des prochaines années. Toutefois, si l’automatisation peut réduire la charge de travail sur certains segments et ainsi conduire à la suppression de postes, elle génère aussi de nouveaux besoins, notamment en termes de gestion et d’encadrement des technologies. Par exemple, des compétences en supervision des algorithmes ou en analyse de données juridiques deviennent de plus en plus importantes. Les cabinets et les services juridiques devront intégrer des profils hybrides, à l’interface entre droit et technologie.
Enfin, nous mettons en garde contre le risque de creuser les inégalités au sein des métiers de la justice. Il est essentiel d’accompagner cette transition technologique par des politiques de formation, de régulation et de soutien financier, afin de préserver l’équilibre et l’accessibilité de la profession. Dans ce cas, l’IA générative pourra être vue comme un outil de complémentarité et non comme une menace pour les emplois.
Lexbase Avocats : L’arrivée de l’IA Generative suscite autant de craintes que d’enthousiasme chez les professionnels. Après ces quelques mois d’enquête, est-ce aussi, et toujours, votre sentiment ?
Marie-Pierre de La Gontrie : L’enthousiasme vient des opportunités indéniables qu’offre l’IA générative. Les professionnels du droit perçoivent ces outils comme une révolution technologique capable de les libérer de nombreuses tâches répétitives, d’améliorer leur efficacité et d’élargir l’accès au droit. Dans certains cabinets et services, des expérimentations montrent déjà des gains de temps significatifs pour la recherche documentaire ou la rédaction d’ébauches de contrats.
Cependant, les craintes restent bien réelles et parfois exacerbées par la rapidité de ces évolutions. Elles portent notamment sur la fiabilité des outils, la protection des données sensibles, et surtout sur l’impact sur les emplois et les modèles économiques des professions juridiques. Nous avons également constaté une inquiétude grandissante concernant la dépendance technologique, notamment si les acteurs du droit ne parviennent pas à encadrer l’utilisation de ces outils dans des limites éthiques et juridiques claires.
Lexbase Avocats : Quels vont être les prochaines étapes après votre rapport ?
Marie-Pierre de La Gontrie : Nous présenterons le rapport devant la commission des lois le 18 décembre prochain afin de débattre de ses conclusions et recommandations.
À la lumière des conclusions du rapport, nous pourrons envisager des propositions législatives visant à encadrer l’utilisation de l’IA dans les métiers du droit. Toutefois, il me semble qu’à court-terme l’enjeu est plus financier et déontologique que législatif.
Nous poursuivrons ainsi évidemment les échanges avec les barreaux, les juridictions, et les associations pour affiner nos recommandations et accompagner leur mise en œuvre. Ce dialogue est essentiel pour garantir que les solutions proposées répondent aux réalités pratiques des professionnels.
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