Réf. : Cass. civ. 2, 19 octobre 2023, n° 21-20.366, F-B N° Lexbase : A65071NC
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par Stéphane Buffa, Avocat associé chez KAIRNS Avocats, Docteur en droit, Enseignant à l'Université Picardie Jules Verne
le 13 Décembre 2023
Mots-clés : société d’exercice libérale (SEL) • société de participations financières des professions libérales (SPFPL) • rémunération • cotisations sociales • revenus professionnels • dividendes
Par un arrêt du 19 octobre 2023, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a considéré que les dividendes versés par une SEL à une SPFPL doivent être soumis aux cotisations sociales dues par le libéral. Si l’on replace l’arrêt dans sa lignée jurisprudentielle, sa portée pourrait être moins étendue qu’il n’y paraît.
Par un arrêt du 19 octobre 2023 qui a fait beaucoup de bruit parmi les praticiens, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation semble mettre à mal les nombreux montages par lesquels les sociétés d’exercice libéral (SEL) distribuent des dividendes à leur holding constituée sous la forme de société de participations financières des professions libérales (SPFPL).
En l’espèce, un chirurgien exerçait son activité au travers d’une SEL dont il détenait les parts, directement à hauteur de 1 % et indirectement à hauteur de 99 %, par l'intermédiaire d’une SPFPL, soumise à l’impôt sur les sociétés, laquelle faisait, donc, office de holding.
La SPFPL percevait ainsi une partie des dividendes que distribuait la SEL. Le chirurgien-dentiste n’avait pas soumis les dividendes perçus par la SPFPL aux cotisations d’assurance-vieillesse. En effet, si l’article L. 131-6 du Code de la sécurité sociale N° Lexbase : L6945LNK disposait (et dispose encore) que les produits des parts et actions (essentiellement les dividendes) perçus par un travailleur indépendant étaient soumis aux cotisations sociales [1], il ne soumettait pas aux cotisations sociales les dividendes versés à une personne autre que l’indépendant en question. Le chirurgien-dentiste pouvait donc légitimement s’attendre à ce que les dividendes versés à la SPFPL ne soient pas assujettis aux cotisations sociales.
La caisse autonome de retraite des chirurgiens-dentistes et des sages-femmes (CARCDSF) n’eût pas la même lecture de l’article L. 131-6 du Code de la sécurité sociale et intégra dans l’assiette des cotisations d’assurance-vieillesse dues par le praticien en cause, le montant des dividendes versés par la SEL à la SPFPL.
L’affaire fut portée devant les juridictions et la cour d’appel d’Aix-en-Provence confirma la position de la caisse autonome de retraite. La Cour de cassation donne raison à la cour d’appel en admettant que les dividendes versés par la SEL à la SPFPL entrent dans l’assiette des cotisations sociales dues par le chirurgien-dentiste.
L’arrêt de la Cour de cassation, retient que « les bénéfices de la société d'exercice libéral, au sein de laquelle le travailleur indépendant exerce son activité, constituent le produit de son activité professionnelle et doivent entrer dans l'assiette des cotisations sociales dont il est redevable, y compris lorsque ces bénéfices sont distribués à la société de participations financières de profession libérale qui détient le capital de la société d'exercice libéral ». La Cour de cassation confirme, ainsi, l’arrêt d’appel ayant constaté que « le chirurgien-dentiste est le seul associé professionnel en exercice au sein de la SELARL et le seul à générer des revenus permettant de constituer les dividendes distribués à la société de participations financières, dans laquelle lui et son conjoint sont les deux seuls détenteurs de parts sociales », relevant que « ces dividendes correspondent à la rémunération d'un travail plutôt qu'à des revenus d'un patrimoine » et ajoutant « qu'il importe peu qu'au regard de la réglementation applicable, la société de participations financières soit dotée d'une personnalité morale distincte et soit soumise à l'impôt sur les sociétés et non à l'impôt sur les revenus ».
Si à première lecture, l’arrêt peut prendre l’apparence d’un cataclysme (I) pour la structuration société des libéraux, voire de l’ensemble des indépendants, ce cataclysme pourrait n’être qu’une tempête dans un verre d’eau (II) si l’on replace l’arrêt dans son contexte historique jurisprudentiel.
I. Cataclysme…
L’arrêt a, à juste titre, suscité beaucoup d’émoi, au moins parmi les praticiens, tant sa décision tord la lettre du texte (A). Par ce qu’il ne dit pas, l’arrêt laisse plus d’interrogations que de solutions (B).
A. Ce que la Cour de cassation a dit
Indéniablement, l’arrêt de la chambre civile de la Cour de cassation tord la lettre du texte de l’article L. 131-6 du Code de la sécurité sociale, en adoptant une lecture réaliste et en écartant l’existence de la SPFPL.
Le texte de l’article L. 131-6 du Code de la sécurité sociale ne soumet aux cotisations sociales que les revenus perçus par les indépendants. Le résultat d’une filiale appréhendé par sa société mère n’est pas visé par le texte. C’est une interprétation, on ne peut plus que constructive, que rend la Cour de cassation. En retenant une approche réaliste, la Cour s’appuie sur la nature des bénéfices réalisés par la SEL, qui constituent le « produit de l’activité professionnelle du chirurgien-dentiste ». Ainsi l’exercice de l’activité par l’intermédiaire d’une société, plutôt que directement, est sans influence, sur la nature des revenus, même après leur distribution en tant que dividendes, dès lors que, comme le souligne la Cour de cassation, le chirurgien est le seul à générer ses revenus. L’effort d’interprétation de la Cour réside, surtout, dans le fait que celle-ci soumet ces bénéfices aux cotisations sociales, y compris lorsqu’ils sont distribués à la SPFPL, alors que le texte de l’article L. 131-6 du Code de la sécurité sociale ne soumettait aux cotisations sociales que les produits perçus par le travailleur. Ce faisant, la Cour écarte l’ensemble des autres implications juridiques, que ce soit, la personnalité morale distincte de la SPFPL et son régime fiscal (impôt sur les sociétés ou translucidité).
En pratique, cette position renchérit significativement le coût des distributions de dividendes versés par les SEL aux SPFPL et remet en cause la quasi-neutralité fiscale et sociale de ces distributions. En effet, les dividendes versés à une holding sont soumis, dans le cadre du régime-mère fille, à l’impôt sur les sociétés sur une assiette limitée à 5 % de leur montant. Les cotisations sociales n’étaient pas applicables, du moins selon ce que l’on pouvait croire avant l’arrêt du 19 octobre 2023, tant que les dividendes n’étaient pas distribués par la SPFPL à son associé. L’intérêt de la holding est alors d’assurer une quasi-neutralité des remontées de dividendes, dans l’optique de leur réinvestissement par la holding. L’arrêt remet ainsi fortement en cause l’intérêt des montages, notamment existants, consistant à interposer une SPFPL entre la SEL et son associé.
Si la solution rendue par la Cour au litige est claire, elle laisse subsister de nombreux non-dits, posant la question de sa portée.
B. Ce que la Cour de cassation n’a pas dit
La construction de l’arrêt laisse planer quelques doutes quant à sa portée. Les implications techniques restent aussi à préciser.
La portée d’abord : si l’arrêt pose un considérant qui a l’apparence d’un considérant de principe (§. 5), le paragraphe suivant reste très lié à l’espèce. Se pose la question de savoir si c’est l’espèce qui a dicté la solution ou si la Cour a entendu prendre une position de principe. Dans le premier cas, l’intégration des dividendes versés à la SPFPL dans l’assiette des cotisations sociales serait limitée aux montages par lesquels un libéral exerce seul au sein d’une SEL dont il est directement et indirectement seul (ou avec sa famille) associé. Dans le second cas, la solution pourrait s’étendre à l’ensemble des travailleurs non-salariés, y compris les gérants majoritaires de SARL, puisque l’article 131-6 du Code de la sécurité sociale ne distingue pas ceux-ci des libéraux. L’arrêt pourrait aussi concerner l’ensemble des bénéfices réalisés par la société, même non distribués, puisque la Cour précise que les « bénéfices (…) doivent entrer dans l’assiette des cotisations sociales », sans exiger que ceux-ci aient été distribués.
D’un point de vue technique ensuite : si les bénéfices distribués par la SEL à la SPFPL entrent dans l’assiette des cotisations sociales, ces mêmes bénéfices doivent-ils, à nouveau, être soumis aux cotisations sociales lors de leur distribution par la SPFPL ? Dans ce cas, le même bénéfice aura été soumis deux fois aux cotisations sociales, ce qui nous éloigne du réalisme jurisprudentiel de la Cour de cassation. Si tel n’est pas le cas, les dividendes distribués par la SPFPL doivent-ils être soumis aux prélèvements sociaux, ce qui n’effacerait pas la double imposition ? Si ce n’est pas le cas qu’en est-il des dividendes versés à la SPFPL qui n’ont pas été soumis aux cotisations sociales, car versés avant la décision de la Cour de cassation ?
L’extension de l’arrêt à l’ensemble des gérants majoritaires de SARL et le risque de double application des cotisations sociales pourrait entrainer une charge financière significative pour de nombreux dirigeants. À moins que l’historique des décisions jurisprudentielles antérieures ne vienne nuancer la portée de l’arrêt.
II. …ou tempête dans un verre d’eau ?
La portée de l’arrêt pourrait toutefois être nuancée. En effet, l’arrêt semble prolonger une jurisprudence historique (A), à la lumière de laquelle, la portée de l’arrêt pourrait être éclaircie (B).
A. Ce que les juges avaient dit
La décision de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation s’inscrit dans la ligne d’une ancienne jurisprudence avec laquelle elle reste cohérente. Originellement, l’article L. 131-6 du Code de la sécurité sociale soumettait aux cotisations sociales le « revenu professionnel ». Un débat jurisprudentiel s’était alors élevé, afin de savoir si les dividendes versés par une société d’exercice libérale étaient des « revenus professionnels », soumis à aux cotisations sociales ou relevaient des revenus du patrimoine, soumis aux prélèvements sociaux. La Cour de cassation, par un arrêt « Lagravière » [2], statuant sur le cas d’une SELARL au sein de laquelle un chirurgien-dentiste, gérant majoritaire de la société exerçait son activité, avait considéré que les bénéfices de la société distribués au chirurgien-dentiste constituaient « le produit de son activité professionnelle » de chirurgien-dentiste et devaient être compris dans l’assiette des cotisations sociales. L’existence de la société était écartée par la Cour de cassation, celle-ci se contentant de reconnaître que le chirurgien-dentiste exerçait toujours son activité, à titre libéral et conventionné, « sous couvert de la forme juridique de la Selarl créée à cet effet ».
L’interprétation se voulait réaliste et guidée par une analyse plus économique ne dépendant pas de la qualification juridique de revenu ou de dividende dépendant de l’interposition d’une SELARL. Il s’agissait aussi d’« éviter toute discrimination entre ceux qui cotisent – les salariés – et ceux qui ne cotisent pas – les indépendants [percevant des dividendes] [3] – et faire respecter le principe de solidarité sur lequel s’appuie notre système de protection sociale » [4].
Le Conseil d’État [5] avait eu, quant à lui, une réponse plus conforme à l’orthodoxie juridique, puisqu’il considérait que les dividendes versés aux associés des sociétés d’exercice libéral (de médecin en l’espèce) ne peuvent être regardés comme des revenus professionnels. Il n’est pas sûr que la décision ait été rendue avec enthousiasme, si l’on se fie à la lecture du Commissaire du Gouvernement [6]. Celle-ci avait souligné que, pour les libéraux, « la SEL n’est qu’une autre forme de leur exercice libéral et les revenus qu’en tirent les libéraux, notamment via la distribution de dividendes, trouve bien leur origine dans leur exercice professionnel [7]». Ce n’est que parce que risquait d’apparaître un problème d’articulation entre les textes régissant les cotisations sociales et les textes régissant les impositions contribuant au financement de la sécurité sociale, et non sans avoir appelé le législateur à régler cet épineux sujet, que le Commissaire proposa la solution à laquelle se rangea le Conseil d’État. L’appel du Commissaire du gouvernement semble avoir été entendu puisque l’article 22 de loi de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2009 [8] a soumis aux cotisations de sécurité sociale les revenus distribués, au sens fiscal, versés par les SEL et les SPFPL, pour la part des revenus qui excède à 10% du capital social et des primes d’émission et des comptes-courants détenus en usufruit ou en pleine propriété par l’indépendant, son conjoint ou son enfant mineur non émancipé. Le Conseil constitutionnel [9] confirma la constitutionnalité de la loi en soulignant que le législateur, en instituant la SEL avait entendu permettre aux libéraux de choisir leur mode d’exercice de leur profession (à titre individuel ou sous forme sociale), tout en maintenant le lien nécessaire entre cet exercice, le contrôle du capital de la société et la détention d’un mandat et éviter des arbitrages entre versements de dividendes et versement de rémunération, faisant échapper une partie du revenu des sociétés aux cotisations sociales. Par la suite le législateur [10] étendit la solution à l’ensemble des travailleurs indépendants exerçant au travers d’une société, ce qui recouvrait essentiellement les gérants majoritaires d’une SARL.
En écartant les effets de l’interposition de la holding d’une SELARL, la chambre civile de la Cour de cassation, tout en méconnaissant la lettre de l’article L. 131-6 du Code de sécurité sociale, s’inscrit pleinement dans la direction historique des juridictions, du législateur et du Conseil constitutionnel.
B. Ce que la Cour de cassation pourrait dire
L’historique de la jurisprudence donne une grille de lecture permettant de nuancer la portée de l’arrêt du 19 octobre 2023.
On comprend que l’évolution de la jurisprudence et des textes tend, tant bien que mal, à appréhender la nature économique du bénéfice réalisé, peu importe sa qualification juridique et l’existence d’un autre être social. Sous ce prisme, il faut reconnaître que bénéfice réalisé par une société d’exercice libérale, dont l’associé unique exerce seul, sans salarié ni collaborateur, résulte davantage d’un travail que du produit de capitaux [11]. On comprend que la Cour de cassation refuse que la nature du bénéfice ne change de nature que par le truchement d’une société d’exercice libérale qui le distribuerait sous forme de dividendes. Il s’agit essentiellement d’éviter les montages permettant le pilotage de la rémunération et l’évitement des cotisations sociales.
Mais si l’on souhaite maintenir une analyse réaliste, alors il est nécessaire de faire la part des choses et de distinguer les situations. Comme le relevait Monsieur Vachet « dans certaines professions, l’apport de capitaux sert souvent à financer des investissements lourds en matériels. C’est le cas des radiologues, des laboratoires d’analyses médicales ou de certaines professions techniques (architectes) » [12]. Dans ces cas, les dividendes versés à la holding présenteraient plutôt le caractère de revenu de capital. De même, le bénéfice réalisé par une SEL, disposant d’un parc informatique, de salariés ou de collaborateurs, résultant de la mise en commun des efforts de plusieurs associés ne peut être considérés comme le seul produit de l’exercice professionnel d’un libéral, mais bien comme le fruit d’une aventure capitaliste. Dans ces conditions, les dividendes ne devraient pas intégrer l’assiette des cotisations sociales du ou des associés. À notre sens, c’est ainsi que doit se comprendre l’arrêt rendu par la chambre civile de la Cour de cassation.
Le débat pourrait être vite clos : en effet, dans le cadre des discussions de la loi de financement de la sécurité sociale, le gouvernement a déposé un amendement[13] visant explicitement les dividendes perçus par les travailleurs indépendants. Il n’est pas sûr, toutefois, que la deuxième chambre civile de la Cour de cassation ne se plie pas aussi facilement au texte, aussi clair soit-il.
Conclusions : malgré un considérant large, la portée de l’arrêt pourrait être limitée aux SPFPL, dont l’utilité, autre que le pilotage de la rémunération, n’est pas avérée. |
* Nous remercions le Professeur Emmanuel Joannard-Lardant pour sa précieuse relecture et ses commentaires avisés.
[1] À l’exception de la part de ses produits inférieure à 10 % du capital social et des primes d’émission et des comptes-courants détenus en usufruit ou en pleine propriété par l’indépendant, son conjoint ou son enfant mineur non émancipé.
[2] Cass. civ. 2, 15 mai 2008, n° 06-21.741, FS-P+B+R N° Lexbase : A5228D87.
[3] L’ajout est le nôtre.
[4] G. Vachet, Sécurité sociale – Sociétés d’exercice libéral : assiette des cotisations d’assurance vieillesse – Commentaire, La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 37, septembre 2008, 2112.
[5] CE 1° et 6° ssr., 14 novembre 2007, n° 293642, Ansel, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A5808DZ7.
[6] Lequel propose d’ailleurs une « annulation sans enthousiasme » : Concl. A. Courrèges, Assiette des cotisations des non-salariés, Inclusion de revenus de capitaux mobiliers, RJS 2008.
[7] Concl. Anne Courrèges, ibid.
[8] Loi n° 2008-1330 du 17 décembre 2008 de financement de la sécurité sociale pour 2009 N° Lexbase : L2678IC8.
[9] Cons. const., n° 2010-24, QPC, du 6 août 2006 N° Lexbase : A9232E73 ; C. Willmann, Les dividendes versés par une SEL sont soumis à cotisations sociales : le Conseil constitutionnel écarte le grief d’atteinte à l’égalité, Lexbase Social, septembre 2010, n° 407 N° Lexbase : N0484BQY.
[10] Loi n° 2012-1404 du 17 décembre 2012 de financement de la Sécurité sociale pour 2013 N° Lexbase : L6715IUA. À ce titre, le projet de loi de finances pour 2009 ne distinguait pas à ce titre entre les associés des SEL et les associés des autres sociétés soumis au régime des travailleurs non-salariés non agricoles.
[11] Sur ce point : G. Vachet, préc.
[12] G. Vachet, ibid.
[13] Amendement n° 3313 du 25 octobre 2023 [en ligne]. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/amendements/1682/AN/3313
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