Lexbase Contentieux et Recouvrement n°4 du 21 décembre 2023 : Contentieux

[Jurisprudence] La production par l’employeur de correspondances privées sur les réseaux sociaux peut être justifiée par le droit à la preuve

Réf. : Cass. soc., 4 octobre 2023, n° 21-25.452, F-D N° Lexbase : A33171K3

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N7602BZL

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par Anne-Claire Chambas et Elise Guilcher, INLO avocats

le 13 Décembre 2023

Mots-clés : réseaux sociaux • droit à la preuve • secret des correspondances • contrôle de proportionnalité • droit au respect de la vie privée

L’employeur peut produire en justice des photographies envoyées sur un groupe « Messenger », portant atteinte à la vie privée de salariés, si c’est indispensable au droit à la preuve et proportionné à un objectif de défense de ses intérêts légitimes.

La Cour de cassation, dans un arrêt du 4 octobre 2023, a jugé recevable comme preuve dans un contentieux prud’homal des photographies prises au temps et sur le lieu de travail, et extraites d’un groupe « Messenger » entre collègues et anciennes collègues de travail.


 

Dans cette affaire, une salariée qui exerçait les fonctions d’infirmière a été licenciée pour faute grave pour avoir notamment, d’une part, participé à une séance photo en maillot de bain au temps et sur le lieu de travail, dans le service des urgences et d’autre part, consommé de l’alcool au sein de l’hôpital, dans le cadre de soirées festives, parfois pendant la durée du service.

La salariée sollicite, dans le cadre de la contestation de son licenciement pour faute grave, que soient rejetées des débats un certain nombre de pièces produites par l’employeur, à savoir :

  • le témoignage anonyme d’une collègue du service ayant confirmé la consommation d’alcool et dénoncé des mauvais traitements infligés alors aux patients ;
  • des extraits de conversations « Messenger » démontrant la consommation et l’introduction d’alcool au sein de l’hôpital.
  • des photographies montrant les salariées en maillot de bain dans une salle de suture de l’hôpital ;

Les preuves produites au débat par l’employeur lui avaient été transmises par une aide-soignante appartenant au groupe « Messenger » sur lequel elles avaient été diffusées.

La salariée estimait que les photographies et extraits de conservation sur un réseau social devaient être écartés des débats, car constituant une atteinte excessive à sa vie privée.

Sur le fondement du droit à la preuve, tiré des articles 6 N° Lexbase : L7558AIR (droit à un procès équitable) et 8 N° Lexbase : L4798AQR (droit au respect de la vie privée) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et consacré par la jurisprudence de la CESDH (CEDH, 10 octobre 2006, Req. n° 7508/02  L.L. c/ France N° Lexbase : A6919DRP), la Cour de cassation rappelle que l’illicéité d’un moyen de preuve n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant, lorsque cela lui est demandé, apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté une atteinte au caractère équitable de la procédure de son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve.

Placés dans le contexte du pouvoir de sanction de l’employeur, les réseaux sociaux soulèvent la question de l’utilisation des contenus publiés par les salariés comme preuve dans une procédure disciplinaire. Ces contenus peuvent avoir un caractère privé et leur utilisation porte nécessairement atteinte à la vie privée du salarié (I), cependant cette atteinte peut parfaitement être justifiée et rendre recevable une preuve considérée comme illicite en raison du droit la preuve de l’employeur (II).

I. L’atteinte à la vie privée lors de la production de photographies issues d’une conversation « Messenger » 

L’arrêt du 4 octobre 2023 rappelle que dans le cadre d’une procédure disciplinaire les faits reprochés doivent avoir un lien de rattachement suffisant avec la sphère professionnelle (A) et l’employeur doit être en mesure de démontrer la réalité de ces faits sans porter atteinte à une liberté fondamentale (B).

A. Les faits litigieux : le lien de rattachement à la sphère professionnelle

Les réseaux sociaux sont représentatifs de la porosité entre la vie personnelle et la vie professionnelle.

Dans l’arrêt commenté, les faits litigieux se sont déroulés au temps et sur le lieu de travail. La Cour de cassation refuse d’y voir des faits relevant de la vie personnelle de la salariée, « dans la mesure où ces photos avaient été prises sur le lieu de travail et à destination d'une ancienne collègue de travail, elles relevaient de la sphère professionnelle et étaient légitimement produites aux débats ».

Si ce lien de rattachement apparaît évident dans le cas d’espèce, la frontière entre la vie personnelle et la vie professionnelle peut parfois être plus difficile à déterminer.

Pourtant, cette distinction est importante, car lien de rattachement à la sphère professionnelle est indispensable pour justifier un licenciement pour motif disciplinaire.

La Cour de cassation, sur ce point, est parvenue à dégager deux principes :

  • D'une part, il est de jurisprudence constante, que, par principe, un fait de vie personnelle ne peut pas caractériser une faute disciplinaire (Cass. soc., 13 septembre 2006, n° 05-42.909, F-D N° Lexbase : A0361DRS  ; Cass. Ch. mixte, 18 mai 2007, n° 05-40.803 N° Lexbase : A3179DWN). Toutefois, la faute peut être retenue si le fait de vie personnelle reproché au salarié s'accompagne d'un manquement aux obligations découlant du contrat de travail, notamment l’obligation de loyauté (Cass. soc., 10 mai 2001, n° 99-40.584 N° Lexbase : A4225ATN).
  • D'autre part, ce fait peut objectivement constituer une cause de licenciement personnel non disciplinaire. La cause de ce licenciement repose alors sur le trouble objectif causé à l'entreprise par le comportement du salarié : « Si, en principe, il ne peut être procédé au licenciement d'un salarié pour une cause tirée de sa vie privée, il en est autrement lorsque le comportement de l'intéressé, compte tenu de ses fonctions et de la finalité propre de l'entreprise, a créé un trouble caractérisé au sein de cette dernière » (Cass. soc. 21 mai 2002, n° 00-41.128 N° Lexbase : A7105AYS).  

Le constat selon lequel les faits litigieux relèvent de la sphère professionnelle ne permet pas pour autant de considérer que la preuve de ces faits peut être rapportée par tout moyen.

B. La preuve des faits litigieux et l’utilisation des réseaux sociaux

Il est tentant de vouloir utiliser les propos tenus par un salarié sur les réseaux sociaux. Si la Haute juridiction considère que la production d’éléments tirés d’un réseau social ne pose pas de difficulté lorsqu’ils sont diffusés sur un espace public, la solution est évidemment différente lorsqu’ils sont publiés sur un espace privé. En effet, les échanges issus de conversations privées, même sur les réseaux sociaux, sont couverts par le secret des correspondances et leur utilisation porte nécessairement atteinte à la vie privée du salarié

En l’espèce, la preuve apportée par l’employeur était notamment tirée d’échanges provenant d’un groupe « Messenger » dont l’accès était restreint à un nombre limité de personnes.

Il était donc nécessaire de déterminer si un message diffusé à un groupe de personne, constitué de collègues et anciens collègues de travail, sur un réseau social constitue un espace public ou privé.

Pour distinguer le caractère public ou non public des éléments litigieux, la Cour de cassation s’attache à l’étendue de la diffusion desdits propos. Plusieurs décisions des juges du fond ont été rendues sur ce sujet, notamment concernant l’utilisation d’éléments produits sur les réseaux sociaux type « Meta ». À chaque fois, il est mis en avant le périmètre de diffusion pour déterminer si la preuve est licite ou illicite.

Par exemple, une Cour d’appel considère que constitue une conversation privée les propos échangés entre deux utilisateurs du réseau Facebook, auxquels seuls ces derniers avaient accès via leurs profils sécurisés par un mot de passe, et qui n'étaient donc pas accessibles à des tiers. Même si par son contenu, cette conversation pouvait se rattacher à la sphère professionnelle, sa divulgation, quel qu'en soit l'auteur, était de nature à porter atteinte à la vie privée et à violer le secret des correspondances (CA Poitiers 4 mai 2016, n° 15/04170 N° Lexbase : A8159RM7). À l’inverse, la production par l'employeur devant le juge d'un document contenant les propos tenus par un salarié sur la page d'un réseau social qui avait été paramétré par son auteur pour en permettre le partage avec « ses amis et leurs amis » ne méconnaît pas le droit au respect de la vie privée de l'intéressé et constitue un moyen de preuve licite pouvant être invoqué à l'appui de son licenciement (Cons. prud'h. Boulogne-Billancourt 19 novembre 2010, n° 10-853).

Dans le cas d’espèce, les images produites ont été envoyées sur « Messenger », système de messagerie instantanée, sur un groupe restreint de personnes. Ces messages ne pouvaient pas être lus par des personnes extérieures à ce groupe. Il était nécessaire d’appartenir au groupe pour pouvoir visualiser le contenu des publications. Au regard des jurisprudences passées, ce groupe constitue un espace privé et non public.

Ce point ne sera pas confirmé par la Cour de cassation qui se contente d’affirmer que la preuve ainsi produite était « illicite » en portant atteinte au droit à la vie privée sans expliciter à quel titre la production de ces photographies porte atteinte à la vie privée. Elle ne précise pas si c’est en raison de sa diffusion sur un espace privé ou si c’est en raison du contenu de ces photographies (salariée en maillot de bain).

Traditionnellement, lorsqu’une preuve était illicite, elle devait automatiquement être déclarée irrecevable par les juges du fond et rejetée des débats. Sur ce point la jurisprudence a évolué ces dernières années en considérant que l’illicéité d’un moyen de preuve ne doit pas entraîner systématiquement son rejet des débats. Le juge doit alors apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve de l’employeur.

II. L’utilisation d’une preuve illicite indispensable pour l’exercice du droit à la preuve

L’utilisation d’une preuve illicite qui porte atteinte au droit à la vie privée est admise par la jurisprudence lorsqu’elle est nécessaire pour l’exercice du droit à la preuve à la condition que l’employeur respecte le principe de loyauté dans l’administration de la preuve (A) et que l’atteinte à la vie privée soit proportionnée avec le droit à la preuve (B).

A. Le principe de loyauté dans l’administration de la preuve

Le principe de loyauté dans l’administration de la preuve oblige l’employeur à ne pas l’obtenir par un stratagème ou un procédé clandestin.

Dans la mesure où l’accès à une publication issue d’un réseau social suppose, à l’exception des comptes qui sont « publics », d’avoir été agréé par le titulaire du compte, on peut légitimement s’interroger sur la recevabilité de la preuve consistant à extraire certains éléments du compte personnel d’un salarié.

Dans un arrêt du 20 décembre 2017, un employeur avait eu recours à un huissier afin qu’il dresse un procès-verbal de constat rapportant des informations extraites du compte Facebook d’une salariée à partir du téléphone portable d’un autre salarié bénéficiant d’un accès à ce compte. La Cour de cassation a jugé déloyale la preuve obtenue, considérant qu’il s’agissait d’un stratagème prohibé par le principe de loyauté (Cass. Soc., 20 décembre 2017, n° 16-19.609, F-D N° Lexbase : A0682W97).  

En revanche, l’employeur ne peut être considéré comme ayant eu accès à une information litigieuse de manière déloyale lorsqu’il ressort d’attestations que les captures d’écran d’un réseau social, dont il se prévalait pour établir les faits fautifs invoqués à l’appui du licenciement, avaient été réalisées par une personne habilitée à accéder au contenu de l’intéressée.

Le principe de la liberté de la preuve en matière prud’homale n’interdit pas à l’employeur d’être destinataire d’un témoignage quelconque, et notamment de celui d’une personne habilitée à accéder au contenu publié par le salarié concerné.

Ainsi, il a été reconnu que lorsque la publication litigieuse a été spontanément communiquée à l’employeur par courriel d’une autre salariée de l’entreprise autorisée à accéder comme « amie » sur le compte privé Facebook de la salariée, ce procédé d’obtention de preuve n’était pas déloyal (Cass. Soc., 30 septembre 2020, n° 19-12.058, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A41383W8).

En l’espèce, les éléments avaient été spontanément publiés par une salariée de la société, et aucun stratagème n’a été mis en place par la société pour les obtenir. Ainsi, l’obtention de cette preuve était parfaitement loyale et ne posait pas de difficulté.

Il n’en reste pas moins que cette preuve, bien qu’obtenue de manière loyale, porte atteinte à la vie privée du salarié et reste une preuve illicite qui ne peut être acceptée en justice que si elle est indispensable à l'exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi.

B. L’atteinte à la vie privée justifiée par le droit à la preuve

La Cour de cassation rappelle qu’il résulte des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales que l'illicéité d'un moyen de preuve n'entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant, lorsque cela lui est demandé, apprécier si l'utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle d'un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

Les juges ont donc recours au « test de proportionnalité », qui consiste à mettre en balance le droit au respect de la vie privée de la salariée et le droit à la preuve de l’employeur.

  • S’agissant du but poursuivi par l’employeur

Dans le cas d’espèce, il s’agissait d’assurer la défense de l'intérêt légitime de l'employeur à la protection des patients, confiés aux soins des infirmières employées dans son établissement. Il ressort des faits que le comportement sanctionné de l’infirmière compromettait sérieusement la gestion des patients qui lui était confiée. Le but poursuivi par l’employeur justifie donc parfaitement une atteinte au droit à la vie privée.

D’autres arrêts ont également validé une atteinte à la vie privée du salarié en raison de la défense de l’intérêt légitime de l’employeur à la confidentialité de ses affaires (Cass. Soc., 30 septembre 2020, n° 19-12.058 ; CA Rouen 26 avril 2016, n° 14/03517 N° Lexbase : A1694RLC), ou de la protection des personnes handicapées dont l’association employeur avait la charge (CA Poitiers 4 mai 2016 n° 15/04170 N° Lexbase : A8159RM7).

  • S’agissant du caractère proportionné à ce but

Il suppose que l’atteinte à la vie privée du salarié n’excède pas ce qui est nécessaire au succès de la prétention de l’employeur.

Ainsi, s’agissant d’une publication litigieuse émanant du compte d’un salarié sur un réseau social, seule la production de cette publication est nécessaire. Aussi, l’employeur qui produirait l’ensemble d’une conservation comportant des informations étrangères aux débats ne respecterait pas cette obligation de proportionnalité.

  • S’agissant de l’impossibilité d’utiliser d'autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié

S’agissant des échanges « Messenger », prouvant la consommation d’alcool au temps et au lieu de travail :

  • la Cour de cassation considère que la cour d’appel aurait dû vérifier le caractère professionnel du contenu de l'ensemble des messages produits et l'importance des messages revêtant effectivement un caractère professionnel par rapport à l'ensemble des messages produits ;
  • Et relève, en tout état cause, que le grief tiré de la consommation et de l’introduction d’alcool au sein de l’hôpital était établi par d’autres éléments de preuve.

Ainsi, si le résultat reste identique en raison des autres éléments de preuve apportés par l’employeur, il n’en résulte pas moins que les échanges produits ne passent pas le test du contrôle de proportionnalité. La production de ses échanges porte atteinte au droit au respect de la vie privée et le droit à la preuve ne peut pas justifier cette atteinte, car d’autres éléments permettaient de démontrer ces faits. Ces échanges constituent des preuves illicites, qui n’auraient pas dû être produites par l’employeur.

En revanche, s'agissant de la participation à une séance photo en maillot de bain au temps et sur le lieu de travail, la Cour de cassation a considéré qu’elles étaient légitimement produites aux débats et révélaient un comportement contraire aux obligations professionnelles de la salariée. En effet, ce grief ne pouvait être établi par d’autres moyens.

Depuis quelques années, le juge admet que le droit à la preuve justifie la production en justice d’éléments illicite portant atteinte à une liberté fondamentale. Cependant, la Cour de cassation n’abandonne pas pour autant son « test de proportionnalité », et si une telle preuve illicite est jugée recevable au nom du droit à la preuve, ce n’est qu’à la condition d’être indispensable à l’exercice de ce droit, et strictement proportionnée au but poursuivi.

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