Lexbase Social n°530 du 6 juin 2013 : Protection sociale

[Questions à...] QPC : la licéité des clauses de désignation mise en cause - Questions à Maître Benoît Fleury, avocat au cabinet Gibson Dunn

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par Elise Rossi, SGR Protection sociale

le 06 Juin 2013

L'article 1er de la future loi de sécurisation de l'emploi n'en finit plus de faire parler de lui. Après avoir été l'objet d'une saisine devant le Conseil constitutionnel, l'assureur Allianz a formé le 22 mai 2013 devant le Conseil d'Etat et la cour d'appel de Paris une QPC sur la conformité constitutionnelle de l'article L. 912-1 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L2620HIU), dans le contexte d'une désignation d'une institution de prévoyance dans la branche de la pharmacie d'officine. La controverse porte sur la validité et la pertinence du recours aux clauses de désignation d'organisme assureur, dans le cadre de la généralisation de la couverture santé par la loi de sécurisation de l'emploi. L'article L. 912-1 du Code de la Sécurité sociale définit la pratique de ces clauses. Dans la continuité, les clauses de migration imposent à l'ensemble des entreprises et des salariés de la profession concernée l'adhésion au système de branche et donc au contrat de l'organisme désigné. Il semble qu'à travers ce vif débat le véritable enjeu est celui de la conception, de la philosophie même à donner à la protection sociale complémentaire. Le Gouvernement en ne reprenant pas les clauses de recommandation prévue par l'Ani du 11 janvier 2013 (N° Lexbase : L9638IUI) (1) a souhaité établir un système solidaire via une plus grande mutualisation des risques. L'autre conception prônée est celle de la libre concurrence devant réguler le marché. La question semblait être pourtant déjà tranchée, la CJUE dans son arrêt du 3 mars 2011 (2) avait affirmé que le droit européen ne s'opposait pas à l'existence de clauses de désignation et de migration dans un accord de branche portant sur la prévoyance. Ni l'argument de l'atteinte à la libre concurrence entre organismes assureurs, ni celui de l'abus de position dominante n'avaient été retenus. La Cour de cassation (3) avait, à son tour, admis la licéité de ces clauses, estimant que ce système de désignation permet au salarié d'acquérir des avantages qu'il n'aurait pas pu obtenir dans les mêmes conditions sur le marché concurrentiel à la condition de démontrer le "haut degré de solidarité" du régime.

Néanmoins, la polémique avec la loi sur la sécurisation de l'emploi a, récemment, refait surface, les assureurs, mutuelles et courtiers redoutant un conflit d'intérêt au profit des institutions de prévoyance. L'article 1er de la loi de sécurisation de l'emploi permet à tout salarié, de bénéficier d'une couverture santé collective à partir du 1er janvier 2016 (4). Or, certains acteurs de la protection sociale craignent que le choix des organisations syndicales, pour remplir cette obligation de couverture collective, ne se porte, plus facilement voire exclusivement, sur les institutions de prévoyance gérées paritairement. Pour nous éclairer sur le sujet Lexbase Hebdo - édition sociale a rencontré Maître Benoît Fleury, avocat au cabinet Gibson Dunn, ayant procédé au dépôt de la QPC pour le compte de l'assureur Allianz.

Lexbase : En quoi l'article L. 912-1 du Code de la Sécurité sociale contrevient-t-il, selon vous, à la liberté d'entreprendre protégée par la Constitution?

Benoît Fleury : Les questions prioritaires de constitutionnalité déposées devant le Conseil d'Etat et la cour d'appel de Paris concernent la rédaction de l'article L. 912-1 du Code de la Sécurité sociale dans sa version antérieure à celle qui figure dans la loi relative à la sécurisation de l'emploi.

Ce texte permet l'instauration de clauses dites de "désignation". Celles-ci imposent aux entreprises de s'engager, d'une part, avec un seul organisme assureur qu'elles n'ont pas choisi puisqu'il a été désigné par accord collectif de branche et, d'autre part, dans une relation contractuelle dont elles n'ont négocié aucun des termes, qu'il s'agisse du tarif, du type de garanties, du champ de celles-ci ou de leur durée.

L'atteinte à la liberté d'entreprendre qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen (N° Lexbase : L1368A9K) est constituée car ces clauses octroient un droit exclusif au bénéfice d'un opérateur unique. D'une part, elles interdisent aux autres opérateurs présents sur le marché de l'assurance complémentaire d'offrir leurs services aux entreprises comprises dans le champ de l'accord, et, d'autre part, elles mettent fin aux contrats que ces autres opérateurs avaient déjà conclu.

Comme le soulignent un certain nombre de contentieux en cours, il n'est, en outre, pas rare que l'octroi de ce droit exclusif s'effectue de manière purement discrétionnaire sans procédure de publicité et de mise en concurrence. De fait, comme l'a souligné l'Autorité de la concurrence dans son avis n° 13-A-11 du 29 mars 2013 (N° Lexbase : X2504AMP), elles aboutissent à la constitution d'un quasi-monopole de fait au profit d'une seule catégorie d'opérateurs.

Lexbase : La CJUE et la Cour de cassation se sont déjà prononcées sur la licéité des clauses de désignation ; quel est le véritable changement, selon vous, opéré par l'article 1 de la loi sur la sécurisation de l'emploi ?

Benoît Fleury : La CJUE et la Cour de cassation (en dernier lieu, dans un arrêt de sa Chambre sociale du 21 novembre 2012) se sont prononcées uniquement à l'aune des règles de concurrence figurant dans le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (prohibitions des ententes anticoncurrentielles et des abus de position dominante).

Dans le cadre des questions prioritaires de constitutionnalité que nous avons déposées, les principes et règles invoqués ne sont pas les mêmes. Il s'agit, en outre, de la liberté d'entreprendre, notamment de la liberté contractuelle, et du principe d'égalité. Les arrêts rendus par la CJUE et la Cour de cassation ne préjugent donc en rien de la décision du Conseil constitutionnel.

Le changement formel opéré par la loi sur la sécurisation de l'emploi sur ce sujet consiste à imposer le principe d'une procédure de publicité et de mise en concurrence préalable à la désignation de l'opérateur unique qui sera en charge du régime d'assurance complémentaire. Ce changement est d'ailleurs critiquable.

Lexbase : Que pensez-vous de cette "procédure de transparence" qui laisse au pouvoir réglementaire le soin de préciser les conditions de transparence de la mise en concurrence des organismes assureurs ? N'est-elle pas insuffisante à garantir une absence de monopole de fait des fait des institutions de prévoyance ?

Benoît Fleury : Afin de garantir le respect de la transparence, de l'impartialité et le traitement égalitaire des candidats, le renvoi au pouvoir réglementaire apparaît insuffisant. Les opérateurs appelés à gérer les régimes d'assurance complémentaire sont désignés par les partenaires sociaux. Ce sont ces mêmes partenaires sociaux qui gèrent une certaine catégorie d'opérateurs, les institutions de prévoyance. Comme l'ont souligné les débats parlementaires relatifs à la loi de sécurisation de l'emploi et, de nouveau, l'Autorité de la concurrence, "il y a un évident conflit d'intérêts, les partenaires sociaux étant à la fois juges et parties".

En raison de cette particularité, la loi se devait d'être particulièrement vigilante et imposer, sans renvoyer au pouvoir réglementaire, que la procédure de sélection débute par la fixation de critères connus de tous les candidats sans exception et que le choix final ne puisse être effectué qu'à l'aune de ces critères initiaux. Cette manière de procéder ne porte aucune atteinte au droit de négociation collective ou à la liberté syndicale. Elle permet, au contraire, de s'assurer que les intérêts des entreprises et de leurs salariés, mais également des autres opérateurs et de leurs partenaires sont effectivement protégés.

Au titre de la prévention des conflits d'intérêts dont elle aurait d'ailleurs dû donner une définition claire et précise, la loi aurait dû interdire la candidature d'opérateurs trop intimement liés aux organes qui désignent l'organisme assureur. A titre d'exemple, le législateur aurait dû prohiber la désignation d'un organisme d'assurance au sein duquel l'une quelconque des organisations syndicales ou patronales détient des intérêts directs ou indirects ou exerce une influence sur les décisions.

Le nouveau mécanisme autorise toujours que ceux-là mêmes qui fixent les critères d'évaluation et attribuent les régimes soient justement ceux qui contrôleront la mise en oeuvre effective de la transparence, de l'impartialité et de l'égalité.

Enfin, la modification de l'article L. 912-1 du Code de la Sécurité sociale ne met en place -contrairement à ce que préconisait l'avis de l'Autorité de la concurrence- aucun principe, ni mécanisme, ni organe spécifique indépendant, de contrôle des conditions dans lesquelles la transparence, l'impartialité et l'égalité seront effectivement mises en oeuvre.

Lexbase : Par le dépôt de cette QPC, vous semblez partager le point de vue de l'Autorité de la concurrence qui, dans son avis rendu le 29 mars 2013, a recommandé de laisser le libre choix des organismes aux entreprises. Toutefois, la protection sociale complémentaire est-elle un produit comme un autre qui, à ce titre, doit être soumis aux mêmes règles de concurrence ? Autrement dit, cette clause de désignation n'est-elle pas une condition nécessaire pour parvenir à un système solidaire évitant le phénomène "d'antisélection" ?

Benoît Fleury : L'article 1er de l'Accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013, relatif à la généralisation de la couverture complémentaire des frais de santé, supprimait lui-même l'adhésion obligatoire auprès d'un organisme assureur désigné en stipulant que "les partenaires sociaux de la branche [afin de parvenir à la généralisation de la couverture complémentaire des frais de santé] laisseront aux entreprises la liberté de retenir le ou les organismes assureurs de leur choix".

Durant les débats relatifs à l'adoption de la loi, relative à la sécurisation de l'emploi, plusieurs parlementaires ont tenu à rappeler que le mécanisme des clauses de désignation ne permet pas d'organiser une couverture des salariés plus satisfaisante qu'un système qui laisse aux entreprises le libre choix de leur assureur.

Ce qui fait douter de la réalité de ce phénomène "d'antisélection".

Par ailleurs, comme l'a relevé l'Autorité de la concurrence, dans son avis du 29 mars 2013, les prétendus bénéfices tirés des clauses de désignation se révèlent quasi-inexistants, ou à tout le moins, insuffisants pour justifier des atteintes portées notamment à la liberté d'entreprendre, à la liberté contractuelle et au principe d'égalité.

La protection sociale complémentaire par les bénéfices qu'elle apporte aux entreprises et aux salariés, n'est sans doute pas un produit comme les autres. C'est pour cette raison justement que les entreprises et leurs salariés doivent être particulièrement protégés afin de s'assurer que l'organisme assureur est bien celui qui offre la meilleure protection. Seule la liberté laissée aux entreprises de choisir cet organisme permet d'atteindre ce but.

En tout état de cause, les alternatives que proposait l'Autorité de la concurrence, comme, par exemple, la désignation de deux organismes de nature différentes, permettraient de privilégier les intérêts des entreprises et de leurs salariés tout en évitant un soi-disant phénomène d'anti-sélection.


(1) V. les obs. de M. Del Sol, Commentaire des articles 1 et 2 de l'Accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013, pour un nouveau modèle économique et social au service de la compétitivité des entreprises et de la sécurisation de l'emploi et des parcours professionnels des salariés : généralisation de la couverture santé des salariés : des avancées, des évolutions, des interrogations, Lexbase Hebdo n° 514 du 31 janvier 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N5516BTH).
(2) CJUE, 3 mars 2011, aff. C-437/09 (N° Lexbase : A8049G3I) ; V. les obs. de M. Del Sol, L'euro-compatibilité des clauses conventionnelles d'affiliation obligatoire à d'un organisme d'assurance , Lexbase Hebdo n° 433 du 24 mars 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N7561BRH).
(3) Cass. soc., 21 novembre 2012, n°10-21.254, F-D (N° Lexbase : A5052IXE) ; Cass. soc., 27 novembre 2012, n° 11-19.781, F-D (N° Lexbase : A8735IXS) ; Cass. soc., 5 décembre 2012, n° 11-18.716, F-D (N° Lexbase : A5766IY9).
(4) V. E. Rossi, La généralisation de la couverture complémentaire santé : quelles conséquences ?, Lexbase Hebdo n° 524 du 18 avril 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N6654BTM).

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