Réf. : Cass. com. 15 novembre 2011, n° 10-15.049, F-P+B (N° Lexbase : A9345HZ7)
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par Jean-Baptiste Lenhof, Maître de conférences à l'ENS - Cachan Antenne de Bretagne, Membre du centre de droit financier de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)
le 31 Janvier 2013
I - L'appréciation de la loyauté sur le fondement des dispositions de l'article L. 223-22 du Code de commerce
Le "devoir" de loyauté des dirigeants, consacré par l'arrêt "Vilgrain" en 1996, emportait appréciation du comportement des dirigeants dans un cadre contractuel ce qui présentait, certes, l'avantage de conférer une trame logique à l'évolution jurisprudentielle, mais pouvait faire douter des fondements juridiques (A) susceptibles de la justifier. La possibilité de donner une autre assise au raisonnement fondant la loyauté du dirigeant semble, avec l'arrêt du 15 novembre 2011, pouvoir être envisagée, en tant que ce dernier vise expressément l'article L. 223-22 du Code de commerce pour prononcer la cassation partielle (B).
A - Le devoir de loyauté dans la jurisprudence issue de l'arrêt "Vilgrain"
Le débat doctrinal qui a suivi l'arrêt "Vilgrain" éclaire sur les incertitudes qu'il a pu susciter. Les faits de l'espèce méritent, d'ailleurs, d'être rappelés, car ils éclairent sur la coloration contractuelle du contentieux, qui n'a pas été sans influencer la logique adoptée par la Chambre commerciale. Dans cette affaire, le dirigeant d'une société avait acquis les titres d'une associée et avait dissimulé à cette dernière qu'il avait chargé une banque d'affaires de rechercher un acquéreur pour ses propres titres et ceux de sa famille, espérant un bénéfice substantiel dans l'opération (l'achat avait été fixé au prix de 5 650 francs -environ 860 euros-, le cessionnaire s'abstenant d'informer la cédante des négociations qu'il avait engagé pour la vente des mêmes actions au prix minimum de 7 000 francs -environ 1 067 euros-).
Poursuivi pour dol, le dirigeant dont la réticence dolosive avait été reconnue par la cour d'appel, verra la décision confirmée par la Chambre commerciale de la Cour de cassation, au motif qu'il avait "manqué au devoir de loyauté qui s'impose au dirigeant d'une société à l'égard de tout associé". La doctrine, immédiatement (Ph. Malaurie, D., 1996, p. 518 ; J. Mestre, RTDCiv., 1997, p. 114 ; J. Ghestin, JCP éd. G, 1996, II, 2265 ; D. Schmidt et N. Dion, JCP éd. E., 1996, 838, par exemple), avait soulevé des questions relatives aux interprétations possibles de cette décision : ce "devoir" était-il attaché à la qualité de dirigeant ou de cocontractant de l'associée cédante, voire, du cumul de ces deux qualités ? La réponse était d'importance puisque le dirigeant était poursuivi, dans cette espèce, sur un fondement contractuel, de sorte qu'on aurait raisonnablement pu estimer que son statut n'avait fourni au juge qu'un élément d'appréciation de la réticence dolosive. La violation du "devoir" de loyauté, dans ce registre, aurait été matérialisée par le silence conservé sur la situation, silence gardé en méconnaissance du devoir d'information dû aux associés par le dirigeant.
La solution à ces interrogations ne devait toutefois pas tarder. Elle fut ainsi apportée par un arrêt de la Chambre commerciale rendu le 12 mai 2004 (Cass. com., 12 mai 2004, n° 00-15.618, FS-P N° Lexbase : A1887DCU). Il concernait une cession de titres réalisée dans des conditions voisines de celles de l'arrêt "Vilgrain", le juge du droit ayant pu décider, en l'absence de toute convention entre le cédant et le dirigeant, que ce dernier avait "manqué à l'obligation de loyauté qui s'impose au dirigeant de société à l'égard de tout associé en dissimulant aux cédants une information de nature à influer sur leur consentement".
Un auteur avait pu souligner, à ce titre (F.-G. Trébulle, note sous l'arrêt précité, JCP éd. G., 2004, II, 1393), que "le présent arrêt [donnait...] raison à ceux qui tenaient pour l'existence d'une obligation de loyauté du dirigeant attachée à cette seule qualité et indépendante de toute autre circonstance" (op. cit., p. 1498). Ainsi dissocié du contentieux de la réticence dolosive, la loyauté du dirigeant aurait pu faire l'objet, en raison de cette indépendance nouvellement constatée, d'une appréciation en fonction des fonctions statutaires de l'intéressé. Or, si l'arrêt de 2004 suggère, dans son économie, de retenir cette solution, l'examen du visa surplombant l'attendu relatif à la loyauté incite, lui, à plus de précaution. C'est, en effet, sous l'égide de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ) que le juge rendra sa décision, ce qui imposera de conclure -temporairement- que la qualité de dirigeant constitue un élément d'appréciation de la faute, mais qu'il ne rattache pas définitivement le devoir de loyauté à un comportement impérativement commandé par le droit des sociétés. En ce sens, l'arrêt 15 novembre 2011 pourrait fournir le pivot d'une évolution attendue.
B - Un visa fondé sur des dispositions de droit des sociétés
L'arrêt du 15 novembre 2011, à l'inverse de ses devanciers, place résolument la recherche de la loyauté du dirigeant sous l'égide de l'article L. 223-22 du Code de commerce qui dispose, dans son premier alinéa, que "les gérants sont responsables, individuellement ou solidairement, selon le cas, envers la société ou envers les tiers, soit des infractions aux dispositions législatives ou réglementaires applicables aux sociétés à responsabilité limitée, soit des violations des statuts, soit des fautes commises dans leur gestion". Placé sous ce chapiteau, la motivation du juge du droit nous semble prendre une portée remarquable car elle apparaît procéder d'une volonté de faire échapper le devoir de loyauté au cantonnement contractuel qui avait prévalu jusqu'alors. Cette analyse repose sur deux constats : le premier que, à la lecture des faits de l'espèce, la référence à ce texte ne s'imposait pas nécessairement, le second, que le recours aux dispositions du Code de commerce résulte d'une substitution du fondement juridique invoqué par les auteurs du pourvoi.
Au titre du premier constat, la lecture, même superficielle de l'article L. 223-22 du Code de commerce conduit à relever, en effet, que les hypothèses de responsabilité du gérant sont de trois ordres : violation des textes applicables aux sociétés à responsabilité limitées, violation des statuts et faute de gestion. Or, il semble difficile de rattacher précisément un de ces trois cas d'ouverture de la responsabilité du gérant à l'espèce soumise à la Chambre commerciale : d'abord parce que les agissements du gérant ne s'inscrivent aucunement dans le cadre d'ordre public de la réglementation des SARL, ensuite, parce que, à propos de leur dispositions supplétives, les statuts n'imposaient pas de sujétions supplémentaires au gérant mis en cause et, enfin, parce que, dans le cadre de ce moyen du pourvoi, les seuls actes visés ne concernaient pas la gestion de la SARL proprement dite, mais portaient sur des menées concurrentielles réalisées au sein d'une autre société.
Au titre du second constat, la lecture de la première branche du premier moyen joute aux interrogations qui viennent d'être soulevées. En faisant reposer son pourvoi sur un défaut de base légale, ses auteurs invoquaient l'absence de recherche par la cour d'appel de la responsabilité du dirigeant qui avait mené "de front deux projets parallèles pour deux sociétés différents, sans en informer les associés". Ils rattachaient ce défaut de base légale, plus précisément, au non-respect des dispositions de l'article 1382 du Code civil, mais pas à un texte de droit des sociétés (cf. moyens du pourvoi annexés). On relèvera, en exergue, que le pourvoi mêlait violation du devoir de loyauté et actes de concurrence déloyale (cf. infra) ce qui, au demeurant, se justifie au regard du mélange des genres qui caractérise souvent ces situations (pour un exemple topique, Cass. com. 24 février 1998 n° 96-12638, publié N° Lexbase : A5427ACY, Bull. civ. IV, n° 86 ; JCP éd. E., 1998, p. 1486, note B. Daille-Duclos).
La substitution de motif, opérée à l'occasion de la rédaction de l'arrêt n'en prend que davantage de force, car le juge du droit, écartant la mise en oeuvre de l'article 1382 du Code civil, semble donner un signe quant à l'éventualité d'un basculement du fondement juridique du devoir de loyauté.
II - L'intérêt du devoir de loyauté fondé sur des textes du droit des sociétés
Reste à éclairer sur l'intérêt qu'est susceptible de revêtir l'adoption d'un fondement textuel issu des droits des sociétés pour apprécier le devoir de loyauté. Sans préjuger de l'évolution ultérieure de la jurisprudence, on peut, à la lumière de l'arrêt qui vient d'être rendu, imaginer qu'il peut revêtir deux axes. Le premier permettrait, en l'écartant de l'imprégnation contractuelle qui avait prévalu jusqu'alors, d'adapter ce devoir à la nature de la société et prendre, ainsi, en considération la situation du dirigeant au regard de la forme sociale (A). Le second axe, résultant et complémentaire du premier, permettrait de distinguer nettement les notions de loyauté et de déloyauté, du moins dans les rapports d'un associé avec la société (B).
A - Loyauté et situation du dirigeant face à la forme sociale
L'intérêt de rattacher la méconnaissance du devoir de loyauté à la violation d'une obligation contractuelle, à l'image de l'arrêt "Vilgrain" qui s'appuyait sur son lien avec la réticence dolosive fut, sans nul doute, de permettre d'étayer la démonstration d'un comportement répréhensible du dirigeant par l'utilisation d'un cadre normatif et jurisprudentiel éprouvé. A priori, en effet, la recherche de l'étendue et du contenu de ce devoir particulier, ne saurait être réalisée in abstracto, dans les principes qui gouvernent le droit des sociétés : d'une part, les devoirs de dirigeants varient selon les formes sociales et ils peuvent, d'autre part, muter en fonction de dispositions statutaires, plus ou moins libres selon l'intensité de l'ordre public applicable. A l'extrême, il faudrait considérer que le devoir de loyauté ne saurait être raisonnablement analysé qu'a travers une recherche ad hoc de l'étendue des pouvoirs du dirigeant dans la personne morale visée.
L'idée a indirectement été suggérée par des travaux de la doctrine. A l'apogée du débat sur cette nouvelle notion, Hervé Le Nabasque, en effet, avait pu proposer une analyse de la situation du dirigeant, confronté au respect du principe de loyauté, y voyant "l'obligation [...] de ne pas utiliser leurs pouvoirs ou les informations dont ils sont titulaires dans un intérêt strictement personnel et contrairement à l'intérêt de la société ou de celui des associés" (H. Le Nabasque, Le développement du devoir de loyauté en droit des sociétés, RTDCom., 1999, p. 273). Cette définition toute dédiée à l'efficacité, suggère ainsi, par le rapprochement des termes : intérêts "de la société" et "des associés", de circonscrire le devoir de loyauté à l'aune d'une approche subjective, rendue indispensable par la diversité des cadres juridiques rencontrés.
C'est dans cette perspective que semble se placer le raisonnement du juge du droit. En effet, à la suite de la substitution du fondement de droit des sociétés à celui de l'article 1382 invoqué par les auteurs du pourvoi, il établit que la cour d'appel s'était déterminée par des motifs impropres à exclure "tout manquement [du gérant] à l'obligation de loyauté et de fidélité pesant sur lui ne raison de sa qualité de gérant de la société [...], lui interdisant de négocier, en qualité de gérant d'une autre société, un marché dans la même activité". Le raisonnement est, de la sorte, directement placé sous l'égide de la situation de fait propre à l'activité de la société et de la défense de l'intérêt de cette dernière aussi bien que de ceux de ses associés.
Au delà de cette remarque, on peut s'interroger sur l'opportunité d'un rattachement plus ou moins prononcé de l'exigence de loyauté au respect de l'intérêt social, concept qui pourrait recouper (avec les incertitudes inhérentes aux contours de cette notion) les atteintes à l'intérêt de la société et à ceux des associés, tout en permettant de renvoyer à une appréciation du devoir (ou de l'obligation) de loyauté en rapport avec la forme sociale (pour les enjeux, lire J.-P. Bertrel, Le débat sur la nature de la société, in Droit et vie des affaires - Etudes à la mémoire d'A. Sayag, Litec, 1997, p. 131, spéc. p. 144 ; adde, sur la quête du juste milieu en matière d'intérêt social, J.-P. Bertrel et alii., L'intérêt social, Droit & Patrimoine, avril 1997, p. 45). Mieux encore, les travaux d'autres auteurs incitent à approfondir la réflexion sur ce sujet, en référence aux analyses qu'ils portent sur la jurisprudence en matière de loyauté de l'associé et qui trouvent, pour leur part, un débouché plus précis dans la réponse de la Cour de cassation à la deuxième branche du second moyen.
B - Déloyauté et devoir de loyauté de l'associé vis-à-vis de la société
Dans la seconde branche du second moyen, le juge du droit, tout en confirmant la solution de l'arrêt d'appel, apporte un élément de distinction entre la déloyauté concurrentielle et le devoir de loyauté, distinction nécessaire à l'éclaircissement d'une jurisprudence qui était jusqu'ici encore imprécise (cf. l'arrêt précité Cass. com., 24 février 1998). Dans l'espèce analysée, les auteurs du pourvoi prétendaient, s'appuyant sur les dispositions de l'article 1382 du Code civil, que l'associé, "tenu d'un devoir de loyauté, ne peut entreprendre, sans en informer les autres associés, un projet pour le compte d'une autre société, fût-il distinct, qui vient en concurrence avec celui présenté par la société". La réponse de la Chambre commerciale sera, sur ce point, particulièrement précise : limitant sa motivation à la situation de l'associé d'une société à responsabilité limitée, elle établira que "sauf stipulation contraire [...ce dernier n'est] tenu ni de s'abstenir d'exercer une activité concurrente de celle de la société ni d'informer celle-ci d'une telle activité et doit seulement s'abstenir d'actes de concurrence déloyaux". La cause serait ainsi entendue, tout le moins dans la SARL. L'associé, sauf stipulation d'une clause de non-concurrence, peut librement exercer toute activité concurrente, sans en informer la société. La limite fixée par le juge, de ne pas se livrer à une concurrence déloyale, semble davantage liée au souci de répondre au moyen du pourvoi plutôt que d'être attachée au principe d'information de l'associé, tant il répond mal à la logique déployée par la Chambre commerciale.
Il apparaît, en effet, que l'examen des deux branches du premier moyen par la Cour de cassation permet de dégager une distinction qui jusqu'alors n'était pas si évidente. Au titre de la première branche, il est établi, d'abord, que, l'associé d'une SARL est libre de concurrencer la société et n'est pas tenu d'informer cette dernière. En vertu de la seconde, il ressort que le gérant d'une SARL, en tant que dirigeant serait tenu d'une "obligation" de loyauté (et l'on peut s'interroger sur la portée de l'utilisation de ce terme, de préférence, à celle de "devoir") et de fidélité lui interdisant de la concurrencer.
Là également, la Chambre commerciale semble avoir fait sienne une opinion de la doctrine qui s'était interrogée sur l'existence d'une obligation implicite de non-concurrence de l'associé, variant selon le type de société : "l'exigence de loyauté n'a pas la même intensité selon le type de société. Elle est à son maximum dans les sociétés de personnes, quand elle se combine avec un fort intuitu personae. Elle atteint donc un degré suffisant dans la société en nom collectif [...]. La Cour de cassation a cependant reconnu l'existence d'une obligation de non concurrence à la charge d'un associé de SARL, envers la société [...]. Le cas est exceptionnel [...]. A notre avis, dans les société par actions, l'obligation de non-concurrence ne pèse que sur les dirigeants". (P. Le Cannu, B. Dondero, Droit des sociétés, Montchrestien, 3ème éd., n° 165).
L'éclairage que nous donne l'arrêt du 15 novembre 2011, semblerait confirmer cette analyse : l'obligation (puisque ce terme est consacré) de loyauté dans les SARL ne pèserait que sur le gérant, mais non sur les associés. La lecture de la décision imposant une clause de non-concurrence à un associé de SARL (P. Le Cannu, B. Dondero, op. cit., loc. cit.) renforce cette impression. Dans cette espèce, la cassation avait été prononcée au visa de l'article 455 du Nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L2694AD7), pour défaut de réponse à conclusion, sans qu'il soit véritablement établi par le juge du droit que l'associé était tenu de ne pas concurrencer la société. (Cass. com. 6 mai 1991, n° 89-13.780 N° Lexbase : A2642ABH ; D., 1991, p. 609, note A. Viandier). Le commentateur de l'arrêt, le souligne, au demeurant : "en face de cette décision la prudence est de mise. L'arrêt pose le problème de l'obligation de non concurrence des associés, mais il n'y apporte pas de solution".
L'arrêt commenté appelle, sans nul doute, sinon la même prudence, du moins la circonspection. Il fournit l'occasion d'amorcer une avancée potentielle de la jurisprudence, mais exclusivement dans les limites déterminées par le renvoi devant la cour d'appel (autrement composée), le juge du fait s'étant déterminé, selon l'attendu de cassation : "par des motifs impropres à exclure tout manquement [du gérant] à l'obligation de loyauté et de fidélité pesant sur lui en raison de sa qualité de gérant".
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