Réf. : Cass. soc., 12 février 2014, n° 12-11.554, F-P+B (N° Lexbase : A3675MET)
Lecture: 7 min
N0970BUH
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 21 Octobre 2014
Résumé
La lettre de licenciement, qui fixe les termes et les limites du litige, ne peut justifier la mesure en visant la clause du travail aux termes de laquelle la perte du permis de conduire entraînera le licenciement du salarié. |
Commentaire
I - Une solution conforme à la jurisprudence actuelle
Les faits. Un salarié, employé en qualité de commercial, prospecteur, vendeur, avait vu son permis de conduire suspendu pour excès de vitesse commis au volant de son véhicule de fonction durant un déplacement privé, et avait été licencié pour cause réelle et sérieuse dans le prolongement d'une clause de son contrat de travail aux termes de laquelle "en cas de retrait de permis de conduire, si ce dernier est nécessaire à l'exercice de son emploi et que le reclassement à un autre poste s'avère impossible, le salarié verra son contrat de travail rompu".
Il avait saisi la juridiction prud'homale de diverses demandes, mais avait été débouté de l'ensemble de celles-ci en appel. Pour les juges de la cour d'appel d'Amiens, en effet, le licenciement était fondé sur le trouble objectif apporté par la suspension du permis de conduire au bon fonctionnement de l'entreprise, rendant impossible la poursuite de l'exécution de son contrat de travail dans les conditions et suivant les modalités convenues par les parties.
La cassation. Cet arrêt est cassé au visa de l'article L. 1235-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0733IXG). Après avoir rappelé "que la lettre de licenciement fixe les termes et les limites du litige" et "qu'aucune clause du contrat ne peut valablement décider qu'une circonstance quelconque constituera en elle-même une cause de licenciement", la Haute juridiction reproche à la Cour d'appel d'avoir donné raison à l'employeur alors que la lettre de licenciement "était motivé exclusivement par l'application de l'article 10 du contrat".
En d'autres termes, la lettre de licenciement, dont les termes fixent le cadre du litige, justifiait le licenciement par le seul non-respect d'une clause du contrat prévoyant le licenciement du salarié en cas de perte du permis de conduire. Or, les parties n'ayant pas la possibilité de déroger au régime d'ordre public (social) du licenciement, cette mention ne pouvait suffire à justifier le licenciement.
Une solution doublement conforme à la jurisprudence actuelle. Cette solution, ainsi formulée, ne surprendra pas car elle s'inscrit dans deux lignes jurisprudentielles bien connues.
La première concerne le caractère d'ordre public du droit du licenciement, singulièrement de l'office du juge en matière d'appréciation de la cause réelle et sérieuse (1). Celui-ci doit donc déterminer par lui-même si le licenciement est justifié, et aucune clause présente dans le contrat de travail ou dans un accord collectif ne peut le priver de cette prérogative (2).
La seconde concerne la lettre de licenciement qui fixe "les termes et les limites du litige" s'agissant du ou des motifs qui y figurent (3).
La solution retenue constitue donc une application mathématique de cette double règle prétorienne : la lettre de licenciement visait uniquement la disposition contractuelle prévoyant le licenciement en cas de perte du permis de conduire ; le contrat de travail ne saurait lier le juge ; donc le licenciement n'est pas justifié. CQFD !
Toute irait pour le mieux, dans le meilleur des mondes, si la lecture de l'arrêt de la cour d'appel ne nous racontait pas une autre histoire, et si la solution finalement adoptée ne nous semblait pas excessive par sa sévérité.
II - Une solution discutable
Une sévérité excessive. Nous persistons à considérer que la Cour de cassation se montre ici trop inflexible.
Certes, nous comprenons bien pourquoi la Cour retient de la lettre de licenciement une conception aussi formaliste : il s'agit d'éviter que les employeurs ne négligent la rédaction de la lettre de licenciement et ne se précipitent en masse devant les juridictions prud'homales pour tenter de "sauver" des licenciements après des lettres pas ou mal motivées ; il s'agirait, en quelque sorte, de limiter les contentieux dans un désir de bonne administration de la justice.
Mais est-il raisonnable de faire payer à tous les employeurs, même à ceux qui sont évidemment de bonne foi, toute insuffisance de rédaction (4) ? Ne faudrait-il pas laisser aux employeurs la possibilité de prouver la cause réelle et sérieuse, en limitant le caractère limitatif de la lettre à la seule catégorie du licenciement, selon qu'il est prononcé pour motif personnel, ou économique ?
Des conclusions discutables en l'espèce. La solution retenue dans cette affaire, et qui est présentée comme induite de principes solidement ancrés en jurisprudence, est discutable, indépendamment de l'affirmation même selon laquelle la lettre de licenciement fixerait de manière quasi-absolue le cadre du litige.
Pour la Haute juridiction, en effet, la solution s'expliquerait par le fait "qu'aucune clause du contrat ne peut valablement décider qu'une circonstance quelconque constituera en elle-même une cause de licenciement", ce qui interdirait au juge de donner raison à l'employeur sur le seul constat que le salarié aurait violé les dispositions de son contrat de travail.
Dans cette affaire, la lettre de licenciement avait été rédigée en ces termes : "Conformément à l'article 10 de votre contrat de travail, qui prévoit la rupture de celui-ci en cas de retrait du permis de conduire qui vous est nécessaire à l'exercice de votre emploi, je considère que ces faits constituent une cause réelle et sérieuse de licenciement". Le licenciement était donc fondé sur le retrait du permis de conduire et sur le non-respect de la clause de son contrat de travail prévoyant son licenciement en cas de retrait de permis. L'employeur n'avait pas engagé de procédure disciplinaire, conformément d'ailleurs à la jurisprudence de la Cour de cassation (5) et du Conseil d'Etat (6), et s'était contenté d'un licenciement pour "trouble objectif" qui constitue un motif personnel de licenciement non disciplinaire qui laisse au salarié le bénéfice de son préavis et de l'indemnité de licenciement.
Pour donner raison à l'employeur, la cour d'appel avait commencé par rappeler "que les faits invoqués comme constitutif d'une cause réelle et sérieuse de licenciement doivent non seulement être objectivement établis mais encore imputables au salarié, à titre personnel et à raison des fonctions qui lui sont confiées par son contrat individuel de travail" (7), puis avait analysé l'ensemble des circonstances, dont l'existence de la clause du contrat de travail indiquant qu'en cas de perte du permis il serait licencié. La cour d'appel avait même observé "que le salarié ne justifie pas avoir mis en oeuvre ou même proposé à son employeur une solution alternative de nature à lui permettre de se rendre sur les divers lieux d'exécution de son contrat de travail de manière à accomplir les missions qui lui ont été contractuellement confiées à l'issue de ses congés et que cette solution aurait été refusée par l'employeur".
Contrairement à ce que suggère l'arrêt de cassation, la cour d'appel ne s'était donc pas fondée uniquement sur la violation de la clause du contrat, et donc sur le seul fait que le contrat imposerait de considérer le licenciement comme justifié (ce qui constituerait d'ailleurs pour le juge un déni de justice), mais sur l'ensemble des circonstances de la cause.
L'interprétation retenue dans cet arrêt de la clause en question ne nous convainc d'ailleurs pas. Selon la Haute juridiction, cette clause décidait que la perte du permis de conduire constituait en elle-même une cause de licenciement. Or, cette interprétation est discutable car la clause liait un éventuel licenciement à l'absence de toute possibilité de reclassement dans l'entreprise, et ne pouvait, dès lors, pas jouer de manière automatique. Il s'agissait, en réalité, plus d'une disposition insistant sur le caractère déterminant de la titularité du permis de conduire, compte tenu des fonctions du salarié, pour l'entreprise, que d'une véritable clause ayant pour vocation de prédéterminer la cause réelle et sérieuse d'un éventuel licenciement.
Proposition. Il nous semblerait donc préférable de se montrer moins formaliste, dans ce genre de circonstances, en considérant qu'une clause du contrat de travail, qui évoque le licenciement du salarié en cas de violation d'une ou plusieurs de ses obligations contractuelles, ne lie pas le juge (comment le pourrait-elle d'ailleurs ?), et que ce dernier peut, lorsque la lettre de licenciement y fait référence, considérer celui-ci comme justifié par les circonstances de la cause.
(1) Cass. soc., 18 décembre 1975, n° 74-40.477, FS-P (N° Lexbase : A3235AGW). Rappelons que l'article L. 1231-4 du Code du travail (N° Lexbase : L1068H9G) interdit toute renonciation à bénéficier des dispositions du Code en matière de licenciement.
(2) Cass. soc., 6 mai 1998, n° 96-40.951 (N° Lexbase : A2879ACM) ; Cass. soc., 13 octobre 2004, n° 02-45.285, FS-D (N° Lexbase : A9131A4X).
(3) Cass. soc., 28 septembre 2011, 10-18.015, F-D (N° Lexbase : A1373HYI).
(4) La Cour visait auparavant les seules "limites du litige" : Cass. soc., 20 mars 1990, n° 89-40.515, FS-P (N° Lexbase : A4924AHT) ; Cass. soc., 2 mars 1999, n° 96-45.027, FS-P (N° Lexbase : A4641AGY) ; Cass. soc., 5 octobre 1999, n° 98-41.384, FS-P (N° Lexbase : A4830AGY). L'employeur pouvant étayer ce ou ces motifs en rapportant la preuve de faits : s'agissant du licenciement de salariés grévistes : Cass. soc., 15 octobre 2013, n° 11-18.977, FS-P+B (N° Lexbase : A0970KNA) et nos obs., La motivation de la lettre de licenciement de salariés grévistes : l'art et la manière, Lexbase Hebdo n° 546 du 7 novembre 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N9242BTH).
(5) A propos du licenciement du salarié absent pour cause de maladie non professionnelle : lire nos obs., Maladie et motivation de la lettre de licenciement : lorsque la justice se fait... injustice !, in Lexbase Hebdo n° 122 du 27 mai 2004 - édition sociale (N° Lexbase : N1722ABE).
(6) Cass. soc., 3 mai 2011, n° 09-67.464, FS-P+B (N° Lexbase : A2484HQ3) et lire S. Tournaux, Le retrait du permis de conduire, un fait tiré de la vie personnelle comme les autres ?, Lexbase Hebdo n° 440 du 19 mai 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N2778BSP).
(7) CE 4°et 5°s-s-r., 15 décembre 2010, n° 316856, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6659GNX), JCP éd. G, 2011, 353, note J. Mouly.
(8) CA Amiens, 8 novembre 2011, n° 10/05586 (N° Lexbase : A0264H4K).
Décision
Cass. soc., 12 février 2014, n° 12-11.554, F-P+B (N° Lexbase : A3675MET). Cassation partielle (CA Amiens, 8 novembre 2011, n°10/05586 N° Lexbase : A0264H4K). Texte visé : C. trav, art. L. 1235-1 (N° Lexbase : L0733IXG). Mots clef : licenciement pour motif personnel ; permis de conduire ; lettre de licenciement. Lien base : (N° Lexbase : E9200ESK). |
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:440970