La lettre juridique n°560 du 27 février 2014 : Droit rural

[Jurisprudence] Résiliation d'un bail pour cession prohibée : la maladie du preneur n'est pas un cas de force majeure

Réf. : Cass. civ. 3, 22 janvier 2014, n° 12-28.246, FS-P+B (N° Lexbase : A9977MCI)

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N1003BUP

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par Christine Lebel, Maître de conférences HDR à la Faculté de Droit de Nancy (Université de Lorraine, Institut François Gény, EA 7301, Nancy), Président de l'AFDR Section Lorraine

le 01 Septembre 2017

La protection conférée par le statut du fermage au preneur, exploitant agricole constitue la contrepartie de certaines obligations mises à la charge de ce dernier par le législateur, et ce, afin d'équilibrer les droits et obligations des parties au contrat de bail. Au nombre de ces dernières, l'obligation d'exploiter personnellement les parcelles données à bail rural. Or, l'exécution de cette obligation est difficile à respecter lorsque l'état de santé du preneur ne lui permet plus de réaliser son activité professionnelle dans des conditions habituelles, autrement dit normales, sans pour autant la rendre impossible. Tel est le point de départ du contentieux à l'origine de l'arrêt rendu le 22 janvier 2014 (1) par la troisième chambre civile de la Cour de cassation. Ainsi, les parties ont conclu par acte authentique du 4 décembre 1998, un bail à long terme pour une durée de dix-huit ans et portant sur des parcelles pour une superficie totale de plus de 70 hectares (ha) ainsi que sur deux bâtiments d'exploitation. Par requête du 5 décembre 2007, le bailleur a assigné le preneur en résiliation du bail en raison de l'exploitation des terres louées par un tiers, de l'épandage de boues de vidange sur les terres et l'amiantage des bâtiments agricoles. Par un premier jugement du 17 novembre 2011, le tribunal paritaire des baux ruraux a prononcé la résiliation du bail pour location prohibée à un tiers. Sur l'appel du preneur, la cour d'appel de Rouen (2) rappelle l'interdiction énoncée à l'article L. 411-35 du Code rural et de la pêche maritime (N° Lexbase : L6458HHN) de céder le bail à un tiers. Elle considère, toutefois, que le preneur souffre d'une sévère pathologie même si celle-ci n'a pas été considérée comme étant une maladie professionnelle, ni qu'elle justifie sa mise en invalidité. En outre, le preneur reconnaît avoir concédé la jouissance d'une partie importante de son exploitation à un tiers (21 ha) ainsi que les parts sociales qu'il détenait dans la coopérative de lin, en échange du travail fourni sur ses autres cultures pour les années 2001 à 2006. Dans ces conditions, la cour d'appel admet que la survenance de cette grave maladie seulement trois ans après la conclusion du bail, qui s'est aggravée par la suite, constitue un cas de force majeure rendant légitime le recours à un tiers pour faire face aux contraintes de l'exploitation physique des terres. Elle réforme le jugement entrepris et rejette la demande de résiliation du bail pour cession prohibée. Sur le pourvoi du bailleur, la Cour de cassation censure l'analyse opérée par la cour d'appel. Sur le visa des articles 1148 du Code civil (N° Lexbase : L1249ABU) et L. 411-31, II, 1° du Code rural et de la pêche maritime (N° Lexbase : L8924IWG), la décision est cassée pour violation de la loi, les motifs retenus par les juges du fond étant impropres à caractériser la force majeure (II). Ainsi, la demande du bailleur en résiliation pour cession prohibée peut être légitimée (I)

I - Cession et sous-location prohibées justifiant la demande de résiliation

Dans sa requête en résiliation du bail à long terme, le bailleur invoquait plusieurs motifs. Tout d'abord, il prétendait que le preneur n'avait pas exploité personnellement les terres louées ; que ce dernier avait commis des agissements de nature à compromettre la bonne exploitation du fonds. Enfin, et principalement, que le preneur avait procédé à une transmission irrégulière du contrat de bail (3) et ainsi de la jouissance des biens loués, qu'en vertu du statut du fermage, ce dernier ne pouvait transmettre à un tiers. La procédure contentieuse a été plus spécialement centrée sur ce dernier aspect.

En effet, l'article L. 411-31, II, 1° du Code rural et de la pêche maritime dispose que le bailleur peut demander la résiliation du bail pour contravention aux dispositions de l'article L. 411-35 du même code. En l'espèce, le bailleur reprochait au preneur d'avoir concédé l'exploitation de sa sole de lin, soit environ un quart des biens loués, à un tiers et de ne pas avoir participé de façon effective et permanente aux travaux d'exploitation des parcelles, objet du bail litigieux. La cession du bail ne crée pas un nouveau contrat mais transfère ce dernier au nouveau cocontractant, qui doit payer directement les fermages au bailleur. En application de l'article L. 411-35 du Code rural et de la pêche maritime, toute cession hors du cadre familial du preneur est prohibée. Le bailleur a choisi un locataire, et hors la transmission familiale, on ne peut lui en imposer un autre (4). Cette cession est prohibée même avec l'accord du bailleur (5), car la règle d'ordre public (6) résulte de l'évolution du régime juridique du bail rural dont la finalité est de protéger le preneur du caractère absolu du droit de propriété du bailleur tout en luttant contre tout risque de spéculation en interdisant aux preneurs de monnayer leur droit de créance. Ainsi, le bail rural est un contrat conclu avec un très fort intuitu personae légèrement teinté d'un intuitu familiae (7), pour n'être transmissible que dans le cadre familial (8). En l'espèce, il ne semble pas qu'il y ait une cession de bail. Les faits de l'espèce ne le précisent pas, mais il ne semble pas que le tiers ait réglé la moindre somme directement au bailleur. Par conséquent, il ne peut y avoir de cession, si cette condition n'est pas remplie.

Par ailleurs, le bailleur prétendait que le comportement du preneur et du tiers ayant réalisé les travaux agricoles consistait en une sous-location prohibée. Les parcelles de lin étaient exploitées par le tiers et la production livrée à la coopérative grâce aux parts sociales du preneur mis à sa disposition en contrepartie du travail fourni pour les autres cultures du preneur. La cession prohibée de l'article L. 411-35 précité correspond à un sous-contrat qui vient en quelque sorte se greffer sur le bail initial (9). Par dérogation à l'article 1717 du Code civil, la sous-location est prohibée par le statut du fermage à condition que celle-ci soit onéreuse. En l'espèce, le tiers cultivait effectivement la sole de lin litigieuse. Par ailleurs, il pouvait vendre la récolte en contrepartie des travaux effectués sur les autres parcelles louées du preneur. Conformément aux solutions jurisprudentielles, la contrepartie onéreuse n'est pas nécessairement une contrepartie en somme d'argent (10). Elle peut notamment prendre la forme de réalisation de travaux agricoles comme en l'espèce (11). Ainsi, il semble que la demande de résiliation du bail pour non-respect de la prohibition des sous-locations soit juridiquement justifiée (12), même si elle permet d'assurer la continuité d'une bonne exploitation des terres louées (13), pour cause de maladie du preneur, sous réserve que la force majeure ne vienne pas paralyser sa mise en oeuvre.

II - La maladie du preneur insuffisante et la force majeure

En l'espèce, le preneur invoquait sa maladie pour justifier son comportement, et par voie de conséquence, tenter de mettre à néant la demande de résiliation du bailleur. Ainsi, le preneur indiquait que trois ans à compter du début de l'exécution du contrat de bail il avait été contraint de revoir son activité en renonçant à la culture de la pomme de terre au profit de la polyculture. Il avait dû se mettre à l'écart des produits pesticides en raison du diagnostic de neutropénie chronique fébrile qui avait affaibli ses résistances immunitaires aux infections courantes. Dans ces conditions, cette maladie constituait, selon ce dernier, un cas de force majeure le contraignant à faire appel à des entreprises extérieures, interdisant toute qualification de cession ou de sous-location prohibée. Il s'agissait plus spécialement d'une entraide verbale fondée sur la solidarité entre professionnels étant en relation de travail depuis de nombreuses années (14). La cour d'appel, en fondant sa décision sur la solution formulée par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation du 14 avril 2006 (15), avait considéré que la maladie du preneur l'empêchant de fournir sa prestation était un cas de force majeure dès lors qu'elle présentait un caractère imprévisible lors de la conclusion du contrat de bail et irrésistible pendant son exécution. Pour les juges du fond, il n'était pas nécessaire que la maladie du preneur ait été qualifiée de maladie professionnelle, ni que ce dernier ait fait l'objet d'une mise en invalidité. La Cour de cassation censure cette analyse, la force majeure n'ayant pas été caractérisée par la cour d'appel.

En application de la décision précitée rendue par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, la maladie d'un débiteur d'une prestation constitue un cas de force majeure lorsque l'incapacité physique résultant d'une infection et la maladie grave, survenues après la conclusion du contrat, présentent un caractère imprévisible. De plus, la maladie doit être irrésistible pour que celle-ci puisse être qualifiée de force majeure. En l'espèce, la survenue de l'infection ainsi que la dégradation de l'état de santé du preneur étaient apparues trois ans après la conclusion du bail à long terme. Toutefois, la pathologie ne semblait pas constituer une incapacité physique de réaliser les travaux agricoles, entraînant seulement des contraintes techniques supplémentaires en raison de la grave fragilité du preneur aux infections courantes. En outre, le preneur avait lui-même reconnu dans ses conclusions d'appel que sa pathologie n'excluait pas toute possibilité d'être physiquement présent dans les champs, il devait seulement adapter son tracteur et porter une protection spéciale. Par conséquent, la pathologie du preneur ne rendait pas impossible l'exécution du contrat de bail, elle rendait seulement les travaux agricoles plus difficiles et éventuellement plus onéreux pour le preneur. Pour ces raisons, la maladie invoquée ne présentait pas les caractères d'imprévisibilité et d'irrésistibilité indispensable pour que celle-ci puisse être qualifiée de force majeure au sens de l'article 1148 du Code civil, afin de considérer qu'il n'y avait aucun dommage pour le bailleur. Ainsi, la maladie ne répondant pas cumulativement à ces deux caractéristiques, notamment en l'absence d'invalidité totale ou du décès du preneur, la demande en résiliation du bail a toutes les chances de prospérer devant la cour de renvoi.


(1) Cass. civ. 3, 22 janvier 2014, n° 12-28.246, FS-P+B (N° Lexbase : A9977MCI).
(2) CA Rouen, 20 septembre 2012, n° 12/001777 .
(3) J. A. Gravillou, L'incessibilité du bail rural, L'Harmattan, 2003.
(4) C. Béquignon-Lagarde, Propriété commerciale et propriété rurale, in Dix ans de conférences d'agrégation, Etudes J. Hamel, Dalloz, 1961, p. 3327, spé. p. 334.
(5) Cass. civ. 3, 23 avril 1975, n° 74-10.423 (N° Lexbase : A6856CIR), publié au bulletin, D., 1976, p. 192, note R. Savatier.
(6) En fait, elle constitue l'une des nombreuses règles d'ordre public du statut du fermage.
(7) J. A. Gravillou, précité.
(8) C. rur., art. L. 411-35, al. 1er.
(9) P. Esmein, Cession de bail et sous-location, RTDCiv., 1924, p. 251.
(10) Cass. civ. 3, 20 novembre 1991, n° 90-10.777 (N° Lexbase : A8126CXA), JCP éd. N, 1992, II, p. 413, obs. J.-P. Moreau.
(11) Cass. civ. 3, 13 juillet 2010, n° 09-16.598, FS-P+B (N° Lexbase : A6811E4Z), Bull. civ. III, n° 144, BICC, 15 décembre 2010, n° 1748, Gaz. Pal., 26 août 2010, n° 238, p. 22 ; Rev. loyers, 2010, comm. 910, note B. Peignot, RD rur., 2010, comm. 113, obs. S. Crevel.
(12) Cass. civ. 3, 17 février 1949, D., 1949, p. 339, obs. S. Savatier. Cette règle étant d'ordre public, le non-respect emporte la disparition des droits du preneur acquis en application du statut du fermage, dont le droit au renouvellement du contrat.
(13) Cass. civ. 3, 19 janvier 2010, n° 09-65.160, F-D (N° Lexbase : A4824EQQ), RD rur., 2010, comm. 61, note S. Crevel.
(14) CA Rouen, 20 septembre 2012, précité.
(15) Ass. plén., 14 avril 2006, n° 02-11.168 (N° Lexbase : A2034DPZ), D. Bakouche, La force majeure devant l'Assemblée plénière de la Cour de cassation (vers l'unité des approches contractuelle et délictuelle ?), Lexbase Hebdo n° 214 du 11 mai 2006 - édition privée (N° Lexbase : N8030AKM) ; JCP éd. G, 2007, II 10087, note P. Grosser ; D., 2006, P. 1577 obs. I. Gallmeister ; Rev. Lamy dr. civil., Août 2006, p. 17, note M. Mekki ; RTDCiv., 2006, p. 775 ; RTDCom., 2006, p. 904, note B. Bouloc.
Décision

Cass. civ. 3, 22 janvier 2014, n° 12-28.246, FS-P+B (N° Lexbase : A9977MCI).

Cassation .

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