Lexbase Pénal n°41 du 23 septembre 2021 : Patrimoine

[Focus] Famille et patrimoine : l’impossible droit pénal ?

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par Benoît Auroy, Maître de conférences à l’Université Rennes 1

le 22 Septembre 2021

Mots-clés : patrimoine • famille • entreprise criminelle

Alors qu’il se faisait traditionnellement preuve de retenue face aux relations familiales de nature patrimoniale, le droit pénal semble de plus en plus s’immiscer en leur sein. Son action est alors ambivalente. S’il s’agit parfois de sanctionner certaines relations familiales qui troublent l’ordre public malgré leur caractère patrimonial, il s’agit parfois de se servir du patrimoine familial afin d’assurer une répression plus efficace du condamné. Mais ce faisant, le droit pénal ne risque-t-il pas de malmener cette solidarité familiale qu’il entendait, pourtant, préserver autrefois ?

Cet article est issu du dossier spécial « Droit pénal et patrimoine : saisir et punir » publié le 23 septembre 2021 dans la revue Lexbase Pénal. Le sommaire de ce dossier est à retrouver en intégralité ici : (N° Lexbase : N8809BYW)


« Le châtiment ne doit châtier que l’auteur du crime. Trop souvent il blesse indirectement la famille du coupable ; l’amende la plus légère diminue son revenu ; l’emprisonnement peut être sa ruine. Le devoir du législateur est de restreindre ces effets indirects dans les limites les plus étroites, par le choix de ses peines » [1].

Les relations familiales relèvent-elles de la justice publique ? Certains philosophes antiques en ont douté, tel Aristote, pour qui les rapports entre membres d’une même famille appartenaient à la « justice domestique » et non au droit de la Cité, le Dikaion [2]. Ses arguments étaient doubles. Le premier reposait sur la figure tutélaire du « père de famille », souverain sur ses enfants et supérieur à son épouse ; or, la Justice au sens politique ne pourrait régir que « ceux à qui appartient une part égale dans le droit de gouverner et d’être gouverné ». Le second s’appuyait sur une distance insuffisante séparant les parents de l’enfant : ce dernier serait « une partie de nous-mêmes », et personne ne choisirait de se causer du tort à soi-même [3]. Mais de tels arguments ont fait leur temps, et nul ne songerait plus à contester, par principe, la légitimité des pouvoirs publics à intervenir dans le cercle familial. À cet égard, le préambule de la Convention de New-York, du 26 juin 1990, relative aux droits de l’enfant déclare que « la famille, unité fondamentale de la société et milieu naturel pour la croissance et le bien-être de tous ses membres, et en particulier des enfants, doit recevoir la protection et l’assistance dont elle a besoin pour pouvoir jouer pleinement son rôle dans la communauté ». Plus encore, pour le sociologue Émile Durkheim, la famille exigerait entre ses membres des droits et des devoirs sanctionnés par la société et ne pourrait donc se concevoir que comme une « institution sociale, à la fois juridique et morale, placée sous la sauvegarde de la collectivité ambiante » [4]. Or, si elle est ce milieu naturel de bien-être, la famille est aussi le lieu d’une criminalité endogène singulièrement opaque [5]. Par exemple, une violence sur deux recensées en 2020 a eu lieu dans le cadre familial, et plus d’un viol sur trois [6]. Le droit pénal est alors amené à réprimer sévèrement celui qui a troublé l’ordre public en portant atteinte à son prochain, mais aussi à la confiance devant régner dans les foyers. Les infractions contre les personnes aggravées par un lien de famille unissant l’auteur à sa victime sont ainsi très nombreuses. C’est bien sûr le cas du meurtre [7], ainsi que des tortures et actes de barbarie [8], des violences volontaires [9] ou encore du proxénétisme [10]. Quant aux agressions sexuelles, le Code pénal les qualifie désormais d’incestueuses lorsqu’elles sont commises par certaines personnes – tels les ascendants, frères et sœurs et oncles et tantes [11] – et assouplit leur constitution : depuis la loi n° 2021-478, du 21 avril 2021 [12], toute pénétration sexuelle commise sur un mineur par l’une des personnes visées est un viol incestueux, même en l’absence de violence, contrainte, menace ou surprise [13]. Cette énumération des auteurs rendant incestueuse l’agression sexuelle révèle d’ailleurs la méthode adoptée par le droit pénal à l’égard de la famille. Réaliste, il décrit à chaque fois les membres concernés [14]. S’il crée alors des listes variables au gré des incriminations, il évite une entreprise de définition de la famille qui pourrait s’avérer périlleuse.

On le voit, la justice répressive n’hésite pas à réprimer sévèrement les atteintes aux personnes commises dans le cercle familial. Face aux questions familiales de nature patrimoniale en revanche, le droit pénal fait traditionnellement preuve de plus de retenue. Les enjeux ne sont plus les mêmes, et la nature patrimoniale de l’atteinte tend à dissuader le législateur de faire entrer la justice répressive au sein du foyer. Lors de l’adoption du Code pénal de 1810, les orateurs du Gouvernement estimaient ainsi que « les rapports entre [parents] sont trop intimes pour qu’il convienne, à l’occasion d’intérêts pécuniaires, de charger le ministère public de scruter des secrets de famille qui peut-être ne devraient jamais être dévoilés ; pour qu’il ne soit pas extrêmement dangereux qu’une accusation puisse être poursuivie dans des affaires où la ligne qui sépare le manque de délicatesse du véritable délit est souvent très difficile à saisir ; enfin pour que le ministère public puisse provoquer des peines dont l’effet ne se bornerait pas à répandre la consternation parmi tous les membres de la famille, mais qui pourraient encore être une source éternelle de divisions et de haines » [15].

Pourtant, le droit pénal paraît de plus en plus s’immiscer dans les questions familiales de nature patrimoniale. En particulier, l’intérêt de la justice répressive pour le patrimoine familial lui-même semble s’accroître en cas d’infraction commise par une personne, qu’elle ait agi ou non à l’encontre de ses parents ou alliés. Sans nécessairement porter atteinte au principe de personnalité des peines, le risque est alors de nuire, au nom d’une répression accrue de l’individu, à cette cohésion de la famille que le législateur entend pourtant traditionnellement ménager. Dès lors, s’il est vrai que la répression des relations familiales de nature patrimoniales paraît avoir atteint un relatif équilibre (I), le constat est beaucoup plus incertain lorsqu’elle s’exerce sur le patrimoine de la famille (II).

I. Droit pénal et relations familiales patrimoniales : un équilibre à parfaire

Si la répression des relations familiales de nature patrimoniale semble parvenue à un relatif point d’équilibre, c’est grâce, semble-t-il, à une forme d’ambivalence dont fait preuve le législateur. D’un côté, il se montre soucieux de ménager la cohésion de la famille et maintient la justice répressive en retrait des conflits patrimoniaux nés à l’intérieur du foyer. Mais d’un autre côté, il semble redouter cette solidarité qui pourrait unir les membres d’une famille jusque dans le crime et réprime énergiquement cette cohésion illégitime. En somme, la répression pénale fait preuve à la fois de prudence face aux conflits familiaux de nature patrimoniale (A) et de défiance envers l’entreprise criminelle familiale (B).

A. La prudence de la répression face aux conflits familiaux de nature patrimoniale

Prudent, le droit pénal semble réticent à s’immiscer dans les conflits familiaux de nature patrimoniale. Il est vrai que quelques dispositions répressives encadrent spécialement de telles relations entre parents ou alliés. Mais à bien y regarder, elles s’appuient, pour l’essentiel, sur des considérations extrapatrimoniales. Par exemple, l’abandon de famille incriminé à l’article 227-3 du Code pénal (N° Lexbase : L2328LXI) consiste, pour une personne, à ne pas exécuter une décision judiciaire lui imposant de verser au profit de son conjoint, d’un enfant mineur, d’un descendant ou d’un ascendant une prestation due en raison de l’une des obligations familiales prévues par le Code civil, en demeurant plus de deux mois sans s’en acquitter intégralement. La répression repose sur l’existence préalable d’une décision de justice, de nature civile. Sans elle, l’infraction ne saurait être consommée [16]. Le droit pénal paraît trouver dans la condamnation civile un surcroît de légitimité – ou le motif qui lui manquait – pour intervenir dans un litige patrimonial né au sein d’une famille et punir celui qui, en plus d’être indélicat envers ses proches, porte atteinte au respect dû à l’autorité judiciaire [17]. De même, le fait, pour un ascendant, de priver de soins ou d’aliments un mineur de quinze ans n’est un délit que si sa santé s’en trouve compromise [18].

Lorsque le conflit au sein de la famille est purement patrimonial en revanche, le droit pénal semble se tenir en retrait. Non seulement les obligations familiales de cette nature ne sont guère sanctionnées pénalement, mais la répression de certaines infractions est également limitée par le jeu d’une immunité familiale. L’article 311-12 du Code pénal (N° Lexbase : L8535LXE) prévoit ainsi que le vol commis par une personne au préjudice de son ascendant, de son descendant ou de son conjoint ne peut donner lieu à des poursuites pénales [19]. Cette disposition a pu être critiquée. Il est vrai que « les vols couverts par l’immunité se produisent souvent quand la famille est déjà divisée » [20], et que « commettre un vol au détriment d’un proche semble plus grave que commettre un vol à l’égard d’un inconnu » [21]. Pourtant, lors de la refonte du Code pénal, le législateur a conservé l’immunité et consacré son extension jurisprudentielle à d’autres infractions. Comment expliquer une telle disposition ? Si plusieurs arguments ont pu être avancés, les plus convaincants sont de deux ordres. D’une part, l’immunité se justifierait par des « raisons sociales […] de décence » [22] : la société désapprouverait des poursuites pénales entre membres d’une même famille pour de simples intérêts patrimoniaux. D’autre part, le législateur craindrait que de telles poursuites annihilent tout espoir de pardon [23], surtout si elles sont à l’initiative de la victime [24]. Il reste que le champ d’application de la mesure interroge. S’agissant des personnes qui en bénéficient tout d’abord, l’article 311-12 du Code pénal vise le conjoint, mais pas le partenaire lié par un pacte civil de solidarité. La restriction se comprend difficilement, alors que PACS et mariage ne cessent de se rapprocher. S’agissant des infractions concernées ensuite, l’immunité porte sur la plupart des appropriations frauduleuses [25]. Deux questions en résultent. Pourquoi l’avoir cantonnée à ces infractions ? Les raisons ayant conduit à la reconnaître semblent pourtant se retrouver à l’identique dans les destructions de biens sans danger pour les personnes. À l’inverse, pourquoi admettre une immunité pour l’extorsion alors que l’infraction met en cause l’intégrité physique de la personne ? Ce constat paraît suffisant pour justifier l’intervention du droit pénal dans la famille [26]. Enfin, l’immunité est écartée lorsque l’infraction concerne des objets indispensables à la vie quotidienne. C’est qu’elle est alors le moyen de maintenir la victime dans la dépendance de l’auteur et représente donc un enjeu extrapatrimonial [27].

Le législateur se montre donc prudent face aux conflits de nature patrimoniale qui naîtraient au sein du couple ou entre ascendant et descendant. De tels conflits ne lui semblent pas assez graves pour justifier le risque d’une intervention du droit pénal dans la famille, à moins qu’ils ne présentent également une dimension extrapatrimoniale qui rendrait nécessaire la répression de l’auteur. En l’absence de conflit en revanche, une défiance du législateur envers les relations patrimoniales dans la famille se dessine. Il entend alors réprimer sévèrement l’entreprise criminelle familiale.

B. La défiance de la répression envers l’entreprise criminelle familiale

Si l’unité de la famille doit être préservée, la solidarité qui l’entoure peut être l’occasion d’une association de ses membres dans une même entreprise criminelle. Cette cohésion illégitime menace alors l’ordre public et justifie une intervention énergique des autorités. Certes, le Code pénal ménage la famille en exceptant certains de ses membres de la non-dénonciation de crime et du recel de malfaiteurs [28]. Mais il s’agit de leur éviter le « dilemme insoluble d’être ou un mauvais citoyen ou un parent indigne » [29], tandis que leur action paraît désintéressée et extérieure à l’infraction. Lorsque le proche semble profiter de celle-ci ou s’y associer plus activement, le législateur fait preuve de moins de mansuétude [30].

En premier lieu, de telles relations familiales sont parfois expressément envisagées. Par exemple, l’article L. 654-10 du Code de commerce (N° Lexbase : L3294ICY) fait encourir les peines prévues pour l’abus de confiance aux conjoint et ascendants, descendants, collatéraux et alliés du débiteur soumis à une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire qui ont détourné, diverti ou recelé des effets dépendant de l’actif de celui-ci. Ce texte suit l’article L. 654-9 du même code (N° Lexbase : L8957IN3), qui punit de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende quiconque accomplit ces actes dans l’intérêt du débiteur. Le lien de famille permet une constitution plus aisée de l’infraction, puisque l’article L. 654-10 n’exige pas la recherche de l’intérêt du débiteur. Pour cause, ce lien permet, en quelque sorte, de la présumer. En outre, la loi n° 2020-1672, du 24 décembre 2020 [31], a porté les peines de l’abus de confiance à cinq ans d’emprisonnement et 375 000 euros d’amende. C’est dire que l’infraction prévue par l’article L. 654-10 est désormais plus sévèrement sanctionnée que celle de l’article L. 654-9.

En second lieu, un certain nombre de dispositions répriment des associations criminelles particulièrement susceptibles de se développer en famille. Point d’immunité ici ! En effet, la famille apparaît d’abord comme un lieu privilégié où un recel pourrait naître entre l’auteur de l’infraction d’origine et un de ses proches [32]. À cet égard, la jurisprudence exigeait traditionnellement que le conjoint ou concubin ait détenu les biens à titre personnel lorsqu’ils se trouvaient au domicile commun [33]. Toutefois, la Cour de cassation a approuvé la condamnation d’une concubine de l’auteur de vols qui avait hébergé sciemment ses comparses et les biens soustraits [34]. Les juges ont uniquement affirmé que le recel « n’implique pas nécessairement la détention matérielle des objets », sans mentionner son caractère personnel. Pourtant, si la concubine dispose effectivement d’un pouvoir sur les biens, « il n’en demeure pas moins que ce pouvoir, qui caractérise la détention, est très limité » [35]. Le droit pénal pourrait mettre ici le compagnon de l’auteur d’une infraction dans une situation délicate : ne pouvant simplement se désintéresser des biens, il devrait s’opposer à leur dépôt au domicile du couple. En outre, il faut probablement se méfier d’une approche trop extensive de l’autre forme de recel. Si un époux paie une dette ménagère avec le produit d’une infraction, l’autre en « bénéficie » puisqu’il est solidairement tenu à son paiement [36]. Mais cette matérialité paraît trop intangible pour lui être reprochée. Ensuite, à côté du recel proprement dit, l’article 321-6 du Code pénal (N° Lexbase : L6140HHU) érige en délit l’impossibilité de justifier son train de vie ou l’origine d’un bien, tout en étant en relations habituelles avec une personne qui commet des infractions procurant un profit ou qui en est victime. Or, la famille n’est-elle pas le lieu par excellence de relations habituelles ? La logique de l’incrimination se comprend. Les faits rendent vraisemblable la participation de la personne à l’entreprise criminelle, en tant que receleur ou auteur. Le procédé demeure cependant discutable, pour créer une infraction de manière un peu artificielle afin de limiter la possibilité de renverser une présomption. Enfin, si l’organisation frauduleuse de son insolvabilité peut être commise contre la famille, elle peut aussi l’être par son intermédiaire. L’auteur peut évidemment être tenté de transmettre des biens à ses proches dans le but d’échapper à ses créanciers [37].

On le voit, la répression tend à faire preuve d’une certaine retenue face aux relations familiales de nature patrimoniale. N’intervenant qu’avec parcimonie lorsqu’elles sont conflictuelles, elle entend tout de même frapper efficacement – au risque d’aller trop loin – les entreprises criminelles qui pourraient naître de la solidarité unissant les membres d’une famille. Pourtant, afin d’assurer une répression plus grande de l’individu, le droit pénal s’intéresse de plus en plus au patrimoine familial lui-même. Or, il n’est pas sûr que la même prudence préside à cette démarche.

II. Droit pénal et répression par le patrimoine familial : un équilibre à rechercher

Alors que le droit pénal se saisit de plus en plus du patrimoine familial, son intervention peut sembler hétérogène. Le but est certes toujours le même : assurer la répression de l’auteur d’une infraction. Mais les chemins empruntés diffèrent, car cette répression est tantôt dans l’intérêt de la famille (A), tantôt à son détriment (B).

A. Une répression dans l’intérêt de la famille

Deux domaines en particulier témoignent d’une prise en compte croissante du patrimoine familial par le droit pénal dans l’intérêt des proches de l’auteur d’une infraction. Le premier concerne les partages de biens au sein de la famille. Certaines dispositions entendent, en effet, priver de droits sur un ou plusieurs biens de l’actif à partager celui qui a entrepris de nuire à ses proches. En ce sens, l’article 726 du Code civil (N° Lexbase : L3466AWB) rend indigne de succéder la personne condamnée à une peine criminelle pour avoir volontairement donné ou tenté de donner la mort au défunt, ou pour avoir commis des violences ayant entraîné sa mort sans intention de la donner. L’article 727 du même code (N° Lexbase : L8565LXI) liste encore des hypothèses où l’agent peut être déclaré indigne en raison de certaines condamnations. Institution héritée du droit romain [38], l’indignité successorale est analysée par la jurisprudence comme une « peine privée » [39]. Il faut dire que la sanction présente bien le caractère d’une punition dès lors qu’elle prive une personne de ses droits dans la succession et possède assurément une dimension infamante [40]. Or, en prévoyant une indignité de plein droit, la conformité de l’article 726 du Code civil au principe constitutionnel d’individualisation des peines est douteuse. En effet, cette mesure s’applique sans que le juge la prononce et puisse l’écarter [41]. Par comparaison, l’article 207 prévoit qu’en cas de condamnation du créancier pour un crime commis sur la personne du débiteur, ce dernier est déchargé de son obligation alimentaire, sauf décision contraire du juge. Enfin, dans le même ordre d’idées, l’héritier qui recèle des biens d’une succession ou dissimule l’existence d’un autre héritier et l’époux qui recèle ou détourne des effets de la communauté ne peuvent prétendre à aucun droit sur les biens concernés [42].

Le second domaine où le droit pénal appréhende spécialement le patrimoine familial dans l’intérêt des proches de l’auteur d’une infraction est celui des violences domestiques. Il réserve alors un sort particulier au logement familial. Après condamnation, le juge qui prononce un sursis probatoire peut imposer à l’auteur d’une infraction commise contre son conjoint, concubin ou partenaire, ou contre ses enfants, de résider hors du domicile ou de la résidence du couple et de s’abstenir de paraître à ses abords immédiats [43]. La même interdiction peut aussi être prononcée avant toute condamnation, dans le cadre d’un contrôle judiciaire [44] ou d’une ordonnance de protection [45]. Dans ce dernier cas, il suffit qu’ « il existe des raisons sérieuses de considérer comme vraisemblables » les faits de violences et le danger auquel la victime est exposée [46].

Le droit pénal n’hésite ainsi pas à appréhender certains biens de la famille dans l’intérêt de celle-ci, afin de réprimer sévèrement celui qui a entrepris de lui nuire ou de protéger la victime de violences intrafamiliales. Toutefois, il arrive également que le droit pénal se saisisse du patrimoine familial dans l’unique but d’assurer une répression accrue de l’auteur d’une infraction. Son intervention risque alors de se faire au détriment de la cohésion de la famille.

B. Une répression au détriment de la famille

Cherchant à assurer l’exécution de certaines peines, le droit pénal se saisit parfois de biens liés à l’auteur d’une infraction en accordant peu de considérations au contexte familial dans lequel ils s’inscrivent. En premier lieu en effet, l’article 133-1 du Code pénal (N° Lexbase : L2149AMK) prévoit que, si le décès du condamné empêche l’exécution de la peine, le recouvrement de l’amende et des frais de justice ainsi que l’exécution de la confiscation demeurent possibles après son décès. L’exception peut surprendre : voilà la répression qui s’attache aux biens plus qu’à la personne. Certes, tant que l’actif successoral permet l’exécution des peines, la situation de l’héritier n’est pas différente de celle de tout proche affecté indirectement par la peine prononcée contre un condamné. Mais lorsque l’actif successoral ne suffit plus, l’héritier peut-il être tenu de payer l’amende sur son propre patrimoine ? Il subirait directement la répression, de sorte que l’éventualité peut sembler contraire au principe de personnalité des peines. En d’autres termes, il serait probablement opportun de limiter l’exécution post mortem des peines à l’actif successoral, et ce y compris lorsque l’héritier a accepté purement et simplement la succession.

En second lieu, la Cour de cassation a récemment admis qu’un bien commun puisse faire l’objet d’une confiscation et être dévolu pour le tout à l’État, nonobstant la bonne foi de l’époux du condamné [47]. Pour ce faire, les juges ont relevé, tout d’abord, qu’en vertu de l’article 1413 du Code civil, le paiement des dettes personnelles de chaque époux peut être poursuivi sur les biens communs, puis qu’il n’y a lieu à liquidation de la masse commune qu’après dissolution de la communauté et que le législateur n’a pas prévu de cause de dissolution partielle. Les juges ont néanmoins précisé que la peine fait naître un droit à récompense pour la communauté lors de sa dissolution [48]. A priori, la solution peut sembler s’imposer au regard des règles civiles gouvernant la communauté. Pourtant, de nombreux auteurs ne manquent pas de la critiquer. Il faut dire que « le système de la récompense paraît peu opératoire pour assurer une protection sérieuse [de l’époux de bonne foi] » [49], en raison de son caractère « aléatoire et tardif » [50]. En outre, la conformité de la solution tant avec la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne [51] qu’avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme [52] est douteuse. Enfin, au regard de l’attention croissante des autorités pour le logement familial, le législateur serait sans doute avisé de lui réserver une protection particulière face à la peine de confiscation, qu’il soit un bien commun ou un bien propre du condamné. Sans nécessairement proscrire la mesure, il pourrait permettre au juge d’octroyer un droit au maintien dans les lieux à l’époux de bonne foi [53].

Finalement, l’intervention du droit pénal dans les questions familiales de nature patrimoniale révèle une certaine contradiction. Empreinte de pragmatisme, la répression des relations familiales de cette nature se veut équilibrée. Afin de ménager la cohésion de la famille et un espoir de réconciliation, elle se tient en retrait des conflits patrimoniaux nés entre ascendant et descendant ou au sein du couple. Soucieuse, néanmoins, d’éviter que la famille ne devienne le lieu d’une solidarité illégitime, elle entend frapper énergiquement les entreprises criminelles qui pourraient se développer à la faveur du foyer. L’équilibre est certes fragile et des progrès restent à faire. Mais lorsqu’il s’agit d’assurer la répression de l’individu, le droit pénal n’hésite plus à se saisir du patrimoine familial lui-même. Son action rejoint parfois opportunément l’intérêt de la famille. Mais elle se fait parfois aussi à son détriment. Il peut alors sembler regrettable que le droit pénal ne recherche pas, ici encore, cet équilibre délicat entre défense de l’ordre public et préservation de la cohésion familiale.

 

[1] A. Chauveau, F. Hélie, Théorie du Code pénal, 6e éd. ann. par E. Villey, Marchal et Billard, 1887, p. 93.

[2] Aristote, Éthique à Nicomaque, annoté par J. Tricot, Librairie philosophique J. Vrin, 1979, V, 10, p. 250.

[3] Ibid.

[4] É. Durkheim, La famille, L’année sociologique, 1896, p. 329, à propos de E. Grosse, Die Formen der Familie und die Formen der Wirthschaft, Fribourg-en-Brisgau, J.-C.-B. Mohr.

[5] V. B. Bouloc, Droit pénal général, 26e éd., Dalloz, 2019, n° 16, p. 13, soulignant l’influence du milieu familial dans le développement de la criminalité.

[6] Insécurité et délinquance en 2020 : bilan statistique, Service statistique ministériel de la sécurité intérieure, p. 76 et 98 [en ligne].

[7] C. pén., art. 221-4, 2° (N° Lexbase : L7895LCE).

[8] C. pén., art. 222-3, 3° (N° Lexbase : L6229LLB).

[9] C. pén., art. 222-8, 3° (N° Lexbase : L6304L4A) ; 222-10, 3° (N° Lexbase : L6305L4B) ; 222-12, 3° (N° Lexbase : L6306L4C) ; 222-13, 3° (N° Lexbase : L6307L4D).

[10] C. pén., art. 225-7, 5° (N° Lexbase : L2153AMP).

[11] C. pén., art. 222-22-3 (N° Lexbase : L2620L4S).

[12] Loi n° 2021-478, du 21 avril 2021, visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l'inceste (N° Lexbase : L2442L49).

[13] C. pén., art. 222-23-2 (N° Lexbase : L2621L4T).

[14] V. D. Fenouillet, V. Malabat, Droit pénal et droit de la famille, in Droit pénal et autres branches du droit (dir. J.-C. Saint-Pau), Cujas, 2012, p. 94 ; C. Montagne, L’appréhension du lien de famille par le droit pénal », in Le lien familial hors du droit civil de la famille (dir. I. Maria et M. Farge), Institut Universitaire Varenne, 2014, p. 103.

[15] Exposé des motifs du Code pénal, présenté au Corps législatif par MM. les orateurs du Gouvernement, Paris, A. Galland, 1810, p. 74 [en ligne].

[16] Quelles que soient les sommes dues ou la durée de l’abandon.

[17] L’article 220-2 du Code civil (N° Lexbase : L2392AB9) prévoit encore qu’un époux, à qui le juge aux affaires familiales a interdit de disposer des biens communs ou de ses biens propres sans le consentement de l’autre, est gardien responsable comme un saisi. Il commet donc le délit de l’article 314-6 du Code pénal (N° Lexbase : L1918AMY) s’il détourne ou détruit ces biens, mais, ici aussi, il y a un jugement civil préalable.

[18] C. pén., art. 227-15 (N° Lexbase : L2636L4E).

[19] Si la formule employée comme les fondements de l’immunité laissent peu de doute sur sa nature procédurale – de sorte que la poursuite des complices ou receleurs est possible – la Cour de cassation soumet au principe de non-rétroactivité la loi qui en limite la portée (Cass. crim., 14 novembre 2007, n° 07-82.527, FS-P+F N° Lexbase : A0499D3U) La solution obscurcit la frontière entre fond et forme (v. Y. Mayaud, Rebondissement sur les immunités familiales : fond ou forme ?, in Mélanges G. Wiederkehr, Dalloz, 2009, p. 541 et s.), mais elle peut sans doute s’appuyer sur l’alinéa 2 de l’article 112-1 du Code pénal (N° Lexbase : L8535LXE), puisque l’auteur n’encourait pas la peine prévue au moment des faits.

[20] W. Jeandidier, Vol, JCl. Pénal Code, art. 311-1 à 311-16, § 146.

[21] E. Dreyer, Droit pénal spécial, LGDJ, 2020, n° 306, p. 189.

[22] G. Clément, L’immunité familiale d’ordre patrimonial, in Mélanges J.-H. Robert, Lexisnexis, 2012, p. 110.

[23] Ce qu’exprimait le procureur général Dupin : « on n’a pas voulu que dans un intérêt pécuniaire […], un fils en dénonçant son père ou un père en dénonçant son fils, dans un moment d’indignation peut-être, se créassent de tristes et longs regrets » (Réquisitoires, plaidoyers, et discours de rentrée, prononcés par M. Dupin, procureur-général à la Cour de cassation, t. 8, Vidocq fils aîné, 1848, p. 68, ccl. ss. Cass. ch. réun., 25 mars 1845, Bull. n° 110). Il s’agit bien de préserver une chance de réconciliation, non de présumer un pardon.

[24] Envisagée par le législateur en 1992, la proposition de remplacer l’immunité par l’exigence d’une plainte préalable de la victime serait contreproductive à cet égard, pour lier étroitement la famille à l’initiative des poursuites.

[25] Outre le vol, sont concernés l’extorsion (C. pén., art. 312-9 N° Lexbase : L7153ALI), le chantage (C. pén., art. 312-12 N° Lexbase : L1965AMQ), l’abus de confiance (C. pén., art. 314-4 N° Lexbase : L1959AMI) et l’escroquerie (C. pén., art. 313-3 N° Lexbase : L1902AME).

[26] V. M.-L. Rassat, Droit pénal spécial, 8e éd., Dalloz, 2018, n° 262, p. 318.

[27] E. Dreyer, op. cit.

[28] C. pén., art. 434-1 (N° Lexbase : L0264K7W) et 434-6 (N° Lexbase : L1819AMC).

[29] C. Courtin, op. cit., §19.

[30] Dans le même sens, v. not. A. Cerf-Hollender, Le risque pénal des contrats et montages juridiques tendant à favoriser la famille au détriment de la vie professionnelle : illustration dans le contexte des procédures collectives, in La recherche désespérée d’une préservation de la famille au détriment des créanciers : réflexions civilistes et pénalistes sur les fraudes, LPA 2014, n° 110, p. 24.

[31] Loi n° 2020-1672, du 24 décembre 2020, relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée (N° Lexbase : L2698LZX).

[32] C. pén., art. 321-1 (N° Lexbase : L1940AMS).

[33] Cass. crim., 12 juillet 1945, Bull. crim. n° 83, Gaz. Pal., 1945, II, 80.

[34] Cass. crim., 16 novembre 1999, n° 99-80.970 (N° Lexbase : A5666AWR) : B. Bouloc, obs., RTD com., 2000, 474.

[35] C. de Jacobet de Nombel, Recel de choses, JCl. Pénal des Affaires, §105.

[36] C. civ., art. 220 (N° Lexbase : L7843IZI).

[37] C. pén., art. 314-7 (N° Lexbase : L1833AMT). Le proche peut être complice ou receleur.

[38] P. trencard, De l’indignité en droit romain et en droit français, Retaux frères, 1866.

[39] Cass. civ. 1ère, 18 décembre 1984, n° 83-16.028 (N° Lexbase : A2654AAK).

[40] La mesure devrait certainement relever de la matière pénale au sens de la Cour européenne des droits de l’homme. Toutefois, celle-ci a pu la décrire comme une simple prétention à caractère civil (CEDH, 1er décembre 2009, Req. 64301/01, Velcea et Mazăre c/ Roumanie N° Lexbase : A2927EP4).

[41] Elle s’apparente donc à une peine accessoire. Or, le Conseil constitutionnel semble prohiber de telles peines (v. not. Cons. const., 3 février 2012, n° 2012-218 QPC : J.-H. Robert, obs., Dr. pén., 2012, p. 36). Cependant, la doctrine souligne la « motivation à géométrie variable » des juges constitutionnels en la matière (X. Pin, Droit pénal général, 12e éd., Dalloz, 2020, n° 403, p. 427). Et si l’article 728 du Code civil (N° Lexbase : L3335AB7) permet à la victime de lever l’indignité, l’article 726 du même code vise des cas où l’agent a tué ou tenté de tuer le défunt : l’éventualité d’un pardon est, de fait, limitée.

[42] C. civ., art. 778 (N° Lexbase : L1803IEI) et 1477 (N° Lexbase : L1700IEP). L’héritier est aussi réputé accepter purement et simplement la succession.

[43] C. pén., art. 132-45, 18° (N° Lexbase : L7640LPN).

[44] C. proc. pén., art. 138, 17° (N° Lexbase : L8553LX3).

[45] C. civ., art. 515-11 (N° Lexbase : L8563LXG) et C. pén., art. 227-4-2 (N° Lexbase : L7574LP9) incriminant sa violation.

[46] Sur l’exigence, v. not. F. Defferrard, "La suspicion légitime" contre les violences au sein du couple ou le nouveau "référé-protection", Dr. pén., 2011, n° 11, étude n° 27.

[47] Cass. crim., 9 septembre 2020, n° 18-84.619, FS-P+B+I (N° Lexbase : A16713T3) : H. Robert, obs., Gaz. Pal., 2020, n° 39, p. 23.

[48] Déduction faite du profit retiré.

[49] H. Robert, obs. op. cit.

[50] M. Nicod, De la confiscation d’un bien commun, RTD Civ., 2021, p. 191. En somme, « la personnalité des peines se réduit à peau de chagrin quand un "tiers", par le jeu d’une peine, recueille un droit personnel éventuel en échange d’un droit réel actuel » (N. Catelan, Confiscation d’un bien de communauté : l’épouse n’est pas un tiers, Gaz. Pal., 2021, n° 11, p. 63).

[51] Ibid., évoquant CJUE, 14 janvier 2021, aff. C-393/19, OM (N° Lexbase : A23244C3).

[52] V. S. Fucini, Confiscation d’un bien commun : dévolution pour le tout et droit à récompense, Dalloz actualité, 8 octobre 2020 [en ligne], s’appuyant sur CEDH, 16 avril 2019, Req. 27879/13, Bokova c/ Russie (N° Lexbase : A2821Y9D).

[53] Certes, le juge peut privilégier une confiscation en valeur (C. pén., art. 131-21, 9° N° Lexbase : L9506IYQ). Or, nul doute que le caractère familial du logement constitue un motif en ce sens. Mais encore faut-il que la mesure soit possible.

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