Réf. : CEDH, 2 septembre 2021, Req. 46883/15, Z.B. c/ France (N° Lexbase : A151143D)
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par Adélaïde Léon
le 21 Septembre 2021
► Le fait, dans l’enceinte d’une école maternelle, de faire porter à un enfant un tee-shirt avec les inscriptions « je suis une bombe » et « Jihad, né le 11 septembre », peu de temps après des attentats ayant coûté la vie à des enfants et dans un contexte de menace terroriste avérée, justifie une ingérence dans le droit à la liberté d’expression au motif que ces messages seraient constitutifs du délit d’apologie de terrorisme.
Rappel des faits. En 2012, après avoir fait inscrire sur un tee-shirt les mentions « je suis une bombe ! » et « Jihad, né le 11 septembre », un homme a offert le vêtement à son neveu, lequel l’a porté à l’école maternelle où il était scolarisé. C’est en rhabillant l’enfant qu’un adulte et la directrice de l’école ont constaté les messages litigieux. Alerté par la directrice de l’établissement, le maire de la commune a saisi le procureur de la République pour dénoncer les faits. Ce dernier a poursuivi l’oncle et la mère de l’enfant pour apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie sur les fondements des articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 (N° Lexbase : L7589AIW).
Par jugement du 10 avril 2013, le tribunal correctionnel a relaxé les intéressés et déclaré la partie civile irrecevable. Le procureur de la République et la commune ont interjeté appel.
Par arrêt du 20 septembre 2013, la cour d’appel de Nîmes a infirmé le jugement de première instance et reconnu l’oncle et sa sœur coupables de faits reprochés au motif que l’association délibérée des termes renvoyait nécessairement au meurtre de masse commis le 11 septembre 2001. Par ailleurs, la commande du tee-shirt et l’insistance dont a fait preuve l’oncle pour que l’enfant le revête pour aller à l’école, lieu public par destination, traduisaient sa volonté de présenter sous un jour favorable les crimes évoqués auprès des personnes qui seraient amenées à lire les inscriptions au sein de l’établissement. Dès lors, le prévenu avait dépassé les limites de l’article 10 de la CESDH (N° Lexbase : L4743AQQ) en utilisant un très jeune enfant comme support d’un jugement bienveillant sur des actes criminels, caractérisant le délit d’apologie de crime. La cour d’appel a condamné les intéressés respectivement à deux mois d’emprisonnement avec sursis et 4 000 euros d’amende pour l’oncle, et un mois d’emprisonnement avec sursis et 2 000 euros d’amende pour sa sœur. Les prévenus ont par ailleurs été condamnés solidairement à payer à la commune – reçue en sa constitution de partie civile – 1 000 euros au titre de dommages et intérêts. L’oncle de l’enfant a formé un pourvoi en cassation. Par arrêt du 17 mars 2015, la Cour de cassation a cassé et annulé l’arrêt de la cour d’appel en ses seules dispositions relatives à l’action civile de la commune et rejeté le pourvoi de l’intéressé en ses autres moyens au motif que la cour d’appel qui, analysant le contexte dans lequel les mentions incriminées ont été imprimées et rendues publiques, a exactement apprécié leur sens et leur portée et a caractérisé en tous ses éléments le délit.
L’oncle a formé une requête devant la Cour européenne des droits de l’Homme.
Motifs de la requête. Selon le requérant, une simple plaisanterie – fut-elle de mauvais goût – et subjectivement perçue comme choquante ne saurait justifier une condamnation pénale aussi lourde. Il soutenait que par ailleurs que les discours présentés comme offensifs ou « de haine » ne sont pas déchus de toute protection et qu’il appartient à la Cour de conserver à leur égard son rôle de gardien des droits conventionnels. En outre, le requérant soulignait que l’exercice de la liberté d’expression dans une optique humoristique ou satirique bénéficie d’une protection conventionnelle renforcée devant faire l’objet d’une attention particulière et que la seule volonté d’interpeller ou même de choquer demeure protégée au titre de la liberté d’expression. Selon le requérant, rien ne permettait d’établir raisonnablement que le message avait pour objet de présenter les attentats sous un jour favorable. Il reprochait à la Cour de cassation d’avoir entériné lapidairement les arguments de la cour d’appel lesquels ne pouvaient être regardés comme une appréciation « acceptable et raisonnable ». Il rappelle que la Chambre criminelle et le Conseil constitutionnel eux-mêmes retenaient la nécessité de caractériser une véritable intentionnalité terroriste pour permettre une répression pénale.
S’agissant du contexte, le requérant estimait que la circonstance que la plaisanterie soit perçue comme étant de mauvais goût ne suffit pas à justifier une condamnation pénale conséquente, a fortiori pour un chef d’incrimination aussi grave.
Enfin le requérant soutient que sa condamnation n’était pas « symbolique » puisqu’elle se traduisait par le prononcé d’une lourde peine d’amende, eu égard à ses ressources limitées, ainsi qu’à une peine d’emprisonnement qui, si elle était assortie d’un sursis, le plaçait néanmoins sous la menace d’une incarcération effective. Par ailleurs, la seule condamnation pénale était elle-même de nature à affecter gravement sa réputation. En l’espèce, l’affaire avait d’ailleurs été largement relayée par la presse.
Décision. La Cour rappelle qu’il ne prête en l’espèce pas à controverse que la condamnation en cause constituait une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression, laquelle était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales. Il appartenait donc à la Cour de déterminer si une telle ingérence était nécessaire dans une société démocratique, en l’examinant à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos et le contexte de leur diffusion, et en étudiant la proportionnalité de la mesure incriminée aux buts poursuivis ainsi que la pertinence et le caractère suffisants de ses motifs.
S’agissant de l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. La Cour relève que le requérant a argué du caractère humoristique des messages litigieux. Or, la CEDH rappelle que selon sa jurisprudence constante, la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, du fait de son exagération, vise naturellement à provoquer et agiter et il appartient aux juridictions d’examiner avec une attention toute particulière toute ingérence dans le droit de toute personne à s’exprimer par ce biais (CEDH, 14 mars 2013, Req. 26118/10, Eon c/ France N° Lexbase : A6606I9K). Les formes d’expression humoristiques sont protégées par l’article 10 de la CESDH, y compris si elles se traduisent par la transgression ou la provocation, et ne peuvent être censurées sur le fondement des seules réactions négatives qu’elles suscitent. Toutefois, elles n’échappent pas pour autant aux limites du paragraphe 2 de l’article 10 de la CESDH.
À cet égard, la CEDH note que la cour d’appel de Nîmes a retenu que les inscriptions litigieuses ne constituaient pas une simple plaisanterie mais une volonté délibérée de valoriser des actes criminels, en les présentant favorablement. La CEDH note par ailleurs que les messages en cause ne peuvent être considérés comme relevant d’un quelconque débat d’intérêt général au regard des attentats du 11 septembre 2001 (comparer avec CEDH, 2 octobre 2008, Req. 36109/03, Leroy c/ France N° Lexbase : A5370EA7). La marge d’appréciation de l’État pour juger de la nécessité d’une ingérence dans la liberté d’expression était en conséquence plus large.
S’agissant de la prise en compte des circonstances entourant les faits. La Cour rappelle qu’elle tient compte des circonstances entourant les faits litigieux et en particulier des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme, question d’intérêt public de première importance dans une société démocratique (CEDH, 7 juillet 2009, Req. 75512/01, Demirel c/ Turquie). Elle souligne à cet égard que si un évènement relativement récent peut être traumatisant « au point de justifier, pendant un certain temps, que l’on contrôle davantage l’expression de propos à son sujet, il n’en demeure pas moins que la nécessité d’une telle mesure diminue forcément au fil du temps » (CEDH, 15 octobre 2015, Req. 27510/08, Perincek c/ Suisse N° Lexbase : A2687NTP). La CEDH rappelle que les inscriptions litigieuses ont été diffusées quelques mois seulement après des attentats terroristes ayant causé la mort de trois enfants dans une école française. Un tel contexte, aussi grave fut-il ne saurait suffire, selon la Cour, à lui seul à justifier l’ingérence en cause. Mais la CEDH relève qu’en sus du contexte général, les juridictions nationales ont apprécié le contexte spécifique de la diffusion des inscriptions litigieuses. Elle rappelle l’instrumentalisation d’un jeune enfant soulignée par la cour d’appel de Nîmes, mais également le fait que les messages aient été diffusés dans l’enceinte d’un établissement scolaire où se trouvaient de jeunes enfants. La CEDH prend en considération la faible publicité des inscriptions mais note que le requérant ne nie pas avoir spécifiquement demandé que son neveu porte le vêtement à l’école ni avoir voulu partager ce message et se prévalait au contraire d’un trait d’humour. Or, selon la CEDH, le requérant ne pouvait ignorer la résonance particulière de tels messages dans l’enceinte d’une école maternelle, peu de temps après des attentats ayant coûté la vie à des enfants au sein d’une école et dans un contexte de menace terroriste avérée.
La Cour estime qu’à cet égard, les autorités nationales, sont mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la nécessité d’une restriction destinée à répondre aux buts légitimes poursuivis ainsi que pour comprendre et apprécier les problèmes sociétaux spécifiques (CEDH, 24 mai 1988, Req. 10737/84, Muller et autres c/ Suisse N° Lexbase : A8192ITL et CEDH, 3 mars 2015, Req. 58060/13, Maguire c/ Royaume-Uni). Dès lors, la connaissance de proximité de la cour d’appel de Nîmes quant au contexte régional dans lequel s’inscrivaient les faits la plaçait dans une situation privilégiée pour appréhender cette nécessité.
La CEDH juge qu’au regard de ces différents éléments, la cour d’appel a veillé à apprécier la culpabilité du requérant en se fondant sur des critères définis par la jurisprudence de la Cour au regard des exigences du paragraphe 2 de l’article 10 de la CESDH après avoir procédé à une mise en balance des différents intérêts en présence. La CEDH ne voit dès lors pas de motif sérieux de substituer son appréciation à celle des instances nationales et estime que les motifs retenus apparaissent dans les circonstances spécifiques à la fois pertinents et suffisants pour justifier l’ingérence litigieuse et répondaient à un besoin social impérieux. Elle note toutefois qu’une motivation plus développée de la part de la Cour de cassation aurait permis de mieux appréhender et comprendre son raisonnement (CEDH, 14 mars 2019, Req. 38299/15, Quilichini c/ France, § 44 N° Lexbase : A6927Y3X).
S’agissant de la proportionnalité de la peine. La CEDH rappelle que pour mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression, il convient également de considérer la nature et la lourdeur des peines prononcées et que, selon sa jurisprudence, le prononcé d’une condamnation pénale constitue l’une des formes les plus graves d’ingérences dans le droit à la liberté d’expression (CEDH, 12 juillet 2016, Req. 50147/11, Reichman c/ France, § 73 N° Lexbase : A9892RWB).
En l’espèce, la Cour juge que, compte tenu des circonstances spécifiques de l’affaire, le montant de l’amende est proportionné. S’agissant de la peine d’emprisonnement, elle estime qu’en raison du sursis dont la peine a été assortie, la condamnation n’était pas poursuivie au regard du but poursuivi.
Dès lors, la CEDH estime que l’ingérence litigieuse pouvait être considérée comme nécessaire dans une société démocratique et juge qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la CEDH.
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