La lettre juridique n°632 du 11 novembre 2015 : Éditorial

Le "droit mou" à l'épreuve de la QPC

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 13 Novembre 2015


On a longtemps cru, à la suite de Portalis, que "la loi permet ou elle défend, elle ordonne, elle établit, elle punit ou elle récompense" : en clair, la loi emporte nécessairement une obligation juridique. C'était sans compter sur une inflation législative de la fin du XXème siècle, amplifiée par ce début de XXIème siècle, capable désormais de voir publiées des lois inintelligibles, comme des lois sans effet normatif, archétype d'un "droit mou".

Cette soft law, pour rendre à la common law ce qui lui appartient, est difficile d'appréhension pour un pays de droit continental. Mais, 200 ans après la constitution civile de la France, les parlementaires ont jugé bon de développer des "lois bavardes et incantatoires" comme les fustigeait Pierre Mazeau, en 2005, alors Président du Conseil constitutionnel : des "lois bavardes" témoignages d'une légistique mal maîtrisée, souvent irréfléchie, nécessairement éphémère ; des "lois incantatoires", espérant que l'action sera dans le verbe -"l'objectif de l'école est la réussite de tous les élèves" ; "l'architecture est une expression de la culture"...-.

Cette nécessité est, à n'en pas douter, la marque d'une impuissance législative à déterminer et satisfaire le bien commun. Pourtant, "la loi, en général, est la raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre" : et bien c'est cet universalisme que le "droit souple" et le "droit mou" mettent à mal. Entendons-nous bien, si "les lois doivent être relatives au physique du pays, au climat glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur ; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs, ou pasteurs : [si] elles doivent se rapporter au degré de liberté, que la constitution peut souffrir ; à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs moeurs, à leurs manières", Montesquieu n'aurait pas renié que la loi soit l'expression de la volonté générale, ni Thomas d'Aquin pour qui la loi a pour rôle de diriger les actes humains.

Alors, que dire de ce dévoiement législatif visant à multiplier les instruments qui relèvent désormais du droit dépourvu de force contraignante ? Jacky Richard et Laurent Cytermann, rapporteurs d'une étude du Conseil d'Etat consacrée au "droit souple" (2013), ont bien tenté d'expliquer en quoi "le droit souple" peut être utile, lorsqu'il est impossible d'avoir recours au "droit dur", lorsqu'il accompagne du "droit dur", dont la mise en oeuvre est déléguée au "droit souple", lorsqu'il s'agit de préparer du "droit dur" dans un domaine émergent, ou lorsqu'il constitue une alternative pérenne au "droit dur" existe. Il est même à envisager que ce "droit souple" puisse faire la "jonction entre ce qui doit être et ce qui est", chère à Hugo, dans cette querelle du droit contre la loi, quand le droit parle et commande du sommet des vérités et la loi réplique du fond des réalités.

Mais, on ne peut qu'être perplexe face à une législation incantatoire ou mémorielle, n'emportant aucun effet normatif, mais qui pourtant peut, par le simple fait de son existence, troubler certains citoyens. Le droit se meut peut-être dans le juste, mais la loi ne se meut dès lors plus dans le possible.

C'est tout le sens de la censure, par le Conseil constitutionnel, en avril 2005, d'un "neutrons" législatifs -l'article 7 de la loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école-, au nom de la clarté, de l'intelligibilité et de l'accessibilité de la loi, soutenant encore qu'elle "a pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative" (Véronique Champeil-Desplats, Cahiers du Conseil constitutionnel n° 21 (dossier : La normativité) - janvier 2007).

Mais une fois publiée, sans passer sous les fourches caudines de la censure constitutionnelle, il ne faut pas compter sur la question prioritaire de constitutionnalité pour rectifier le tir.

En effet, une disposition législative ayant pour objet de "reconnaître" un crime de génocide, telle que l'article 1er de la loi du 29 janvier 2001, relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, n'a pas de portée normative, si bien que la question de sa conformité à la Constitution ne peut être déférée au Conseil constitutionnel, selon les Hauts magistrats administratifs, aux termes d'un arrêt rendu le 19 octobre 2015.

Le principe n'est évidemment pas nouveau. Le Conseil d'Etat avait, déjà, jugé que les dispositions d'une loi de programmation dépourvues de portée normative ne pouvaient faire l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité, en 2011 -au sujet d'un recours formé par deux associations de chasseurs contre le décret du 13 avril 2010, portant création du Comité national du développement durable et du "Grenelle de l'environnement", notamment au regard des articles fixant les objectifs à l'action de l'Etat-. La Cour de cassation suit également le mouvement.

Mais l'on admettra que bien que fondée et cohérente, l'intangibilité des lois mêmes dépourvues de portée normative a de quoi surprendre. Car s'il est apparu important de sanctuariser une reconnaissance ou un objectif en l'inscrivant dans une loi, on peut raisonnablement penser que la question de la conformité de cette simple symbolique au bloc constitutionnel peut parfaitement être posée : on lutte contre des symboles en déboulonnant le souverain (la loi, la réalité) face aux valeurs fondamentales (le droit, le juste), justement grâce à la procédure de la QPC.

D'autant que, même dépourvues de portée normative ab initio, les lois mémorielles peuvent acquérir avec le temps une normativité dérivée, par l'effet des lois pénales qui intègreraient les déclarations contenues dans les lois mémorielles au sein des éléments constitutifs de certaines infractions, comme le rappelait, en 2013, notre Directeur scientifique en droit pénal, Romain Ollard. Ainsi, quoique purement déclarative et symbolique à l'origine, la loi du 29 janvier 2001 reconnaissant le génocide arménien aurait-elle pu acquérir une force normative par la grâce de la loi postérieure visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides, s'interrogeait-il encore. Ces lois peuvent même devenir normatives à rebours si ces qualifications juridiques s'étaient imposées aux juges pour la constitution des délits de négationnisme, d'apologie ou de diffamation. Mais, la Cour de cassation ferma le ban, aussi, en février 2013, car le droit pénal ne saurait être un instrument de normativité justement des lois mémorielles.

Alors, aussi paradoxale que cela puisse paraître, le "droit le plus mou" échappe complètement à la sellette constitutionnelle, quand le "droit le plus dur", lui, peut encourir la censure la plus cinglante. Si la cohérence est de mise, on s'étonnera tout de même que des dispositions législatives, parfois hautement symboliques, échappent définitivement à l'examen de conscience constitutionnel... Seule une nouvelle loi pouvant défaire la lumière créée par le seul verbe...

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