Lexbase Social n°631 du 5 novembre 2015 : Contrat de travail

[Jurisprudence] Un associé commerçant tenu aux dettes sociales ne peut être salarié de la société

Réf. : Cass. soc., 14 octobre 2015, n° 14-10.960, FS-P+B (N° Lexbase : A5870NTL)

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par Sébastien Tournaux, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux

le 05 Novembre 2015

La question de la qualification de contrat de travail n'en finit plus de susciter du contentieux depuis que les réflexions ont été renouvelées à la suite des arrêts "Ile de la tentation". Après le travail pénitentiaire, le travail dans les ESAT, les avocats salariés, c'est à présent un associé d'une société en nom collectif qui tente d'obtenir que sa relation avec la société soit qualifiée de contrat de travail. Par un arrêt rendu le 14 octobre 2015, la Chambre sociale de la Cour de cassation refuse que la qualification de contrat de travail soit accordée à un associé commerçant indéfiniment et solidairement tenu aux dettes sociales (I). Cette solution n'allait pas de soi, puisqu'aucune règle n'exclut formellement ces associés du salariat. La Chambre sociale est très catégorique en excluant la qualification de contrat de travail et ne montre pas clairement que la véritable raison de l'absence de relation de travail tient à l'absence de lien de subordination (II).
Résumé

En vertu de l'article L. 221-1, alinéa 1er du Code de commerce (N° Lexbase : L5797AIK), la qualité de commerçant de l'associé d'une société en nom collectif, qui répond indéfiniment et solidairement des dettes sociales, exclut qu'il puisse être lié à cette société par un contrat de travail.

Commentaire

I - L'exclusion des associés commerçants tenus aux dettes sociales du salariat

Qualification de contrat de travail. L'existence d'un contrat de travail dépend généralement de la réunion de trois critères : le salarié doit fournir une prestation de travail contre laquelle il perçoit une rémunération, tout en étant placé dans un rapport de subordination vis-à-vis de l'employeur.

Sans s'arrêter à la qualification que les parties entendent donner à leur relation, le juge prud'homal, compétent pour qualifier la relation de travail, peut ainsi caractériser un contrat de travail là où il ne semblait pas prévu par les parties qu'il y en ait un. C'est par cette voie que des mandataires, des locataires ou des participants à un jeu de téléréalité ont pu voir leur relation avec leur donneur d'ordre requalifiée en contrat de travail.

Le forçage légal de la qualification de contrat de travail. La loi intervient parfois pour forcer le processus de qualification, soit en présumant que certaines relations sont de nature salariée, alors qu'il pourrait s'avérer difficile parfois d'en identifier les éléments (1), soit, au contraire, pour exclure la qualification de contrat de travail.

Cela fut longtemps le cas, par l'effet de l'article 7 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 (N° Lexbase : L6343AGZ), des avocats, qui ne pouvaient avoir la qualité de salarié, ce qui est aujourd'hui permis, mais à la condition que l'employeur soit lui-même un avocat, une société d'avocats ou une association (2). L'article 717-3 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9399IET), dont la constitutionnalité (3) a été contestée mais réaffirmée, dispose, quant à lui, que "les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l'objet d'un contrat de travail".

Le Code du travail exclut lui aussi, depuis la loi n° 94-126 du 11 février 1994 sur l'initiative et l'entreprise individuelle (N° Lexbase : L3026AIW), dite loi "Madelin" (4), certaines situations de travail de la qualification de contrat de travail. Ainsi, l'article L. 8221-6 du Code (N° Lexbase : L5083I3N) prévoit que sont présumés ne pas être liées avec le donneur d'ordre par un contrat de travail les personnes physiques immatriculées, notamment, au registre du commerce et des sociétés, au répertoire des métiers, au registre des agents commerciaux et auprès d'une URSSAF. L'incompatibilité est moins absolue, toutefois, puisque cette présomption n'est pas irréfragable et qu'il peut être rapporté la preuve que la personne est placée "dans un lien de subordination juridique permanente" à l'égard du donneur d'ordre.

Au contraire de ces dispositions, aucune règle ne vient interdire formellement que l'associé d'une société en soit simultanément le salarié. Le cumul de ces deux qualités est toutefois plus problématique lorsque la société est commerciale et que ses associés peuvent ou doivent être qualifiés de commerçants.

L'affaire. C'est précisément cette situation qui faisait l'objet de l'affaire présentée. L'un des trois associés d'une société en nom collectif exploitant un café-brasserie tenait l'établissement une partie du temps et logeait dans l'appartement situé à l'étage. Considérant qu'il était lié à la société par un contrat de travail, il saisit le juge prud'homal d'une demande de rappels de salaires et d'indemnités de rupture. Celui-ci se déclara incompétent, décision contre laquelle l'associé forma contredit devant la cour d'appel de Paris (5), laquelle confirma l'incompétence du conseil de prud'hommes et renvoya l'affaire devant le tribunal de commerce de Paris.

Par un arrêt rendu le 14 octobre 2015, la Chambre sociale de la Cour de cassation rejette le pourvoi formé contre cette décision de contredit. L'associé s'appuyait sur l'absence d'incompatibilité légale entre le statut d'associé d'une société en nom collectif et la qualité de salarié ainsi que sur l'existence d'un lien de subordination. Ces moyens sont refoulés par la Chambre sociale qui juge, comme l'avaient fait les juges d'appel, qu'en vertu de l'article L. 221-1, alinéa 1er du Code de commerce, l'associé commerçant "répondant indéfiniment et solidairement des dettes sociales" ne peut être lié à cette société par un contrat de travail.

II - L'importance de la responsabilité des dettes sociales et l'ombre du lien de subordination

Une solution classique par une interprétation audacieuse. La solution adoptée par la Chambre sociale est audacieuse. En effet, contrairement aux autres hypothèses de qualification forcée par le législateur, le Code de commerce ne vient pas formellement interdire que l'associé commerçant d'une société en nom collectif, soit salarié de cette société. Faute que la qualification soit interdite, c'est donc la méthode classique, par la recherche de l'existence d'un lien de subordination, d'une rémunération et d'une prestation de travail qui aurait pu mener à exclure ou admettre la qualification de contrat de travail.

Depuis longtemps (6), la Cour de cassation juge pourtant, en matière d'affiliation à la Sécurité sociale, que ces deux qualités sont incompatibles (7). En 2009, la Chambre commerciale de la Cour de cassation avait adopté une position plus prudente. Elle refusait de statuer sur la compatibilité entre salariat et statut d'associé commerçant en considérant que le motif des premiers juges tendant à rechercher cette compatibilité était "surabondant" pour juger si l'associé devait ou non être tenu au passif social (8).

Saisie plus frontalement de la question, la Chambre sociale ne botte pas en touche et confirme qu'à certaines conditions, la qualité d'associé d'une société en nom collectif peut être incompatible avec le statut de salarié.

Incompatibilité entre statut de commerçant et de salarié ? La décision d'appel allait plus loin que ne le fait la Chambre sociale. En effet, les juges parisiens avaient considéré "qu'en sa qualité de commerçant, l'intéressé ne pouvait être lié à la société par un contrat de travail".

La Chambre sociale ne reprend pas exactement cette formule, peut-être trop générale. La qualité de commerçant peut indirectement être incompatible avec celle de salarié, à la condition que le commerçant soit inscrit au registre du commerce et des sociétés, par exemple (9). S'il n'a pas l'obligation de s'immatriculer à ce registre, comme c'est d'ailleurs le cas de l'associé d'une société en nom collectif, et que les activités commerciales et salariées peuvent être distinguées (10), l'incompatibilité de principe disparaît. Par une interprétation a contrario de la décision présentée, on peut donc imaginer la possibilité qu'un associé commerçant soit salarié, à la condition qu'il ne soit pas indéfiniment et solidairement tenu des dettes sociales.

Ce n'est donc pas la qualité de commerçant elle-même, mais les conséquences que l'article L. 221-1 du Code de commerce lui fait produire, qui amène le juge à exclure la qualification de contrat de travail pour ces associés. Si ce texte dispose que les associés en nom collectif ont tous la qualité de commerçant, il ajoute surtout qu'ils "répondent indéfiniment et solidairement des dettes sociales". C'est là le point déterminant du raisonnement.

Incompatibilité entre subordination et responsabilité des dettes sociales. Si ce ne sont ni le statut d'associé (11), ni celui de commerçant qui permettent d'exclure la qualification de contrat de travail, c'est sans le dire, une approche beaucoup plus classique qui aboutit à ce constat. Il ne peut y avoir de lien de subordination, et donc de contrat de travail, si le travailleur est indéfiniment et solidairement tenu aux dettes sociales.

Il ne s'agit là que d'une application de la règle selon laquelle le salarié ne doit pas supporter les risques de l'entreprise comme, en contrepartie, il ne bénéficie pas directement des profits de celle-ci. Les plus notables illustrations de cette règle résident dans les immunités dont bénéficie le salarié en matière de responsabilité civile à l'égard de son employeur ou à l'égard des tiers. Seul le cas exceptionnel de l'intention de nuire permet de faire supporter au salarié les pertes d'une entreprise, s'il a commis une faute lourde dans le premier cas (12), s'il a commis une faute pénale intentionnelle dans le second (13).

Davantage que le contrat de travail et le statut d'associé commerçant, ce sont la solidarité indéfinie aux dettes et le lien de subordination qui sont incompatibles. Accepter le contraire ouvrirait une brèche dans la règle de principe qui doit être préservée, tant elle est consubstantielle à l'existence même du droit du travail.

Il reste que l'on peut s'interroger à propos du raisonnement employé qui paraît plus inductif que déductif. Plutôt que d'identifier une incompatibilité à partir d'un élément du régime légal de la société en nom collectif, les juges auraient pu, comme ils le font habituellement, rechercher s'il existait, ou non, un lien de subordination entre le travailleur et la société. Dans l'affirmative, la qualification de contrat de travail l'emportait, et celle d'associé devait disparaître, puisqu'il n'est pas possible d'être salarié et tenu des dettes de l'entreprise. Si le lien de subordination faisait défaut, la qualification de contrat de travail était refusée et le statut d'associé tenu aux dettes maintenu.

On peut toutefois invoquer, au soutien de la solution rendue, un argument d'opportunité : même si cela ne semblait pas être le cas dans l'espèce présentée, les associés des sociétés en nom collectif qui recherchent la qualification de contrat de travail espèrent parfois éviter la solidarité aux dettes sociales (14). La solution a alors pour vertu d'éviter l'instrumentalisation de la qualification de contrat de travail.


(1) On pense, par exemple, à la présomption de salariat dont bénéficient les artistes, les VRP ou les mannequins, v. C. trav., art. L. 7121-3 (N° Lexbase : L3102H9R), L. 7123-3 (N° Lexbase : L3216H9Y) et L. 7313-1 (N° Lexbase : L3426H9R).
(2) Pour une illustration récente, v. Cass. soc., 16 septembre 2015, n° 14-17.842, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A1088NPY) et les obs. de B. Gauriau, La profession d'avocat à l'épreuve du salariat, Lexbase Hebdo n° 627 du 1er octobre 2015 - édition sociale (N° Lexbase : N9147BUC).
(3) Cons. const., décision n° 2013-320/321 QPC, du 14 juin 2013 (N° Lexbase : A4732KGD) ; Cass. QPC, 20 mars 2013, n° 12-40.104, FS-P+B N° Lexbase : A9043KA8).
(4) Malgré une éclipse entre 2000 et 2003.
(5) CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 21 novembre 2013, n° 13/0284 (N° Lexbase : A9392KPK).
(6) V. G. Auzero, E. Dockès, Droit du travail, D., 30ème éd., 2016, p. 789.
(7) Cass. soc., 5 avril 1974, n° 72-14.632, publié (N° Lexbase : A6968AG8) ; Bull. civ. V, n° 220. Ces deux décisions se prononcent sur l'incompatibilité des deux qualités pour exclure l'affiliation de l'associé de la SNC au régime général.
(8) Cass. com., 29 septembre 2009, n° 08-19.777, F-P+B (N° Lexbase : A5942ELN) ; Rev. soc., 2010, p. 314, note A. Lecourt.
(9) Sachant que, là encore, l'affirmation doit être relativisée, puisqu'il ne s'agit que d'une présomption simple de non salariat.
(10) V. en ce sens J.-J. Caussain, F. Deboissy et G. Wicker, obs. sous CA Paris, 4 novembre 2003, JCP éd. E, 2004, 1510, n° 17.
(11) On peut être associé et salarié (ou assimilé), comme en témoigne la création du statut d'entrepreneur salarié associé d'une coopérative d'activité, v. C. trav. art. L. 7331-1 et s. (N° Lexbase : L8671I3K). V. notre étude, Les apports en droit social de la loi relative à l'économie sociale et solidaire, Lexbase Hebdo n° 583 du 18 septembre 2014 - édition sociale (N° Lexbase : N3649BUP).
(12) Par ex., Cass. soc., 22 février 2006, n° 04-42.229 (N° Lexbase : A5064DNU) ; Cass. soc., 21 octobre 2008, n° 07-40.809, FS-P+B (N° Lexbase : A9473EA4) ; Cass. soc., 6 mai 2009, n° 07 44.485, F-P+B (N° Lexbase : A7494EGN) ; Cass. soc., 5 mai 2009, 2 arrêts, n° 07-40.187 (N° Lexbase : A7451EG3) et n° 07-45.331, F-D (N° Lexbase : A7515EGG).
(13) Cass. soc., 21 juin 2006, n° 05-43.914, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A9600DPA).
(14) V. Cass. com., 29 septembre 2009, n° 08-19.777, F-P+B, préc..

Décision

Cass. soc., 14 octobre 2015, n° 14-10.960, FS-P+B (N° Lexbase : A5870NTL).

Rejet (CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 21 novembre 2013, n° 13/0284 N° Lexbase : A9392KPK).

Textes concernés : C. com., art. L. 221, al. 1er (N° Lexbase : L5797AIK).

Mots-clés : contrat de travail ; associé commerçant ; solidarité aux dettes sociales.

Lien base : (N° Lexbase : E7670ESU).

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