Réf. : Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques (N° Lexbase : L4876KEC) ; Cons. const., décision n° 2015-715 DC, du 5 août 2015 (N° Lexbase : A1083NNG)
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par Alexandre Fabre, Professeur à l'Université d'Artois, faculté de droit de Douai
le 07 Septembre 2015
Introduite par un amendement gouvernemental (n° 3290) lors de la discussion du projet de loi devant l'Assemblée nationale, la disposition prévue à l'article 258, I, 4° de la loi se situe dans le prolongement de celle ayant institué, deux ans plus tôt, un barème d'indemnisation au stade de la conciliation. Si l'idée est bien, dans les deux cas, d'harmoniser le montant des dommages-intérêts, les deux dispositifs ne se confondent pas complètement. Aussi, pour mieux cerner l'originalité du référentiel (B), il n'est sans doute pas inutile de commencer par rappeler les règles relatives au barème (A).
A - Le précédent : le barème du bureau de conciliation
Pour faciliter les accords de conciliation, l'ANI du 11 janvier 2013 (N° Lexbase : L9638IUI) a prévu que leur conclusion devait donner lieu, en contrepartie, au versement d'une indemnité forfaitaire fixée par barème (art. 25). Ce dispositif a été transposé par la loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 (N° Lexbase : L0394IXU) à l'article L. 1235-1, al. 1 et 2, du Code du travail (N° Lexbase : L0733IXG) (3).
C. trav., art. L. 1235-1, al. 1 et 2, tel que modifié par la loi de sécurisation de l'emploi (LSE) du 14 juin 2013 : le barème
En cas de litige, lors de la conciliation prévue à l'article L. 1411-1 du Code du travail (N° Lexbase : L1878H9G), l'employeur et le salarié peuvent convenir ou le bureau de conciliation proposer d'y mettre un terme par accord. Cet accord prévoit le versement par l'employeur au salarié d'une indemnité forfaitaire dont le montant est déterminé, sans préjudice des indemnités légales, conventionnelles ou contractuelles, en référence à un barème fixé par décret en fonction de l'ancienneté du salarié. Le procès-verbal constatant l'accord vaut renonciation des parties à toutes réclamations et indemnités relatives à la rupture du contrat de travail prévues au présent chapitre. |
Plusieurs éléments caractérisent ce barème d'indemnisation. D'abord, il ne joue qu'au stade de la conciliation prud'homale et suppose la conclusion d'un accord du même nom. Ensuite, les montants adoptés par les partenaires sociaux, lesquels ont été scrupuleusement repris par le pouvoir réglementaire (C. trav., D. 1235-21 N° Lexbase : L6720IX8 ; décret n° 2013-721 du 2 août 2013 N° Lexbase : L6611IX7), sont forfaitaires et dépendent uniquement de l'ancienneté des salariés. L'indemnité de conciliation est donc progressive : elle va de deux mois de salaire pour moins de deux ans d'ancienneté à quatorze mois de salaire au-delà de vingt-cinq ans d'ancienneté. Enfin, le barème s'applique quels que soient les manquements possibles de l'employeur : irrégularité de procédure, absence de justification, licenciement discriminatoire, atteinte à la dignité, violation des droits fondamentaux. Autrement dit, tous les licenciements se valent (4).
Ce dispositif est fortement critiqué. Pour de nombreux observateurs, les montants choisis sont trop bas pour constituer une base équilibrée de négociation, certains n'hésitant pas à condamner cette indemnisation "au rabais" au motif qu'elle favoriserait "un alignement par le bas" (5). La rigidité du système est également dénoncée. Les parties ne semblent pas pouvoir concilier en dehors du barème, qui présente les traits d'un tarif imposé (6). Quant aux conseillers prud'homaux, leur office en matière de conciliation parait nul (7). Avec un tel barème, il est en effet à craindre qu'ils ne jouent plus un rôle actif en vérifiant que les parties connaissent leurs droits respectifs, comme ils devraient le faire en principe selon la Cour de cassation (8).
Pour autant, les dangers du barème ne doivent pas être surestimés. A dire vrai, ils sont plus symboliques que réels. Car si cette réforme a introduit l'idée que l'indemnisation des licenciements peut faire l'objet d'une tarification, sa mise en oeuvre reste limitée à la phase de conciliation et conditionnée par la conclusion d'un accord entre les parties. C'est précisément ces limites que la loi "Macron" vient ôter en instaurant un référentiel indicatif au stade, cette fois, du bureau de jugement.
B - La nouveauté : le référentiel du bureau de jugement
Alors que le projet de loi initial ne comportait pas de dispositions à ce propos, un amendement gouvernemental a été déposé le 14 février 2015 pour mettre en place un référentiel indicatif relatif au montant des dommages-intérêts dus en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse (9). Ce nouveau dispositif figure désormais à l'article L. 1235-1, alinéas 5 à 7, du Code du travail (10).
C. trav., art. L. 1235-1, al. 5 à 7 du Code du travail tel que modifié par la loi "Macron" du 6 août 2015 : le référentiel indicatif
Le juge peut prendre en compte un référentiel indicatif établi, après avis du Conseil supérieur de la prud'homie, selon les modalités prévues par décret en Conseil d'État. Ce référentiel fixe le montant de l'indemnité susceptible d'être allouée, en fonction notamment de l'ancienneté, de l'âge et de la situation du demandeur par rapport à l'emploi, sans préjudice des indemnités légales, conventionnelles ou contractuelles. Si les parties en font conjointement la demande, l'indemnité est fixée par la seule application de ce référentiel. |
Selon le ministre de l'Economie, le référentiel partage la même philosophie que le barème créé en 2013 : il s'agit de "donner toutes les chances aux parties de trouver plus facilement un accord" (11). Cela étant, le nouveau dispositif ne se confond pas avec son prédécesseur. Déjà -pour le Gouvernement, c'est une différence de taille-, il s'agit d'un référentiel et non d'un barème ; il n'est donc prévu aucune indemnisation forfaitaire. Sa source est également différente. Tandis que le second a été négocié par les partenaires sociaux, le premier sera établi après avis du Conseil de la prud'homie par décret en Conseil d'Etat. Ce processus devrait permettre au référentiel d'être élaboré à partir d'un certain nombre de données pratiques : décisions de justice, procès-verbaux de conciliation, accords transactionnels (12). De plus, la démarche n'est pas la même. Le barème est rigide : il établit une correspondance entre des durées d'ancienneté et des montants de dommages-intérêts. Le référentiel, quant à lui, est plus souple : il devrait permettre une indemnisation personnalisée en intégrant d'autres critères que l'ancienneté du salarié, "notamment l'âge et la situation du demandeur par rapport à l'emploi". Autre élément distinctif, le référentiel ne joue que devant le bureau de jugement pour déterminer les dommages-intérêts dus en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse. Son spectre est donc beaucoup plus étroit que le barème qui, lui, fixe l'indemnité versée au salarié peu important que son licenciement soit potentiellement injustifié, irrégulier ou nul. Dernière différence, le référentiel s'adresse plus aux juges qu'aux parties. Ce n'est que lorsque l'employeur et le salarié en demandent l'application exclusive que le barème s'impose. En l'absence d'un tel accord, le juge est entièrement libre de s'y référer ou non.
Il reste que, même facultative, la mise à disposition d'un référentiel, autrement dit d'un "ensemble auquel doivent appartenir tous les éléments, les solutions d'un problème posé" (Larousse), devrait progressivement orienter, guider, influencer les juges dans leur prise de décision. C'est d'ailleurs l'un des objectifs avoués de la réforme. Selon l'un des rapporteurs thématiques à l'Assemblée nationale, le référentiel "servira aux juridictions à harmoniser leurs décisions et constitue en cela une aide à l'égalité de traitement des justiciables" (13). Il s'agit donc d'une méthode douce : l'ambition est d'amener progressivement les conseils de prud'hommes à faire converger leurs indemnisations, sans les forcer, juste en leur donnant quelques indications chiffrées associées à certains critères. C'est là cependant que réside le principal défaut du système. Si l'idée est d'améliorer la prévisibilité du coût des licenciements sans cause réelle et sérieuse en évitant de trop grandes disparités, comment être sûr du résultat si les juges peuvent faire comme bon leur semble. Pour atteindre le résultat escompté, il faut nécessairement "aller plus loin" (14) en encadrant plus strictement les indemnisations allouées. Aussi, avec du recul, on peut se demander si l'objectif de cette réforme n'était pas au fond de préparer les esprits au changement plus radical proposé quelques mois plus tard consistant dans la mise en place d'une grille d'indemnisation obligatoire (15).
II - La grille impérative de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse
La mesure trouve son origine dans le plan "Tout pour l'emploi dans les TPE et PME" présenté par le Premier ministre le 9 juin 2015 (16). Le mot d'ordre est cette fois clairement explicite : il faut lever l'incertitude liée au contentieux des licenciements. Comment ? En imposant, comme en Italie (17), des planchers et des plafonds d'indemnisation pour les licenciements injustifiés (A). Ce système a toutefois été censuré par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2015-715 DC du 5 août 2015 (B).
A - Le système envisagé
Des minima et maxima d'indemnisation en fonction de l'ancienneté du salarié et des effectifs de l'entreprise. La grille est issue d'un amendement gouvernemental présenté à la commission spéciale le 11 juin 2015. Elle a sensiblement évolué à la faveur de plusieurs amendements déposés par le rapporteur thématique, Denys Robiliard. Dans sa forme définitive (codifiée à l'article 266 de la loi), elle comprenait deux entrées principales, elles-mêmes subdivisées en trois niveaux : l'ancienneté du salarié (moins de deux ans, de deux à moins de dix ans et dix ans et plus) et l'effectif de l'entreprise (moins de vingt, entre vingt et deux cent quatre-vingt-dix-neuf et à partir de trois cents). Prenant le risque de créer une complexité bien inutile, le législateur avait toutefois maintenu les deux anciens seuils (salarié de moins de deux ans d'ancienneté et entreprise de moins de onze) relativement à l'indemnisation des irrégularités de procédure et au remboursement des allocations de l'assurance chômage (l'article L. 1235-5 du Code du travail N° Lexbase : L1347H9R restant inchangé). Ce sont donc deux séries de seuils qu'il allait donc falloir combiner selon la nature de l'indemnité en cause. Si l'objectif était d'aider les entreprises à y voir plus clair, il était loin d'être atteint de cette façon.
Autre innovation, de loin la plus importante : alors que jusque-là la seule limite venait de l'existence d'un plancher (correspondant aux six derniers mois de salaire) au profit des salariés ayant au moins deux ans d'ancienneté dans les entreprises de onze salariés et plus, il était désormais prévu d'encadrer plus strictement l'indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse en fixant plusieurs limites hautes et basses. Quant aux minima et maxima choisis, leur montant a, semble-t-il, été arrêté sur la base d'une étude réalisée par la Chancellerie à partir des arrêts rendus par les chambres sociales des cours d'appel au mois d'octobre 2014 (18).
Effectif de l'entreprise | ||||
Moins de 20 salariés | Entre 20 et 299 salariés | A partir de 300 salariés | ||
Ancienneté du salarié dans l'entreprise | Moins de 2 ans |
Maximum :
3 mois |
Maximum :
4 mois |
Maximum :
4 mois |
De 2 ans à moins de 10 ans |
Minimum :
2 mois Maximum : 6 mois |
Minimum :
4 mois Maximum : 10 mois |
Minimum :
6 mois Maximum : 12 mois |
|
10 ans et plus |
Minimum :
2 mois Maximum : 12 mois |
Minimum :
4 mois Maximum : 20 mois |
Minimum :
6 mois Maximum : 27 mois |
De l'avis du même rapporteur thématique, la nouvelle grille devait permettre une plus grande progressivité en prenant mieux en compte les différences d'ancienneté et d'effectif. Il reste que l'étirement de la grille s'est manifestement fait au détriment des salariés ayant plus de deux ans d'ancienneté. Alors qu'auparavant, ceux-ci étaient certains d'obtenir une indemnisation équivalant aux six derniers mois de salaire dans les entreprises de plus de onze salariés, ce minimum n'était dorénavant garanti qu'à ceux travaillant dans les entreprises de plus de trois cents salariés. Pire, les six mois de salaire devenaient un maximum (au lieu d'un minimum) pour les salariés ayant entre deux et dix ans d'ancienneté dans les entreprises de moins de vingt salariés. En d'autres termes, la catégorie des salariés ayant plus de deux ans d'ancienneté dans les entreprises employant entre onze et vingt salariés allait clairement perdre au change.
Une grille applicable à la seule indemnisation des licenciements injustifiés. Le dispositif visait à encadrer l'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, laissant ainsi subsister le bénéfice des indemnités légales, conventionnelles ou contractuelles de licenciement (C. trav., L. 1235-3 N° Lexbase : L1342H9L in fine). Sauf faute grave ou lourde, tout salarié licencié conservait ainsi le droit d'être dédommagé par l'employeur de la perte de son emploi.
Si la grille indemnitaire concernait en premier chef les licenciements sans cause réelle et sérieuse, elle devait aussi s'appliquer aux prises d'acte et aux résiliations judiciaires imputables à un manquement suffisamment grave de l'employeur (C. trav., L. 1235-3-1). Cette extension répondait à un souci bien compréhensible d'harmonisation avec la jurisprudence de la Cour de cassation. Dès lors que la prise d'acte et la résiliation judiciaire produisent "les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse" lorsque les faits invoqués par les salariés les justifient, le législateur se devait de soumettre ces hypothèses aux nouvelles règles prévues.
A la différence du référentiel, seulement indicatif, le nouveau dispositif d'indemnisation devait s'imposer au juge, ce dernier ne pouvant indemniser les salariés en dehors des limites minimales et maximales fixées. Comment ne pas y voir une importante marque de défiance à l'égard du pouvoir judiciaire ? Pour comprendre cette évolution, il faut se rappeler l'objectif de la réforme : rendre plus prévisible le contentieux des licenciements en évitant "la dispersion des dommages-intérêts" (19). Par un étrange renversement des rôles, les juges sont donc devenus aussi nuisibles à l'emploi que les employeurs procédant à des licenciements injustifiés. En 1973, ils étaient mis en première ligne contre l'arbitraire patronale, en 2015, les voilà présentés comme une source d'incertitude dont il faut protéger le monde économique (20).
Pour limiter les effets pervers du dispositif, plusieurs exclusions avaient toutefois été prévues. D'abord, les plafonds ne devaient pas s'appliquer en cas de "faute d'une particulière gravité" de l'employeur (C. trav., L. 1235-3-2, al. 1), cette formule étant suivie d'une liste de situations dans lesquelles le licenciement est généralement sanctionné par la nullité (discrimination, harcèlement, statut protecteur, maternité, accident du travail et maladie professionnelle). Au-delà des cas énumérés, on peut penser que cette exclusion a été inspirée par la décision constitutionnelle du 18 juin 2010 (21) qui, à travers sa réserve d'interprétation, a clairement laissé entendre que "l'ampleur de la faute revêt un seuil interdisant qu'on limite par trop l'indemnisation des victimes" (22). En cas de faute d'une particulière gravité de l'employeur, les juges recouvraient donc une totale liberté de fixation des dommages-intérêts. Ensuite, le législateur avait prévu que la grille ne s'appliquerait pas dans plusieurs hypothèses où des montants spécifiques d'indemnités ont été fixés : par exemple, en cas de nullité du licenciement pour motif économique, de non-respect des procédures d'information et de consultation, de non-respect de la priorité de réembauche, etc. (C. trav., L. 1235-3-2, al. 2). Dans ces situations, le salarié devait pouvoir prétendre à l'indemnisation prévue, sans risque de se voir imposer les plafonds ("sans préjudice").
Voilà, en substance, le dispositif envisagé dans la loi "Macron" que le Conseil constitutionnel a censuré dans sa décision n° 2015-715 du 5 août 2015.
B - La censure du Conseil constitutionnel
Atteinte au principe de la réparation intégrale. Même si le droit antérieur écornait déjà le principe de la réparation intégrale en fixant un plancher (les six derniers mois de salaire) pour l'indemnisation de certains salariés licenciés sans cause réelle et sérieuse (23), la loi "Macron" allait résolument plus loin en faisant dépendre cette indemnisation de critères, objectifs certes, mais ô combien éloignés de l'évaluation du préjudice : l'ancienneté des salariés et l'effectif des entreprises. Les victimes étant ainsi privées d'une réparation intégrale, il aurait été possible de saisir le Conseil constitutionnel de la question. Les députés requérants ne l'ont pas fait, conscients sans doute des maigres chances de succès d'un tel recours. Car si le principe de réparation intégrale est assurément une règle cardinale du droit de la responsabilité civile, il n'a pas valeur constitutionnelle (24). Seul existe un droit constitutionnel à réparation tiré de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ) selon lequel "tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer" (25). Le Conseil a déduit de ce droit que les victimes doivent obtenir réparation de l'intégralité des préjudices subis. Il s'est toujours refusé en revanche à garantir la réparation intégrale de chaque préjudice. En somme, il existe bien un droit à réparation de tous les préjudices mais pas de tout le préjudice. Ainsi qu'il l'a affirmé dans sa décision QPC du 18 juin 2010 (Cons. const., 18 juin 2010, n° 2010-8 QPC N° Lexbase : A9572EZK) (26), le droit constitutionnel à réparation "ne fait pas obstacle à ce que le législateur aménage, pour un motif d'intérêt général, les conditions dans lesquelles la responsabilité peut être engagée ; qu'il peut ainsi, pour un tel motif, apporter à ce principe des exclusions ou des limitations à condition qu'il n'en résulte pas une atteinte disproportionnée aux droits des victimes d'actes fautifs ainsi qu'au droit à un recours juridictionnel qui découle de l'article 16 de la Constitution". Or, compte tenu des nombreuses exclusions prévues par le législateur, dont l'une était directement inspirée par la jurisprudence du Conseil ("faute d'une particulière gravité"), il était peu probable de voir dans l'article 266 de la loi "Macron" une atteinte disproportionnée au droit constitutionnel à réparation (27).
Rupture d'égalité entre les salariés. La censure est finalement venue d'un autre grief. Selon les députés requérants, les dispositions attaquées violaient le principe d'égalité devant la loi en instituant une différence de traitement injustifiée entre les salariés en fonction de la taille de l'entreprise. Si le Conseil constitutionnel leur a donné raison, sa motivation est pour le moins laconique. Compte tenu du nombre de griefs soulevés et de l'examen antérieur de certaines dispositions sous l'angle du principe d'égalité, on comprend que le Conseil se soit abstenu de rappeler sa jurisprudence habituelle en matière d'égalité (il l'a déjà fait plus haut dans son considérant 68) : "en application de l'article 6 de la Déclaration de 1789, le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un ou l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit". Il reste, qu'à des fins pédagogiques, il eut été préférable que le Conseil précise davantage son raisonnement. Ainsi, il n'aurait pas été superflu d'affirmer que, de son point de vue, tous les salariés licenciés sans cause réelle et sérieuse sont placés dans une situation identique : quelle que soit leur ancienneté et la taille de leur entreprise, ils souffrent en principe du même préjudice lié à la perte injustifiée de leur emploi. L'affirmation manque cruellement car c'est seulement la suite de la décision qui autorise à penser que c'est bien cette analyse que fait le Conseil.
Lorsque le législateur traite différemment des personnes placées dans une situation identique (comme c'est le cas, on vient de le dire, des salariés licenciés sans cause réelle et sérieuse), il n'est admis à déroger au principe d'égalité que pour des raisons d'intérêt général. Sur ce point, le Conseil constitutionnel ne trouve rien à redire à la finalité poursuivie par le législateur : "assurer une plus grande sécurité juridique et favoriser l'emploi en levant les freins à l'embauche" constitue "des buts d'intérêt général" (cons. 151). Au regard de sa jurisprudence antérieure, il ne fallait pas s'attendre à ce que le Conseil condamne un tel postulat. On rappellera que ce dernier a jugé le CPE conforme au principe d'égalité devant la loi en retenant que "le législateur pouvait, compte tenu de la précarité de la situation des jeunes sur le marché du travail, et notamment des jeunes les moins qualifiés, créer un nouveau contrat de travail ayant pour objet de faciliter leur insertion professionnelle" (28). Implicitement, c'était déjà admettre que le droit " commun " du licenciement (et toute l'incertitude qu'il draine lorsqu'il s'applique) peut constituer un frein à l'embauche de sorte qu'il peut être nécessaire d'y déroger pour remédier à la précarité de certaines catégories de travailleurs. La présente décision ne fait que confirmer ce raisonnement, en le généralisant toutefois : ce dernier n'est pas réservé ici aux difficultés d'emploi d'une classe d'âge en particulier, mais bel et bien étendu à une règle applicable à tous les salariés injustement privés de leur emploi. En apparence anodine, la formule du Conseil constitutionnel en dit long sur la manière dont est conçu le droit du travail aujourd'hui : moins comme une source de protection, plus comme un facteur de nuisance.
Si le législateur peut déroger au principe d'égalité pour des raisons d'intérêt général, encore faut-il que la différence de traitement soit en rapport direct avec la loi. Pour cela, il faut identifier l'objet de la loi à l'origine de la différence de traitement (objet de la loi qu'il ne faut pas confondre avec la finalité poursuivie par le législateur). Le Conseil constitutionnel se montre, là encore, laconique. Selon lui, il convient de vérifier que les critères sur lesquels le législateur entend se fonder pour différencier le traitement des salariés sont en lien direct avec le préjudice subi par le salarié. Il faut en déduire que, pour le Conseil, l'article L. 1235-3 du Code du travail a essentiellement pour objet d'assurer l'indemnisation du préjudice subi par les salariés victimes d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Or, si le critère de l'ancienneté est en lien direct avec ledit préjudice (plus l'on compte d'années de présence dans une entreprise, plus l'on peut être affecté par le prononcé d'un licenciement injustifié) (29), tel n'est pas le cas du critère des effectifs de l'entreprise. Difficile de ne pas souscrire à la critique. En effet, en quoi la taille de l'entreprise influe-t-elle sur le préjudice du salarié ? A l'évidence, en rien. Le préjudice pour perte d'emploi (même injustifiée) ne varie pas selon que l'entreprise emploie dix, cent ou mille salariés. Il en irait différemment si l'objet de la loi était de prévoir l'échelle des peines infligées aux employeurs fautifs (30). Dans un tel système, l'on pourrait tenir compte de la capacité contributive de l'entreprise en indexant le montant de la pénalité sur le nombre de ses salariés, sa masse salariale ou son chiffre d'affaire. Mais ce n'est pas, en l'état, l'objet de l'article L. 1235-3 du Code du travail. Celui-ci ayant trait à l'indemnisation du préjudice subi par les salariés licenciés sans cause réelle et sérieuse, le législateur ne pouvait pas prévoir des montants variables de dommages-intérêts en fonction des effectifs de l'entreprise, ce critère n'étant pas en lien direct avec la loi. En se fondant sur ce critère, l'article 266 a donc méconnu le principe d'égalité.
La solution tranche avec celle rendue quelques mois plus tôt par la Cour de cassation. Dans une décision du 10 octobre 2014 (31), cette dernière avait en effet refusé de renvoyer au Conseil constitutionnel une QPC portant précisément sur l'article L. 1235-5 du Code du travail (qui, pour rappel, a pour objet d'écarter certaines règles -dont celle relative au plancher d'indemnisation des six derniers mois de salaires en cas de licenciement injustifié- aux salariés ayant moins de deux ans d'ancienneté ainsi qu'à ceux appartenant à des entreprises employant moins de onze salariés). Alors que le requérant soutenait que cette disposition était contraire au principe d'égalité devant la loi, la Cour de cassation a refusé de renvoyer la question au motif, notamment, que "la disposition se fonde, pour établir la différence de traitement discutée, sur des critères objectifs et rationnels d'ancienneté du salarié et d'effectifs de l'entreprise, critères qui sont en lien direct avec son objet". En affirmant le contraire s'agissant du critère des effectifs de l'entreprise, la décision du 5 août 2015 sonne comme un sérieux désaveu de la Cour de cassation ; elle vient surtout conforter la thèse de ceux qui reprochent à la Chambre sociale d'opérer un filtrage excessivement serré en anticipant que trop les réponses du Conseil constitutionnel (32).
Et maintenant ? La censure de l'article 266 de la loi "Macron" soulève dans l'immédiat deux séries d'interrogations. La première porte sur l'article L. 1235-5 dont la modification n'était pas envisagée, mais dont la constitutionnalité est pour le moins douteuse aujourd'hui. Ce texte qui, du fait de la censure de l'article L. 1235-3, retrouve une place centrale, fait varier l'indemnisation due en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse en fonction de l'ancienneté des salariés et des effectifs de l'entreprise. Or, comme le Conseil constitutionnel vient de l'affirmer, ce dernier critère n'est pas en lien direct avec l'objet de la loi. Si une QPC devait de nouveau être transmise à la Cour de cassation à son sujet, on voit mal comment cette dernière pourrait cette fois-ci refuser de la transmettre. D'où la seconde interrogation : la grille d'indemnisation prévue par la loi "Macron" ayant été censurée, et le régime actuel autour de l'article L. 1235-3 ne présentant aucun gage de sécurité, comment le Gouvernement va-t-il réagir ? A moins qu'il ne décide de faire machine arrière en renonçant à l'établissement de nouveaux plafonds et planchers (ce qui est peu probable), il y a fort à parier qu'il va revoir sa copie en reprenant le critère validé par le Conseil constitutionnel (l'ancienneté), éventuellement en y ajoutant ceux envisagés pour le référentiel indicatif : l'âge du salarié et sa situation par rapport à l'emploi. On a cependant hâte de voir comment se présentera ce fameux référentiel. Car c'est seulement quand on en connaîtra son contenu que l'on pourra savoir si (et comment) il peut servir de modèle à une nouvelle grille.
(1) V. not. à ce propos les résultats de la commission d'étude des effets de la loi pour la croissance et l'activité (janvier 2015), disponibles sur le site de France stratégie. La réforme de la justice prud'homale est exclusivement analysée sous un prisme économique, édifiant.
(2) Selon les mots du ministre de l'Economie, E. Macron, devant le Sénat, séance publique du 1er juillet 2015.
(3) Sur ce dispositif, v. not. D. Boulmier, Faciliter la conciliation prud'homale...mais pour qui ?, Dr. soc., 2013, p. 837 ; M. Grévy et P. Henriot, Le juge, ce gêneur..., RDT, 2013, p. 173.
(4) En ce sens, D. Boulmier, préc.
(5) Ibid.
(6) Ibid.
(7) Pour certains commentateurs, ce système réduit le juge "à une simple fonction d'enregistrement d'une solution automatisée", M. Grévy et P. Henriot, préc.
(8) Cass. soc., 28 mars 2000, n° 97-42.419 (N° Lexbase : A6373AG7), Bull. civ. V, n° 135.
(9) Hasard ou coïncidence, la mesure rappelle étrangement l'une des propositions formulées par le Club des juristes au sein d'un rapport intitulé "Sécurité juridique et initiative économique" (mai 2015). Proposition n° 59 "Elaborer un référentiel indicatif national, statistique et évolutif qui serve à la fixation des diverses indemnités en cas de rupture du contrat de travail et puisse être utilisé aussi bien pour la conciliation que pour le contentieux de la rupture du contrat".
(10) Sur l'ensemble de la réforme, et sur ce dispositif en particulier v. D. Boulmier, Le volet prud'homal du projet de loi "Macron" : un coup de force, mais sans coup de jeune, Dr. soc., 2015, p. 430.
(11) Assemblée nationale, séance publique du 14 février 2015.
(12) V. les explications en ce sens du député D. Robiliard, rapporteur thématique, Assemblée nationale, séance publique du 14 février 2015.
(13) Mme C. Untermaier, Assemblée nationale, séance publique du 14 février 2015.
(14) Selon les termes du Premier ministre employés lors de la présentation du Plan "Tout pour l'emploi des TPE et des PME", 9 juin 2015.
(15) C'était, du reste, l'analyse d'un des commentateurs du projet de loi "Macron" avant que ce dernier n'intègre cette fameuse grille (D. Boulmier, préc.).
(16) Notons toutefois que c'est une revendication patronale relativement ancienne puisqu'elle figurait déjà dans l'une des premières versions de l'ANI de 2013. Ainsi, l'article 22 du projet suggérait une "barémisation" des indemnités de licenciement sans cause réelle et sérieuse, consistant en un plafonnement de la réparation de tous les préjudices en fonction de la seule ancienneté du salarié.
(17) La loi n°183 du 10 décembre 2014 (loi sur l'emploi) a prévu un système similaire : les salariés ayant fait l'objet d'un licenciement injustifié ont droit à une indemnité s'élevant à deux mois de salaire pour chaque année d'ancienneté, avec un minimum de quatre mois et un maximum de 24 mois. Pour une présentation détaillée de cette loi, v. F. Martelloni, Le Jobs act : le chemin italien vers la sécurisation de l'entreprise (et de ses abus), RDT, 2015, p. 304.
(18) En ce sens, D. Robiliard, devant la Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, séance du 11 juin.
(19) E. Macron, devant la Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, séance du 11 juin.
(20) A ce sujet, v. les critiques développées par le Syndicat de la magistrature et le syndicat des avocats de France, Indemnisation des licenciements abusifs : de la flexi-sécurité à la flexi-impunité, Le Monde du 15 juin 2015.
(21) Cons. const., 18 juin 2010, n° 2010-8 QPC (N° Lexbase : A9572EZK) ; D. 2011, p. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; Dr. soc. 2011, p. 1208, note X. Prétot ; Constitutions 2010, p. 413, obs. Ch. Radé.
(22) P. Deumier et O. Gout, La constitutionnalisation de la responsabilité civile, Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 31, mars 2011.
(23) Sur les limites de ce principe au-delà du seul thème de la rupture, v. not. Ch. Radé, Préjudices et indemnisation : à la croisée des disciplines (heurs et malheurs du principe de la réparation intégrale en droit du travail), Dr. ouv., 2015, p.441.
(24) C. Radé, Liberté, égalité, responsabilité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 16, juin 2004, n° 28 et s.
(25) Le Conseil constitutionnel a consacré un "principe de responsabilité" (Cons. constit., décision n° 82-144 DC du 22 octobre 1982 N° Lexbase : A8046ACY) qu'il a rattaché à l'article 4 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen (N° Lexbase : L6813BHS) (Cons. constit., décision n° 99-419 du 9 novembre 1999 N° Lexbase : A8783ACB).
(26) D. 2011, p. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; Dr. soc. 2011, p. 1208, note X. Prétot ; Constitutions 2010, p. 413, obs. Ch. Radé.
(27) Faute de trouver dans la Constitution une protection suffisante, les salariés auraient pu se tourner vers d'autres textes posant plus fermement le principe d'une réparation intégrale. C'est le cas notamment de la Convention n° 158 de l'OIT (N° Lexbase : L4795I3Y) qui, dans son article 10, fonde les juges à "ordonner le versement d'une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée". A la faveur d'un contrôle de conventionalité de la loi, un juge aurait pu trouver là le moyen de se soustraire au plancher d'indemnisation prévu par la loi "Macron".
(28) Cons. constit., décision n° 2006-535 DC du 30 mars 2006, cons. 17 (N° Lexbase : A8313DN9).
(29)V. déjà à propos du critère de l'ancienneté la décision QPC du 13 avril 2012 (Cons. const., décision n° 2012-232 QPC du 13 avril 2012 N° Lexbase : A5139II8, Constitutions 2012, p. 334, obs. Ch. Radé). La question transmise par la Cour de cassation (Cass. QPC., 1er février 2012, n° 11-40.092, FS-P+B N° Lexbase : A8891IBW) portait sur l'article L. 1235-14 1° du Code du travail (N° Lexbase : L1363H9D) qui n'a d'autre objet que d'écarter la sanction de la nullité du licenciement (prévue en cas de nullité du PSE) lorsque le salarié compte moins de deux ans d'ancienneté dans l'entreprise. Pour le requérant, cette disposition méconnaissait, entre autres, le principe d'égalité devant la loi. Dans sa décision du 13 avril 2012, le Conseil a décidé "qu'en retenant un critère d'ancienneté du salarié dans l'entreprise, le législateur s'était fondé sur un critère objectif et rationnel en lien direct avec l'objet de la loi".
(30) L'assertion mériterait sans doute d'être nuancée dans la mesure où le plancher d'indemnisation des six derniers mois de salaires peut être analysé comme une peine privée... Sur cette analyse du système d'indemnisation, v. C. Wolmark, Réparer la perte d'emploi - A propos des indemnités de licenciement, Dr. ouv., 2015, p. 450.
(31) Cass. QPC., 10 octobre 2014, n° 14-40037, FS-P+B (N° Lexbase : A2012MY8), Constitutions, 2015, p. 80, obs. D. Baugard ; Cahiers sociaux, 2014, p. 641, obs. J. Icard.
(32) Sur cette question, Ch. Radé, QPC et droit du travail : l'occasion manquée ?, Dr. soc., 2015, p. 497, l'auteur regrettant que la Chambre sociale se substitue trop au Conseil constitutionnel en préjugeant de la constitutionnalité d'un texte. V. égal. J.-F. Akandji-Kombé et M.-F. Mazars, QPC : la Cour de cassation filtre-t-elle trop ?, RDT, 2010, p. 622.
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