Réf. : Cass. soc., 3 novembre 2011, n° 10-14.702, FS-P+B (N° Lexbase : A5255HZN)
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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV
le 21 Octobre 2014
Résumé
Sauf atteinte excessive au droit du salarié au respect de sa vie personnelle et familiale ou à son droit au repos, l'instauration d'une nouvelle répartition du travail sur la journée relève du pouvoir de direction de l'employeur. |
Observations
I - Pouvoir de direction de l'employeur et respect du contrat de travail
A la question de savoir si l'employeur peut modifier unilatéralement le contrat de travail conclu avec le salarié, la Cour de cassation a longtemps apporté une réponse nuancée, distinguant les modifications "substantielles", des modifications "non substantielles" du contrat de travail. Tandis que les secondes étaient abandonnées au pouvoir de direction de l'employeur, les premières exigeaient l'accord du salarié pour pouvoir prendre effet. L'appartenance d'une modification litigieuse à l'une ou l'autre des deux catégories était affaire d'appréciation. Tout dépendait de l'incidence du changement sur les conditions de vie et de travail du salarié.
Cette jurisprudence, qui n'était pas dénuée de vertus, pouvait néanmoins être critiquée en ce qu'elle méconnaissait, dans une certaine mesure, la force obligatoire du contrat. Aussi la Cour de cassation a-t-elle fini par abandonner, au milieu des années quatre-vingt dix, son ancienne terminologie pour consacrer une distinction nouvelle entre, d'une part, la modification du contrat de travail, qui suppose le commun accord des parties, et, d'autre part, le changement des conditions de travail, qui relève du pouvoir de direction de l'employeur (1).
Sans doute plus conforme aux prescriptions de l'article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC), cette distinction a rapidement démontré ses limites, suscitant à son tour les critiques d'une partie de la doctrine (2). Elle aurait en effet dû conduire à soumettre la plus minime des modifications du contrat de travail à l'accord des salariés. Si la Cour de cassation a retenu cette solution en matière de rémunération, elle l'a en revanche écarté pour le lieu de travail et pour la répartition du temps de travail. En effet, si la répartition de la durée du travail sur la journée, la semaine ou le mois est largement laissée à la disposition de l'employeur, il en va différemment lorsqu'est en cause le passage d'un horaire fixe à un horaire variable (3) ou le passage, même partiel à un horaire de nuit (4), qui exige l'accord du salarié. Ces différentes solutions ne sont évidemment pas sans rappeler la distinction entre modifications "substantielles" et "non substantielles" du contrat de travail.
Etait en cause en l'espèce, une salariée engagée en décembre 2000 en qualité d'agent de service à temps plein. Travaillant sur un site du lundi au vendredi de 5 heures 30 à 10 heures et de 15 heures à 17 heures ainsi que le samedi de 7 heures 30 à 10 heures, elle avait été affectée sur deux sites par courrier du 6 novembre 2008 selon la répartition de l'horaire de travail suivante : du lundi au jeudi de 15 heures à 17 heures 30 et de 18 heures à 21 heures, le vendredi de 12 heures 30 à 15 heures et de 16 heures à 21 heures et le samedi de 10 heures à 12 heures 30 et de 17 heures à 20 heures. Ayant refusé ces nouveaux horaires qui, selon elle, représentaient un bouleversement de ses conditions de travail, elle a saisi à la juridiction prud'homale d'une demande en résiliation judiciaire de son contrat de travail.
Pour faire droit à cette demande, l'arrêt attaqué avait retenu que si, en principe, une nouvelle répartition du travail sur la journée ne constitue pas une modification du contrat de travail et relève du seul pouvoir de l'employeur, il n'en est pas ainsi lorsque, pour suite de cette nouvelle répartition, le rythme de travail du salarié est totalement bouleversé. En substituant du lundi au vendredi à des horaires de travail majoritairement du matin avec coupure à midi et horaire limité à deux heures en milieu d'après-midi, un horaire exclusivement l'après-midi jusqu'à 21 heures, sans interruption et en augmentant les horaires de travail à effectuer le samedi à 5 heures et demie, se terminant à 20 heures, la société a imposé à la salariée un bouleversement de ses conditions de travail caractérisant une modification du contrat de travail. Par suite, l'accord de la salariée sur cette modification devait être recueilli par l'employeur. En lui imposant sans avoir obtenu son accord cette nouvelle organisation de son travail, la société a manqué à ses obligations contractuelles.
Cette solution pouvait être, sans difficultés, rattachée à la jurisprudence précitée de la Cour de cassation. Compte tenu de son caractère "substantiel", la modification de l'horaire de travail devait être qualifiée de modification du contrat. La Cour de cassation aurait de ce fait pu rejeter le pourvoi formé par l'employeur. Elle a pourtant choisi de censurer l'arrêt en faisant entrer en scène les droits fondamentaux du salarié.
II - Pouvoir de l'employeur et respect des droits fondamentaux du salarié
La décision de la cour d'appel de Dijon est censurée au visa de l'article L. 1121-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0670H9P) ensemble l'article 1134 du Code civil. Ainsi que l'affirme la Chambre sociale, "sauf atteinte excessive au droit des salariés au respect de sa vie personnelle et familiale ou à son droit au repos, l'instauration d'une nouvelle répartition du travail sur la journée relève du pouvoir de direction de l'employeur". En conséquence, en se déterminant comme elle l'a fait, "sans préciser si le changement d'horaire portait une atteinte excessive au droit de la salariée au respect de sa vie personnelle et familiale ou à son droit au repos, la cour d'appel a privé sa décision de base légale".
Ainsi que l'indique le visa de la décision, c'est l'article L. 1121-1 du Code du travail qui se trouve au coeur de la solution. Rappelons que selon ce texte "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". On ne sera évidemment pas surpris que le pouvoir de direction de l'employeur se trouve subordonné à ces exigences. Au fond, en n'interdisant pas les "restrictions" mais en les soumettant à une exigence de justification et de proportionnalité, le texte précité tend à assurer un équilibre entre les libertés fondamentales du salarié et celles de l'employeur (5). La solution de principe retenue par la Cour de cassation peut être approuvée. On reste cependant quelque peu dubitatif devant sa formulation.
Désormais, lorsque l'employeur décide d'instaurer une nouvelle répartition du travail sur la journée, il convient de s'interroger sur le fait de savoir si elle porte ou non une atteinte excessive au droit du salarié au respect de sa vie personnelle et familiale ou à son droit au repos. On peut raisonnablement penser, le visa de l'article 1134 du Code civil est en ce sens, que cette question doit être posée y compris lorsque l'employeur se contente de mettre en oeuvre une stipulation contractuelle. Ce faisant, la solution énoncée dans l'arrêt sous examen peut être rapprochée de celle retenue par la Chambre sociale à propos de la mise en oeuvre par l'employeur des clauses de mobilité (6). On pourrait alors arguer que le contrôle ainsi opéré ne s'éloigne guère de la vérification du respect de l'exigence de bonne foi. Il faut toutefois rappeler que celle-ci étant présumée, c'est au salarié de démontrer que son cocontractant a agi de mauvaise foi, tandis qu'il lui "suffit" d'alléguer que la nouvelle répartition des horaires porte une atteinte excessive à ses droits fondamentaux, à charge pour l'employeur de démontrer qu'il n'en va pas ainsi.
Précisément, s'il n'y a pas atteinte excessive aux droits fondamentaux du salarié, il ressort clairement de l'arrêt rapporté que l'instauration d'une nouvelle répartition du travail sur la journée relève du pouvoir de direction de l'employeur. En d'autres termes, le salarié n'a d'autre choix que de se soumettre, au risque d'être licencié pour faute.
La difficulté que fait naître la solution retenue par la Cour de cassation réside justement dans la situation inverse, c'est-à-dire celle dans laquelle il est constaté une atteinte excessive aux droits fondamentaux du salarié. A suivre le motif de principe de l'arrêt, la modification ne relève plus du pouvoir de direction de l'employeur. Elle ne peut donc certainement pas être imposée au salarié. Mais est-ce à dire alors qu'elle constitue une modification de son contrat de travail, ce qui suppose qu'elle doive être acceptée pour pouvoir entrer en vigueur ?
Si tel était le cas, l'atteinte excessive aux droits fondamentaux du salarié constituerait, en matière de modification de la répartition des horaires de travail, la clef de distinction entre les modifications du contrat de travail et les changements des conditions de travail. Le progrès serait réel car il était jusqu'alors difficile de trouver une explication à la jurisprudence de la Cour de cassation en la matière.
Mais il faut alors admettre qu'une atteinte excessive pourrait être apportée aux droits fondamentaux du salarié, dès lors que celui-ci l'accepte. Il faut, en outre, rappeler que le refus par le salarié d'une modification de son contrat de travail peut se solder par son licenciement, dès lors que l'employeur entend maintenir sa décision. Il est difficile de se satisfaire de l'une ou de l'autre de ces issues. On doit ici rappeler que tout acte attentatoire à un droit ou une liberté fondamentale est sanctionné par la nullité (7). En amont, il nous semble possible de considérer que dès lors que la nouvelle répartition des horaires porte une atteinte excessive aux droits fondamentaux du salarié, elle ne peut être mise en oeuvre, serait-elle acceptée par le salarié.
On relèvera, pour conclure, que la Cour de cassation s'en tient, dans l'arrêt rapporté, à la répartition du travail sur la journée. Il reste donc à savoir si la solution en cause sera applicable à la répartition du travail sur la semaine, le mois ou l'année. On ne voit pas pourquoi il en irait différemment, l'atteinte excessive aux droits fondamentaux du salarié pouvant être, ici aussi, caractérisée. Il faut ajouter que la source de cette modification pourrait aussi ne pas être prise en compte. En d'autres termes, les salariés pourraient avoir à se plaindre d'une répartition nouvelle imposée par accord collectif...
(1) V. sur la question J. Pélissier, G. Auzero, E. Dockès, Droit du travail, Précis Dalloz, 26ème éd., 2012, § 582 et la jurisprudence citée.
(2) V. notamment, J. Pélissier, Difficultés et dangers de l'élaboration d'une théorie jurisprudentielle : l'exemple de la distinction entre la modification du contrat de travail et les changements des conditions de travail : Mélanges offerts à P. Couvrat, PUF, 2001.
(3) Cass. soc., 14 novembre 2000, n° 98-43.218 (N° Lexbase : A7868AHU) ; Bull. civ. V, n° 365.
(4) Cass. soc., 7 avril 2004, n° 02-41.486, FS-P+B (N° Lexbase : A8426DBP) ; Bull. civ. V, n° 107.
(5) L'employeur peut aussi avoir à se plaindre d'une atteinte à l'un de ses droits fondamentaux. Il en va à notre sens ainsi lorsque, dans sa vie privée, le salarié dénigre son entreprise. Il peut, ce faisant, porter atteinte de manière excessive à la liberté d'entreprendre de son employeur ou/et à son droit de propriété. Le droit à la vie personnelle du salarié doit donc être mis en balance avec les droits fondamentaux de l'employeur.
(6) Cass. soc., 14 octobre 2008, n° 07-40.523, FS-P+B (N° Lexbase : A8129EAC) ; RDT, 2008, p. 731, avec nos obs. : "Qu'en se déterminant ainsi, sans rechercher si, comme le soutenait Mme M., la mise en oeuvre de la clause contractuelle ne portait pas une atteinte au droit de la salariée à une vie personnelle et familiale et si une telle atteinte pouvait être justifiée par la tâche à accomplir et était proportionnée au but recherché, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision".
(7) J. Pélissier, G. Auzero, E. Dockès, ouvrage préc., § 629.
Décision
Cass. soc., 3 novembre 2011, n° 10-14.702, FS-P+B (N° Lexbase : A5255HZN) Cassation partielle, CA Dijon, ch. soc., 21 janvier 2010, n° 09/00279 Textes visés : C. trav., art. L. 1121-1 (N° Lexbase : L0670H9P) ; C. civ., art. 1134 (N° Lexbase : L1234ABC) Mots-clefs : horaires de travail, répartition sur la journée, modification, droits fondamentaux du salarié, atteinte excessive. Liens base : (N° Lexbase : E8928ESH) |
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