Réf. : CE 3° et 8° s-s-r., 6 mai 2015, n° 377487, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5838NHP)
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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Lorraine et Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Procédure administrative"
le 11 Juin 2015
Il ressort des pièces du dossier que la cour administrative d'appel de Marseille a condamné le requérant, personne privée, par un arrêt devenu définitif en date du 27 février 2006, à remettre en état les lieux qu'il occupait sur le domaine public maritime à Bonifacio, sous astreinte de 75 euros par jour de retard à l'issue d'un délai de deux mois à compter de la notification du jugement. L'appontement, l'escalier et la cale de mise à l'eau de sa propriété empiétaient sur le domaine public maritime. Un premier jugement du tribunal administratif de Bastia en date du 12 avril 2012 a ensuite condamné le requérant à payer la somme de 88 575 euros au titre de la liquidation de cette astreinte pour la période du 12 juin 2008 au 7 septembre 2011. Un second jugement de ce même tribunal, en date du 18 juillet 2013, l'a condamné à payer la somme de 43 425 euros au même titre pour la période du 8 septembre 2011 au 9 avril 2013. Enfin, la cour administrative d'appel de Marseille, à nouveau saisie, a rejeté l'appel du requérant contre le premier jugement et ramené l'astreinte prononcée par le second jugement à la somme de 11 580 euros. Par un pourvoi en cassation, le requérant demande l'annulation de l'arrêt et le règlement de l'affaire au fond.
La cour administrative d'appel a jugé qu'étaient notamment inopérants, dans l'instance relative à la liquidation de l'astreinte, les moyens tirés de ce que le domaine public n'aurait fait l'objet d'aucune délimitation et de ce que le requérant n'aurait pas construit l'appontement litigieux et n'en serait pas propriétaire. A travers son pourvoi, le requérant met notamment en avant le fait que la faculté pour le juge administratif de liquider une astreinte à l'encontre d'une personne privée occupant irrégulièrement le domaine public ne soit pas prévue par la loi méconnaîtrait l'article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L1625AZ9) reconnaissant un droit général au respect des biens (2) et un droit spécifique contre la privation de propriété (3). L'alinéa 2 de cet article disposant que ces droits consacrés "ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes".
En réponse, le Conseil d'Etat reprend d'abord la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), selon laquelle les stipulations de l'article 1er du premier Protocole, "en mentionnant 'les conditions prévues par la loi', visent à la fois le droit écrit et le droit non écrit, et exigent seulement que ce droit soit, d'une part, suffisamment accessible et, d'autre part suffisamment précis et prévisible pour que le citoyen, en s'entourant le cas échéant de conseils éclairés, soit à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à découler d'un acte déterminé". Il rappelle ensuite que "la faculté d'assortir sa décision d'une astreinte, en application d'un principe général, est employée de manière constante, depuis plusieurs décennies, par le juge administratif statuant en matière d'occupation irrégulière du domaine public" et, qu'ainsi, "la personne faisant l'objet d'une action contentieuse devant le juge administratif pour occupation irrégulière du domaine public est en mesure de prévoir que ce juge peut assortir l'injonction de libérer les lieux d'une astreinte, qui sera en principe liquidée si, à l'issue du délai fixé par le jugement, celui-ci n'a pas été entièrement exécuté".
Il n'y a donc pas en ce sens méconnaissance de l'article 1er du premier Protocole en l'espèce. La décision s'inscrit ainsi en bonne ligne dans la logique des jurisprudences précédentes confirmant le fait que le pouvoir du juge des astreintes adressées aux personnes privées contrevenantes relève d'un principe général du droit qui vise à conforter la plénitude de la mission du juge. La faculté pour le juge de liquider une astreinte à l'encontre d'une personne privée occupant irrégulièrement le domaine public faisant partie intégrante de ce pouvoir relève également de ce principe général du droit (I). L'absence de base légale liée à cette faculté ne méconnaissant pas le droit au respect des biens tel qu'il est consacré par l'article 1er du premier Protocole (II).
I - Une faculté pour le juge de liquider une astreinte à l'encontre d'une personne privée reconnue comme un principe général du droit
La décision d'espèce a d'abord mis en avant que "la faculté reconnue aux juges de prononcer une astreinte à l'encontre de personnes privées en vue de l'exécution de leurs décisions, dont découle celle de liquider cette astreinte lorsque la personne se refuse [...] a le caractère d'un principe général". Les pouvoirs du juge administratif en matière d'astreintes prononcées à l'encontre d'une personne privée ont, en effet, fait l'objet dernièrement d'un certain nombre de décisions de la part du Conseil d'Etat dans le domaine des contraventions de grande voirie. Ces décisions ont confirmé l'application d'un principe général du droit en la matière qui se manifeste à travers le prononcé même des astreintes (A) mais aussi à travers le large pouvoir d'appréciation du juge pour liquider l'astreinte (B).
A - Un principe général du droit qui se manifeste dans le prononcé même des astreintes
La reconnaissance d'un principe général du droit en la matière ne fait plus l'objet d'ambiguïtés depuis la décision "Voies navigables de France" du 5 février 2014 (4). Ce principe n'est pas une nouveauté et avait même déjà été mentionné dans l'affaire "Barre et Honnet" (5) où le Conseil d'Etat avait, lui-même, jugé que la faculté reconnue aux juges d'assortir d'une astreinte les injonctions qu'ils adressent aux parties en vue de l'exécution de leurs décisions avait le caractère d'un principe général du droit. Il avait, en effet, été dégagé lors du contrôle de légalité d'un acte réglementaire organisant les pouvoirs du juge judiciaire et il était donc possible de penser que ce principe ne s'appliquait pas au juge administratif.
Il n'existait, même avant la loi n° 80-539 du 16 juillet 1980, relative aux astreintes prononcées en matière administrative et à l'exécution des jugements par les personnes morales de droit public (N° Lexbase : L3531HD7), aucun obstacle à ce que le juge administratif condamne une personne privée à une astreinte, à l'exception de celles chargées d'une mission de service public, qui peuvent être assimilées à une administration (6). Compte tenu de la nature du contentieux administratif, il n'avait certes pas l'occasion de le faire très fréquemment, mais il le faisait, notamment, en matière de contraventions de grande voirie (7). Du reste, même après l'adoption de la loi du 16 juillet 1980, il ne vise pas nécessairement cette loi pour condamner une personne privée à une astreinte, notamment, une fois encore, en matière de contraventions de grande voirie (8). Ainsi, en matière de contraventions de grande voirie, et sauf à ce que l'auteur de celle-ci soit une personne publique ou une personne privée gestionnaire de service public, c'est en vertu de ses pouvoirs généraux et non des dispositions du Code de justice administrative que le juge administratif pouvait prononcer des astreintes, mais sans qu'il y ait de véritable principe général du droit.
Puis petit à petit, il a discrètement relancé le débat. Il a ainsi jugé que s'il l'estimait opportun, le juge pouvait repousser la date d'effet de l'astreinte, sans pour autant accorder au contrevenant un délai pour évacuer les lieux (9), puis il s'est, notamment, prononcé sur le pouvoir d'appréciation du juge de l'astreinte en ne l'estimant pas lié par la demande de l'administration, le juge pouvant ainsi prononcer une astreinte même si le requérant n'avait pas présenté de conclusions en ce sens (10). Cela revenait implicitement à reconnaître au juge la faculté de prononcer une astreinte mais pas encore forcément dans le cadre d'un principe général du droit. La décision "Voies navigables de France" du 5 février 2014 confirme le pouvoir discrétionnaire d'astreindre du juge des contraventions de grande voirie mais elle fait surtout de ce pouvoir l'une des manifestations d'un principe général du droit "selon lequel les juges [judiciaire et administratif] ont la faculté de prononcer une astreinte en vue de l'exécution de leurs décisions". En conséquence, le juge tranche la question de la répartition du montant de l'astreinte en écartant logiquement l'application de l'article L. 911-8 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L8525DGT) (lequel autorise à ne pas verser la totalité du montant de l'astreinte à la victime) lorsque le défendeur est une personne privée.
B - Un principe général du droit qui se manifeste dans le large pouvoir d'appréciation du juge dans la liquidation de l'astreinte
Lorsqu'il a prononcé une astreinte dont il a fixé le point de départ, le juge administratif doit se prononcer sur la liquidation de l'astreinte, en cas d'inexécution totale ou partielle ou d'exécution tardive. Comme en matière de prononcé de l'astreinte, le juge conserve un très large pouvoir d'appréciation et n'est pas tenu de liquider l'astreinte. Le juge peut ainsi se livrer à une appréciation souveraine des faits de la cause en refusant de faire usage, à la demande du défendeur, de son pouvoir de modération du taux de cette astreinte (11). De même, lorsque le juge a prononcé une astreinte à l'encontre d'une administration qui n'a pas totalement exécuté une décision juridictionnelle, il peut majorer ultérieurement le taux de l'astreinte si l'administration persiste à ne pas exécuter cette décision (12). Enfin, la renonciation d'un requérant à obtenir le versement des sommes devant résulter, le cas échéant, de la liquidation d'une astreinte ne fait pas obstacle à ce que, dès lors que les conditions en sont réunies, le Conseil d'État prononce la liquidation définitive de l'astreinte qu'il a prononcée (13).
Dans une décision "Voies navigables de France 2" (14) en date du 15 octobre 2014, le juge a mis en avant le fait qu'il peut aussi, le cas échéant, modérer l'astreinte provisoire ou la supprimer, même en cas d'inexécution de la décision juridictionnelle. Ce pouvoir de modération du juge trouve presque toujours à s'appliquer puisque, pour ne pas se lier pour l'avenir, les juridictions administratives préfèrent fixer des astreintes provisoires qui, contrairement aux astreintes définitives, peuvent être révisées voire supprimées au moment de leur liquidation. Il peut notamment la supprimer pour le passé et l'avenir, lorsque la personne qui a obtenu le bénéfice de l'astreinte n'a pas pris de mesure en vue de faire exécuter la décision d'injonction et ne manifeste pas l'intention de la faire exécuter. Il en est de même lorsque les parties se sont engagées dans une démarche contractuelle révélant que la partie bénéficiaire de l'astreinte n'entend pas poursuivre l'exécution de la décision juridictionnelle, sous réserve qu'il ne ressorte pas des pièces du dossier qui lui est soumis qu'à la date de sa décision, la situation que l'injonction et l'astreinte avaient pour objet de faire cesser porterait gravement atteinte à un intérêt public ou ferait peser un danger sur la sécurité des personnes ou des biens.
Cette décision confirme que le juge peut modérer les astreintes provisoires en diminuant leur montant pour tenir compte de la diligence du contrevenant et elle valide surtout la possibilité de supprimer l'astreinte alors même que la décision n'a pas été exécutée. Cependant, cette possibilité de modération ne peut être mise en oeuvre que lorsque la situation que l'astreinte doit faire cesser ne porte pas "gravement atteinte à un intérêt public" et ne fait pas "peser un danger sur la sécurité des personnes ou des biens". Au final et quoi qu'il en soit, cette solution laisse à penser que l'obligation de poursuivre le contrevenant est largement aménagée dans ses effets et laisse une grande marge de manoeuvre au juge administratif, ce qui peut poser problème au regard de l'absence de base légale d'un tel pouvoir sachant que l'article 1er du premier Protocole légitime les atteintes au droit aux biens, comme c'est le cas en l'espèce à travers ce pouvoir de liquidation de l'astreinte, à la présence de base légale.
II - Une faculté pour le juge de liquider une astreinte à l'encontre d'une personne privée dont l'absence de base légale ne méconnaît pas le droit au respect des biens
Au regard de l'ancienne jurisprudence précitée "Barre et Honnet" de 1974, le pouvoir d'astreindre des juges s'exerçait dans le cadre des lois et règlements. Il y était notamment précisé qu'il revenait au législateur d'étendre ou de restreindre les limites de cette faculté et non pas au juge comme c'est le cas en l'espèce. Pour le Conseil d'Etat, en l'espèce, la qualification de principe général permet d'user de cette faculté sans le texte et, le cas échéant, d'office. L'argument concernant l'atteinte aux dispositions constitutionnelles tenant notamment à l'exigence de séparation des pouvoirs est ainsi rejeté (15). Reste l'atteinte supposée au droit garanti par l'article 1er du premier Protocole, l'article et les notions y figurant, notamment celle tenant à l'exigence de base légale, font l'objet d'une appréciation autonome de la part du juge européen (A). Celle-ci a été reprise par le juge en l'espèce mais il aurait pu avoir une interprétation différente, notamment en tenant compte de la dernière jurisprudence en date de la Cour européenne des droits de l'homme (B).
A - Une interprétation autonome de l'exigence de base légale reprise par le Conseil d'Etat
L'article 1er du premier Protocole comprend formellement deux alinéas. Le premier alinéa consacre un droit général au respect des biens et un droit spécifique contre la privation de propriété. Le second alinéa ne sert pas à consacrer d'autres droits de l'Homme spécifiques mais, au contraire, à sauvegarder les droits que possède l'Etat en matière de réglementation économique et de perception des impôts, contributions et amendes. Cette article a, néanmoins, fait l'objet d'une réécriture jurisprudentielle qui a consisté à relier le principe général du droit au respect des biens au principe de proportionnalité et à le faire servir à protéger non plus deux, mais trois droits spécifiques : le droit à une protection contre la privation du droit de propriété auquel sont venus s'ajouter le droit à une protection contre une réglementation excessive de l'usage des biens et un droit subsidiaire et ramasse-tout contre les atteintes à la substance du droit de propriété (16).
Cette interprétation a puissamment renforcé la position européenne des propriétaires en transformant leurs contraintes en droit à tel point que l'article a été appliqué dans bien d'autres domaines aboutissant à une étonnante extension de la notion de biens (17) et à une consécration jurisprudentielle d'un droit de construire. Cette notion de biens telle que définit par l'article 1er du premier Protocole jouit, de plus, d'une autonomie qui lui a été expressément reconnue par le juge européen et qui lui a permis de placer sous protection européenne des intérêts patrimoniaux que nul n'aurait songé à qualifier de "biens" (18). Un des concepts amplificateurs les plus propices à cette extension est le concept d'espérance légitime qui va jusqu'à permettre d'accorder cette qualification à une créance d'origine délictuelle qui n'a encore été ni constatée, ni liquidée (19).
En ce qui concerne la notion d'espèce à savoir celle de la nécessité d'une "base légale" à toute atteinte au droit aux biens, il faut savoir que le Conseil constitutionnel (20) et le droit de l'Union européenne (21) réduisent cette exigence à la présence d'une loi, tandis que la Cour européenne des droits de l'Homme a une conception plus vaste de cette condition. La notion de "loi" est ici entendue de manière plus large qu'elle ne l'est en droit interne. Elle signifie que toute mesure privative doit reposer sur une base légale écrite ou non écrite, de nature législative ou réglementaire (22). Cela lui permet d'englober tous les systèmes juridiques européens. Mais, la seule existence d'une "loi" ne suffit pas : celle-ci doit être accessible, intelligible et prévisible (23). Tel n'est pas le cas d'une expropriation indirecte prévue par une jurisprudence insuffisamment claire et abondante (24) ou d'une expropriation de fait reposant sur un fondement vague (25). Il en est de même d'une disposition du Code général des impôts qui fonde une mesure de préemption arbitraire, sélective et non prévisible (26).
Le Conseil d'Etat reprend en l'espèce l'argumentation du juge européen en soulignant que la jurisprudence européenne n'exige pas une loi et qu'en mentionnant "les conditions prévues par la loi", elle vise "à la fois le droit écrit et le droit non écrit" et exige seulement que ce droit soit seulement, d'une part, "suffisamment accessible" et, d'autre part, "suffisamment précis et prévisible pour que le citoyen, en s'entourant le cas échéant de conseils éclairés, soit à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à découler d'un acte déterminé". C'est le cas en l'espèce dans la mesure où la faculté d'assortir la décision d'une astreinte "est employée de manière constante depuis plusieurs décennies par le juge administratif statuant en matière d'occupation irrégulière du domaine public" et que la personne se défendant est "en mesure de prévoir que ce juge peut assortir l'injonction de libérer les lieux d'une astreinte".
B - Une interprétation néanmoins discutable au regard des dernières évolutions de la jurisprudence européenne
La solution développée en l'espèce a le mérite de protéger indirectement le domaine public et va dans la logique qui prévalait jusque là devant le juge européen qui a notamment admis la compatibilité du régime domanial français avec les exigences européennes de l'article 1er du premier Protocole. Si, au départ, la Cour européenne des droits de l'Homme a pu être susceptible d'encourager l'occupation illégale des propriétés publiques, la jurisprudence ultérieure a plutôt été de nature à rassurer les partisans d'une protection étendue de la propriété publique.
Ainsi, la Cour a pu juger, en premier lieu, que, même si un particulier occupe irrégulièrement un terrain, "la tolérance des autorités de l'Etat" peut conduire à lui reconnaître "un intérêt patrimonial relatif à son habitation" suffisant pour constituer "un bien" au sens de l'article 1er du premier Protocole (27). Or, la jurisprudence nationale considère que l'occupant sans titre du domaine public ne saurait brandir l'article premier comme un bouclier contre des mesures d'expulsion ou de démolition (28) et que l'occupant régulier du domaine public lui-même ne peut utilement l'invoquer (29).
Puis, en second lieu, le juge européen est quelque peu revenu sur cette jurisprudence aux termes de deux décisions du 29 mars 2010. La Cour européenne a ainsi jugé, à propos de deux résidences secondaires, édifiées irrégulièrement sur le domaine public maritime dans le Morbihan, mais occupées paisiblement et avec l'accord de l'administration depuis trente et cinquante ans, que "le temps écoulé a fait naître l'existence d'un intérêt patrimonial du requérant à jouir de la maison, lequel était suffisamment reconnu et important pour constituer un 'bien' au sens de [l'article 1er du premier Protocole], mais que les autorités n'avaient en l'espèce pas porté atteinte à cet intérêt en exigeant des occupants qu'ils quittent leurs habitations et les détruisent sans indemnité" (30). Les deux décisions ont amené par elles-mêmes une protection plus étendue de la propriété publique mais elles ont fait l'objet d'appréciations particulièrement critiques de la part de la doctrine. Manifestant "beaucoup de liberté avec la rigueur juridique" (31), elles auraient conduit à consacrer une solution "inique" (32), "inéquitable et particulièrement injuste" (33).
Le juge européen a pu statuer tout récemment dans une affaire assez liée à celle des maisons du Morbihan et tourne quelque peu le dos à cette jurisprudence de 2010. Etait en cause une société requérante qui acheta par un acte de vente notarié un complexe immobilier et productif dans une lagune de la province de Venise. Elle y exploitait une forme particulière d'élevage piscicole. A trois reprises, en 1989, 1991 et 1994, la direction provinciale de l'administration des finances intima à la requérante de quitter la propriété, au motif que cette dernière appartenait en réalité au domaine public maritime. Par la suite la requérante saisit les tribunaux internes afin d'obtenir la reconnaissance de sa qualité alléguée de propriétaire de la propriété. Sa demande fut rejetée par le tribunal, qui jugea que celle-ci appartenait au domaine de l'Etat et que la requérante était, en conséquence, redevable envers l'administration, pour l'occupation sans titre de cette vallée, d'une indemnité particulièrement conséquente dont le montant devrait être fixé à l'issue d'une procédure séparée. Cette décision fut confirmée en appel et en cassation.
Pour la Cour, il s'agit d'une "ingérence" au regard du droit du requérant au respect de ses biens, qu'il convient d'analyser comme constitutive d'une "privation de propriété". Si ladite ingérence n'est pas en tant que telle, étrangère à des considérations d'intérêt général, en revanche, à l'inverse de 2010, l'ingérence, effectuée sans indemnisation et en imposant à la requérante des charges supplémentaires, était manifestement non proportionnée au but légitime poursuivi. Ainsi, l'Etat n'a pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts publics et privés en jeu et la requérante a dû supporter une charge excessive et exorbitante. La solution semble ainsi plus équitable et plus juste que celle de 2010 et montre comment le juge européen peut assurer une protection effective du droit pour chacun au respect de ses biens face aux prétentions de l'Etat qui peuvent parfois se révéler abusives.
Le Conseil d'Etat a suivi la jurisprudence européenne concernant, en l'espèce, l'interprétation des "conditions prévues par la loi" et rejeté en conséquence le pourvoi du requérant, mais il aurait pu s'en éloigner en s'inspirant de la jurisprudence plus protectrice ainsi mise en place récemment par la Cour. De façon plus pragmatique, il va néanmoins plus loin que le juge de Strasbourg dans la mesure où celui-ci n'a jamais mis en avant l'existence d'un mécanisme d'astreinte, sa jurisprudence se concentrant sur l'exécution effective des jugements rendus. La seule obligation processuelle nettement affirmée est celle d'une possibilité de réparation du préjudice subi du fait du retard d'exécution. En confirmant l'existence d'un principe général du droit dans son pouvoir de liquidation de l'astreinte, il dépasse la jurisprudence européenne. Loin d'être affirmée comme une simple modalité, l'astreinte semble, au contraire, devoir faire partie intégrante de l'office du juge administratif et c'est, au final, une conclusion qui s'impose d'elle-même.
(1) Cf. loi n° 80-539 du 16 juillet 1980, relative aux astreintes prononcées en matière administrative et à l'exécution des jugements par les personnes morales de droit public (N° Lexbase : L3531HD7) (JO, 17 juillet 1980, p. 1799), et loi n° 95-125 du 8 février 1995, relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative (N° Lexbase : L1139ATD) (JO, 9 février 1995, p. 2175), qui ont été codifiées aux articles L. 911-1 (N° Lexbase : L3329ALU) à L. 911-10 du Code de justice administrative.
(2) "Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens".
(3) "Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international".
(4) CE 3° et 8° s-s-r., 5 février 2014, n° 364561, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9270MDP), JCP éd. A, 2014, n° 2197, note C. Chamard-Heim, AJDA, 2014, p. 1171, note N. Ach. Lire nos obs., Le développement de l'exercice libéral du juge de la contravention de grande voirie en matière de liquidation d'astreinte, Lexbase Hebdo n° 325 du 27 mars 2014 - édition publique (N° Lexbase : A9270MDP).
(5) CE, 10 mai 1974, Barre et Honnet, Rec. CE, p. 276, AJDA, 1974, p. 525, chron. M. Franc et M. Boyon.
(6) CE, Sect., 17 octobre 1986, n° 63472 (N° Lexbase : A4822AMK), Rec. CE, p. 234, concl. M. Roux.
(7) Voir, notamment, CE, Sect., 3 février 1978, n° 01008 (N° Lexbase : A2058B7D), Rec. CE, p. 48, concl. M. Gentot.
(8) CE, Sect., 1er février 1985, n° 51749 (N° Lexbase : A3745AMN), Rec. CE, Tables, p. 627 ou CE 2° et 6° s-s-r., 24 juillet 1987, n° 44897 (N° Lexbase : A3384APZ), Rec. CE, p. 280.
(9) CE, 10 décembre 1999, n° 179628 (N° Lexbase : A4954AXR), RDI, 2000, p. 157, chron. Lavialle et Vallée.
(10) CE 3° et 8° s-s-r., 25 septembre 2013, n° 354677 (N° Lexbase : A9649KLX), Rec. CE, Tables, p. 801, AJDA, 2014, p. 290, note Duroy.
(11) CE, 15 mars 2004, n° 259803, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6151DBG), p. 840.
(12) CE, 22 mars 1999, n° 145048 (N° Lexbase : A4318AX9), Rec. CE, Tables, p. 968.
(13) CE, 16 février 2000, n° 147650 (N° Lexbase : A9208AG7), Rec. CE, p. 1178.
(14) CE 3° et 8° s-s-r., 15 octobre 2014, n° 338746, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6647MYT).
(15) Cons. const., décision n° 2014-455 QPC du 6 mars 2015 (N° Lexbase : A7734NCG) (possibilité de verser une partie de l'astreinte prononcée par le juge administratif au budget de l'Etat), JO, 8 mars 2015, p. 4313. La décision déclare conforme à la Constitution l'article L. 911-8 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L8525DGT) qui permet au juge d'affecter une partie de l'astreinte au budget de l'Etat. Le Conseil constitutionnel a non seulement précisé les modalités d'utilisation de cette disposition, mais a surtout affirmé sa jurisprudence sur le droit à l'exécution des décisions de justice. Il appartient au juge de veiller au respect de ce droit et l'astreinte constitue à cet effet un outil privilégié attaché à son office.
(16) Cf. CEDH, 23 septembre 1982, Req. 7151/75 et 7152/75 (N° Lexbase : A5103AYN) in GACEDH, 6ème éd., PUF, 2011, n° 67.
(17) On peut citer parmi ces domaines autres que la construction : les oeuvres d'art, les noms de domaine, la chasse, la propriété intellectuelle....
(18) Cette autonomie lui a été reconnue par l'arrêt CEDH, 23 janvier 1995, Req. 15375/89 (N° Lexbase : A6648AW7).
(19) L'arrêt à l'origine du concept concernait directement le droit de la construction : CEDH, 29 novembre 1991, Req. 12742/87 (N° Lexbase : A6412AWE).
(20) La compétence du législateur en matière de privation de la propriété ressort de l'article 17 de la DDHC (N° Lexbase : L1364A9E) ("légalement constatée") et surtout de l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L0860AHC) qui donne compétence au législateur pour fixer les règles concernant le régime de la propriété et les nationalisations d'entreprises. Une loi doit donc être à la source de la mesure privative de propriété et celle-ci doit satisfaire, comme toutes les autres, aux exigences constitutionnelles d'accessibilité et d'intelligibilité. Le législateur est tenu d'exercer pleinement sa compétence. Il ne peut pas renvoyer à une autre autorité certains éléments d'appréciation de la privation de propriété. Un établissement public ne peut donc pas instaurer lui-même une servitude administrative. Le pouvoir réglementaire ne peut intervenir que si l'habilitation législative qui lui est donnée est suffisamment précise. Par ailleurs, le législateur doit intervenir pour fixer les garanties légales préservant le droit de propriété ; à défaut, il méconnaît l'étendue de sa compétence.
(21) La Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (N° Lexbase : L8117ANX) contient la même exigence, puisque son article 17 énonce que les cas et les conditions de privations de propriété doivent être prévues par la loi.
(22) CEDH, 25 mars 1999, Req. 31107/96 (N° Lexbase : A7053AW7), § 58.
(23) CEDH, 5 janvier 2000, Req. 33202/96 (N° Lexbase : A6718AWQ).
(24) CEDH, 27 mai 2010, Req. 11765/05 (N° Lexbase : A5682EXQ).
(25) CEDH, 24 juin 1993, Req. 14556/89.
(26) CEDH, 22 septembre1994, Req. 13616/88 (N° Lexbase : A5109AYU), § 42.
(27) CEDH, 30 novembre 2004, Req. 48939/99 (N° Lexbase : A0928DE4).
(28) Par ex., CAA Bordeaux, 1ère ch., 12 novembre 2009, n° 09BX00559, inédit au recueil Lebon ([LXB=]).
(29) Par ex., CE 3° et 8° s-s-r., 14 avril 2008, n° 298810 (N° Lexbase : A9507D7A), Rec. CE, p. 735.
(30) CEDH, 29 mars 2010, Req. 34078/02 (N° Lexbase : A2355EUR) et Req. 34044/02 (N° Lexbase : A2354EUQ).
(31) Cf. note sous l'arrêt, N. Foulquier, in RDI, 2010, p. 389.
(32) Cf. note sous l'arrêt, S. Manson, in RDP, 2010, p. 1451.
(33) Cf. note sous l'arrêt, M. Canedo-Paris in AJDA, 2010, p. 1311.
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