La lettre juridique n°616 du 11 juin 2015 : Contrat de travail

[Jurisprudence] Transfert conventionnel : pas de solidarité des dettes entre les entreprises successives

Réf. : Cass. soc., 27 mai 2015, n° 14-11.155, FS-P+B+R (N° Lexbase : A8154NIT)

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par Sébastien Tournaux, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux

le 11 Juin 2015

Le maintien des contrats de travail en cas de changement dans la situation juridique de l'employeur est un dispositif tout à fait exceptionnel en ce qu'il porte atteinte, à plusieurs égards, au droit commun des contrats. Compte tenu de ce caractère exceptionnel, la Chambre sociale de la Cour de cassation a toujours cherché à interpréter strictement les règles légales, ce qui se traduit notamment par le refus de les transposer aux cas où le transfert du contrat de travail survient par application d'un accord collectif de travail, en particulier en cas de perte de marché. C'est cette conception étroite qui est réaffirmée par un arrêt rendu le 27 mai 2015, rendu à propos d'une indemnité de requalification, dont la charge ne peut peser sur l'entreprise entrante faute que l'accord collectif prévoyant le transfert ne l'envisage (I). Cohérente avec sa propre jurisprudence, la Chambre sociale n'ignore pas, pour autant, les ouvertures permises par le droit de l'Union européenne en la matière et accepte donc que les effets du transfert soient amplifiés par voie conventionnelle, une telle issue semblant pourtant assez hypothétique (II).
Résumé

Le nouveau prestataire n'est pas tenu des obligations qui incombaient à l'ancien au moment du transfert du contrat de travail lorsque la poursuite du contrat de travail résulte de la seule application de dispositions conventionnelles qui ne le prévoient pas.

Commentaire

I - Perte de marché, transfert conventionnel et indemnité de requalification

Distinction entre transfert légal et transfert conventionnel. De manière constante depuis 1985, la Cour de cassation juge que la seule perte d'un marché ne caractérise pas le transfert d'une entité économique autonome et ne peut, par conséquent, donner lieu au maintien des contrats de travail auprès du nouveau prestataire (1). Cette règle, régulièrement réaffirmée (2), peut toutefois être contredite par accord collectif de travail dans le cadre de ce que l'on nomme généralement les hypothèses de transfert conventionnel ou d'application volontaire de l'article L. 1224-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0840H9Y) (3).

Le régime applicable au transfert conventionnel d'entreprise diffère sensiblement de celui appliqué au transfert légal. Si, en effet, l'article L. 1224-1 du Code du travail emporte le maintien automatique et obligatoire du contrat de travail auprès de l'entreprise entrante (4), le transfert résultant de l'application d'une convention collective de travail ne s'opère pas de plein droit et ne s'impose donc pas au salarié (5). Il s'agit, selon les termes employés par la Chambre sociale de la Cour de cassation, d'une novation du contrat de travail qui exige, par conséquent, l'accord exprès du salarié (6).

Les conséquences du transfert conventionnel. Outre la faculté laissée au salarié de refuser le transfert, ce sont encore les conséquences du transfert des contrats de travail qui sont aménagées.

En cas de transfert légal, l'article L. 1224-2 du Code du travail (N° Lexbase : L0842H93) dispose que, "le nouvel employeur est tenu, à l'égard des salariés dont les contrats de travail subsistent, aux obligations qui incombaient à l'ancien employeur à la date de la modification". Le nouvel employeur sera, ainsi, tenu des dettes de salaire dont l'entreprise sortante était débitrice (7), de l'indemnité de congés payés correspondante aux périodes travaillées pour le compte de l'entreprise sortante (8) et même d'une indemnité de requalification due en raison de contrats de travail irréguliers conclus par celle-ci (9). Sont, en revanche, exclues les créances nées de la rupture du contrat de travail antérieure au transfert.

L'article L. 1224-2 du Code du travail ajoute, toutefois, que ce transfert des obligations incombant à l'ancien employeur est exclu en cas de "substitution d'employeurs intervenue sans qu'il y ait eu de convention entre ceux-ci". Cette exclusion, qui couvre probablement un domaine plus vaste (10), concerne surtout la perte de marché à l'occasion de laquelle il n'est pas possible d'identifier de lien contractuel entre l'entreprise sortante et le prestataire entrant (11). Des arrêts anciens et relativement rares jugeaient seulement que l'indemnité de congés payés était mise à la charge du nouveau prestataire alors qu'une partie de cette charge aurait dû peser sur l'entreprise sortante (12).

La rareté du contentieux relatif aux effets du transfert conventionnel et la nouveauté de la solution rendue à propos du sort de l'indemnité de requalification dans cette situation, justifiaient qu'une attention particulière soit portée à la décision présentée.

L'espèce. Une salariée avait été recrutée par contrat de travail à durée déterminée puis par contrat à durée indéterminée dans une entreprise de nettoyage. La société employeur perdait, quelques temps plus tard, le marché auquel la salariée était affectée. Conformément à l'article 7 de l'annexe de la Convention collective nationale des entreprises de propreté et de services associés (N° Lexbase : X0704AES), le contrat de travail de la salariée a été transféré à l'entreprise ayant repris le marché. Près de quatre années plus tard, la salariée a été licenciée pour inaptitude. Elle a saisi le juge prud'homal d'une demande de requalification des contrats de travail à durée déterminée en contrat à durée indéterminée.

La cour d'appel de Montpellier a accepté la requalification. Conformément à la jurisprudence traditionnelle de la Chambre sociale en cas de transfert légal, les juges d'appel ont considéré que "l'obligation au paiement d'une indemnité de requalification d'un contrat à durée déterminée naît dès la conclusion de ce contrat en méconnaissance des exigences légales" (13). Ils ont ajouté qu' "en application des dispositions conventionnelles sur les conditions de garantie de l'emploi et continuité du contrat de travail du personnel en cas de changement de prestataire", le nouvel employeur était tenu à l'égard des salariés dont le contrat lui avait été transféré des "obligations qui incombaient à l'ancien employeur". L'entreprise entrante a été condamnée à verser l'indemnité de requalification à la salariée.

Par un arrêt rendu le 27 mai 2015, la Chambre sociale de la Cour de cassation casse cette décision au visa des articles 7 à 7.7 de la Convention collective nationale des entreprises de propreté et de services associés du 26 juillet 2011, ensemble les articles L. 1224-1 (N° Lexbase : L0840H9Y) et L. 1224-2 (N° Lexbase : L0842H93) du Code du travail. En statuant de la sorte, alors que "la poursuite du contrat de travail résultait de la seule application des dispositions conventionnelles susvisées, lesquelles ne prévoient pas que le nouveau prestataire est tenu des obligations qui incombaient à l'ancien au moment du transfert du contrat de travail", la cour d'appel a violé les dispositions conventionnelles et fait une fausse application des dispositions légales.

II - Perte de marché et aménagements conventionnels des effets du transfert

L'inapplication de l'article L. 1224-2 aux transferts conventionnels. Même s'il s'agit du premier enseignement à retirer de cette décision, c'est sans grande surprise que l'on peut relever que la Chambre sociale maintient les hypothèses de perte de marché et de transfert conventionnel en dehors du cadre d'application de l'article L. 1224-2 du Code du travail. La solution se comprend parfaitement au regard de deux principes importants du droit commun des contrats, celui de l'effet relatif des conventions, d'une part, celui de l'impossibilité de présumer l'existence d'une solidarité des dettes, d'autre part.

D'abord, la règle qui impose au cessionnaire d'une entreprise le maintien des contrats de travail constitue un cas de cession légale de contrat qui, en tant que tel, porte atteinte au principe de l'effet relatif et doit donc, comme toute exception, être interprétée strictement. Le régime légal de cette cession du contrat de travail doit être strictement réservé aux cas prévus par le législateur, ce qui explique tout aussi bien l'absence d'automaticité du transfert en cas d'application volontaire ou conventionnelle que le refoulement du régime juridique accompagnant la cession légale.

Ensuite, la règle posée par l'article L. 1224-2 du Code du travail est généralement entendue comme créant une solidarité entre le sortant et l'entrant. Or, la solidarité ne se présume point, elle ne peut exister qu'à la condition que la loi l'impose ou que les deux débiteurs émettent la volonté d'être solidairement tenus (14). Le transfert conventionnel du contrat de travail ne permet pas de caractériser l'existence d'une solidarité passive entre les entreprises successives.

L'aménagement conventionnel des obligations mise à la charge du repreneur. Conformément à l'idée selon laquelle la solidarité peut être prévue par la loi ou par convention, la Chambre sociale laisse, toutefois, une porte entr'ouverte. En jugeant que les dispositions conventionnelles ne prévoyaient pas "que le nouveau prestataire est tenu des obligations qui incombaient à l'ancien au moment du transfert du contrat", la Chambre sociale semble, en effet, accepter que de telles dispositions conventionnelles puissent exister et produire effet.

Les conventions collectives de travail organisant le maintien des contrats de travail en cas de perte de marché pourraient donc parfaitement comporter des stipulations mettant à la charge du nouvel employeur un certain nombre de dettes pourtant nées, alors que le salarié était au service de l'entreprise sortante. Cette interprétation est, par ailleurs, conforme aux dispositions de la Directive 2001/23du Conseil du 12 mars 2001 (N° Lexbase : L8084AUX) dont l'article 8 dispose que le texte communautaire "ne porte pas atteinte au droit des Etats membres d'appliquer ou d'introduire des dispositions législatives, réglementaires et administratives plus favorables aux travailleurs ou de favoriser ou de permettre des conventions collectives ou des accords conclus entre partenaires sociaux plus favorables aux travailleurs" (15). Le texte européen prime, ici, clairement sur les dispositions légales du Code civil qui devrait conduire à exclure toute solidarité, celle-ci n'étant pas prévue par la loi ou les débiteurs solidaires eux-mêmes.

La formule prétorienne, relativement ouverte, pourrait théoriquement permettre l'instauration d'une solidarité globale ou la ventilation des obligations, certaines étant affectées d'une solidarité quand d'autres resteraient à la charge exclusive du sortant. Concrètement, toutefois, la tâche des partenaires sociaux pourrait être bien délicate dans ce dernier cas, puisqu'il serait nécessaire de détailler quelles obligations seraient affectées par la solidarité.

A cela s'ajoute que les conventions actuellement en vigueur ne semblent pas être favorables à créer de telles solidarités, le poids du transfert des contrats étant déjà vécu comme une contrainte importante pour l'entreprise entrante. Pour reprendre l'exemple des entreprises de propreté, la Convention collective nationale ne met à la charge du nouvel employeur que l'octroi de congés annuels déjà indemnisés par l'entreprise sortante (16). La question est envisagée de manière similaire par la Convention collective des entreprises de prévention et de sécurité du 15 février 1985 (17). Cette position, plus restrictive que celle qu'adoptait la Chambre sociale à la fin des années 1970, devrait donc l'emporter sur la jurisprudence ancienne (18).

La primauté donnée au droit de l'Union ne semble donc pas devoir emporter de conséquences immédiates importantes mais pourrait éventuellement avoir une influence sur de futures négociations.


(1) Ass. plén., 15 novembre 1985, n° 82-40301, publié (N° Lexbase : A1163AAC) ; Dr. soc., 1986, p. 1, concl., G. Picca.
(2) Cass. soc., 20 décembre 2006, n° 04-19.829, FS-P+B (N° Lexbase : A0829DTU).
(3) Les secteurs d'activité les plus souvent concernés sont ceux des entreprises de propreté, des entreprises de sécurité et de surveillance ou des entreprises de restauration collective.
(4) L'article L. 1224-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0840H9Y) est d'ordre public absolu, les conventions collectives ou des conventions particulières entre les parties ne peuvent y déroger pour écarter le transfert du contrat de travail : v. Cass. soc., 13 juin 1990, n° 86-45.216, publié (N° Lexbase : A4230ACN). Toute clause contraire est réputée non écrite : v. Cass. mixte, 7 juillet 2006, n° 07-14.788, P+B+R+I (N° Lexbase : A4285DQR).
(5) Cass. soc., 2 décembre 2009, n° 08-43.722, FS-P+B (N° Lexbase : A3521EP4).
(6) Cass. soc., 3 mars 2010, deux arrêts, n° 08-41.600, FS-P+B+R (N° Lexbase : A6512ESY) et n° 08-40.895, FS-P+B+R (N° Lexbase : A6509ESU) et nos obs., Le rôle de l'inspection du travail redéfini en matière de transfert conventionnel du contrat de travail, Lexbase Hebdo n° 387 du 18 mars 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N5911BNA) ; Dr. soc., 2010, p. 606, note Y. Struillou.
(7) Par ex., une dette de salaire relative à une prime : Cass. soc., 8 novembre 1988, n° 85-43.067 (N° Lexbase : A3685AAQ) ; Cass. soc., 14 mai 1997, n° 94-45.109 (N° Lexbase : A1667ACQ).
(8) Cass. soc., 6 février 1996, n° 92-45.013 (N° Lexbase : A6488AYX).
(9) Cass. soc., 7 novembre 2006, n° 05-41.723, FS-P+B (N° Lexbase : A5400DSS) ; Dr. soc., 2007, p. 246, obs. A. Mazeaud ; Cass. soc., 16 mars 2011, n° 09-69.945, FS-P+B (N° Lexbase : A1597HDI).
(10) Le lien conventionnel qui permet l'exclusion est toutefois entendu de manière large, puisqu'il est admis qu'un lien indirect, par le jeu d'une chaîne de contrat, suffise à le caractériser, comme cela est, par exemple, le cas en matière de succession de contrats de location-gérance, les deux locataires n'étant pas liés l'un à l'autre : v. Cass. soc., 24 septembre 2002, n° 00-44.939, FS-P (N° Lexbase : A4856AZU).
(11) Cass. soc., 18 novembre 1992, n° 89-42.281 (N° Lexbase : A4979ABZ).
(12) Cass. soc., 8 novembre 1978, n° 77-40.896, publié (N° Lexbase : A6707CGI).
(13) Cass. soc., 7 novembre 2006, n° 05-41.723, FS-P+B, préc..
(14) C. civ., art. 1202 (N° Lexbase : L1304ABW).
(15) Nous soulignons.
(16) Convention collective nationale des entreprises de propreté et de services associés, art. 2, II-C (N° Lexbase : X0704AES) : "l'entreprise entrante devra accorder aux salariés qui en font la demande la période d'absence correspondant au nombre de jours de congés acquis déjà indemnisés par l'entreprise sortante, conformément aux dispositions prévues à l'article 3-III".
(17) Convention collective des entreprises de prévention et de sécurité du 15 février 1985 (N° Lexbase : X0720AEE), art. 3-2 de l'annexe relative à la reprise du personnel : "la possibilité est donnée au personnel repris de prendre des congés sans solde, à concurrence du nombre de jours de congés qui lui ont été versés par l'entreprise sortante lorsque aucun accord de transfert des congés n'est intervenu dans les conditions prévues à l'article 3.1.".
(18) Cass. soc., 8 novembre 1978, n° 77-40.896, publié, préc..

Décision

Cass. soc., 27 mai 2015, n° 14-11.155, FS-P+B+R (N° Lexbase : A8154NIT).

Cassation (CA Montpellier, 27 novembre 2013).

Textes visés : Convention collective nationale des entreprises de propreté et de services associés, art. 7 à 7.7 (N° Lexbase : X0704AES) ; C. trav., art. L. 1224-1 (N° Lexbase : L0840H9Y) et L. 1224-2 (N° Lexbase : L0842H93).

Mots-clés : transfert conventionnel ; perte de marché ; obligation à la charge de l'entreprise entrante ; indemnité de requalification.

Lien base : (N° Lexbase : E8882ESR).

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