La lettre juridique n°616 du 11 juin 2015 :

[Jurisprudence] La recevabilité de la tierce-opposition de la caution ou l'abandon de la représentation mutuelle des coobligés solidaires

Réf. : Cass. com., 5 mai 2015, n° 14-16.644, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A4479NHD)

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par Dimitri Nemtchenko, Doctorant à l'IRDAP (Institut de recherche en droit des affaires et du patrimoine) - Faculté de droit de Bordeaux

le 11 Juin 2015

Si le développement contemporain du droit des sûretés suscite un contentieux pléthorique en raison notamment des nouveaux mécanismes que le droit positif a consacré, le fonctionnement des sûretés les plus traditionnelles n'engendre pas moins de difficultés. Ne serait-ce que depuis le début de l'année 2015, le régime du cautionnement a en effet été utilement précisé à l'occasion de plusieurs décisions significatives. Outre l'arrêt rendu en Chambre mixte le 27 février 2015 (1), la Chambre commerciale a rendu, le 5 mai 2015, une importante décision, dont les faits dépassaient largement le cadre du droit des sûretés pour rejoindre celui de la procédure civile, de l'arbitrage et, plus encore, des libertés fondamentales.
En l'espèce, à l'occasion d'une cession de droits sociaux, le cédant consent au profit du cessionnaire une convention de garantie de passif et une convention de gestion de procès, chacune de ces conventions contenant une clause compromissoire. La société mère de la filiale débitrice se porte caution des engagements de cette dernière, le contrat de cautionnement étant quant à lui dépourvu de clause compromissoire. A la suite de la mise en jeu de la garantie de passif, le cédant est condamné, par une sentence arbitrale, à régler une somme au cessionnaire. Après avoir été assignée en paiement au fond, la caution assigne alors en retour le créancier devant les juridictions étatiques afin d'être déclarée recevable dans la tierce-opposition qu'elle forme à l'encontre de la sentence arbitrale. Les juridictions du fond, de première instance comme d'appel (CA Paris, 20 février 2014, n° 10/25264 N° Lexbase : A5770MEG), déclarent la caution irrecevable à introduire une telle voie de recours.
A travers le pourvoi qu'elle forme, fondé sur un moyen unique divisé en cinq branches, la caution soulève, en substance, la question de son droit à un recours effectif : étrangère à la clause compromissoire à laquelle elle n'a jamais consenti, elle estime ne pas avoir à en subir les conséquences. En lui interdisant ce recours contre la sentence arbitrale opposant le débiteur principal au créancier, les juridictions du fond auraient violé l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L7558AIR), les articles 582 (N° Lexbase : L6739H7Q), 583 (N° Lexbase : L6740H7R), 1481 (N° Lexbase : L6446H7U dans sa rédaction applicable à la cause) du Code de procédure civile, ainsi que les articles 1200 (N° Lexbase : L1302ABT) et 1208 (N° Lexbase : L1310AB7) du Code civil (2).
Plus précisément, le problème soulevé devant la Chambre commerciale de la Cour de cassation consistait en la possibilité, ou non, pour une caution de former une tierce-opposition à l'encontre d'une sentence arbitrale fixant le montant de la dette du débiteur principal à l'égard du créancier. La solution de la Cour est aussi inattendue qu'elle suscite l'adhésion. Au visa des articles 6 § 1 de la CESDH ainsi que de l'article 1481 du Code de procédure civile alors applicable, elle retient que "le droit effectif au juge implique que la caution solidaire, qui n'a pas été partie à l'instance arbitrale, soit recevable à former tierce opposition à l'encontre de la sentence arbitrale déterminant le montant de la dette du débiteur principal à l'égard du créancier". La décision des juges du second degré est cassée, mais seulement en ce qu'elle a déclaré irrecevable la tierce-opposition formée par la caution.

Par ces termes, la Haute juridiction opère un revirement notable en abandonnant la théorie de la représentation mutuelle des coobligés solidaires, alors pourtant consacrée de longue date en jurisprudence (3). Il semblerait, en effet, que la solution ne soit pas circonscrite à cette espèce, dans la mesure où elle présente au contraire tous les atours d'un arrêt de principe : la généralité des termes de l'attendu décisoire, la présence d'un double visa et la cassation partielle de l'arrêt d'appel. En témoigne également la large diffusion que la Cour de cassation entend donner à sa décision, notamment par les honneurs d'une publication au Rapport.

Afin de témoigner de l'importance du présent arrêt, il est nécessaire de revenir sur les fondements de la théorie de la représentation mutuelle désormais écartée par la Cour (I) avant d'apprécier ce pour quoi son abandon contribue à une amélioration notable de la situation des cautions solidaires (II). Il conviendra d'aborder, dans un dernier temps, la portée de ce revirement (III).

I - L'éviction nécessaire d'un "folklore juridique" (4)

La théorie de la représentation mutuelle des coobligés solidaires est une construction prétorienne solidement ancrée. Selon cette théorie, les coobligés solidaires, qu'ils soient codébiteurs ou cautions, sont supposés se représenter mutuellement dans les rapports qu'ils entretiennent avec leur créancier : chacun est censé disposer du pouvoir d'agir au nom et pour le compte de l'autre coobligé. En apparence, la théorie est séduisante : il est évident que les coobligés ont des intérêts convergents sinon communs, justifiant par exemple qu'ils ne puissent chacun introduire une instance sur un fondement identique. Le recours à la représentation mutuelle des coobligés solidaires permettrait, en effet, d'éviter les hypothèses de litispendance et plus encore de contrariété de jugements. Par ailleurs, et de manière plus prosaïque, elle constitue un avantage indéniable pour le créancier en ce qu'elle limite les voies de recours auxquelles ses débiteurs peuvent prétendre.

Cependant, la jurisprudence n'a pas davantage tiré toutes les conséquences de cette théorie qu'elle n'a proposé de fondement convaincant (5).

Concernant les fondements de la représentation mutuelle, il est avancé en doctrine que cette théorie s'annonce comme une explication des effets secondaires de la solidarité passive. Certaines dispositions du Code civil prévoient, en effet, que les actes accomplis à l'endroit d'un codébiteur produiront effet à l'égard de l'autre codébiteur (6). Sur le fondement de quelques dispositions légales éparses, la jurisprudence a procédé à des extensions notables de l'idée de représentation mutuelle (7) au point d'en faire un principe de la solidarité passive. Toutefois, l'idée selon laquelle les effets secondaires de la solidarité passive justifieraient une représentation mutuelle des coobligés ne convainc pas dans la mesure où aucun texte n'affirme clairement l'existence d'un mandat tacite entre coobligés (8). Par ailleurs, on a pu expliquer la théorie par le recours à la notion de communauté d'intérêts (9) -notion sur laquelle s'est fondée la cour d'appel dans cette espèce et que la troisième branche du moyen critique : les intérêts communs que les coobligés partagent justifieraient qu'ils se représentent mutuellement et tacitement-. Si l'explication fait sens lorsqu'elle concerne deux codébiteurs, elle manque de pertinence lorsqu'on l'applique à une caution : celle-ci, contrairement à un codébiteur, n'est tenue que d'une obligation à la dette et non d'une contribution à la dette. Elle ne tire aucun intérêt personnel à payer une dette qui n'est pas la sienne, ce qui permet de comprendre l'existence des recours dont elle dispose, avant comme après (10) paiement. La proximité éventuelle entre la caution et le débiteur permet, certes, de renforcer l'idée d'une communauté d'intérêts, mais elle n'explique pas, pour autant, le prétendu mandat qu'ils se seraient mutuellement donnés. L'abandon de ce fondement déjà opéré par la deuxième chambre civile est alors à approuver (11).

Au-delà du fondement, les conséquences de la représentation mutuelle des coobligés solidaires sont une preuve supplémentaire de l'inadéquation de cette théorie. La jurisprudence a en effet dégagé de nombreux infléchissements à la représentation tacite remettant en cause la valeur de ce prétendu principe. Plusieurs décisions témoignent ainsi de ce que la représentation joue exclusivement dans des hypothèses favorables aux coobligés solidaires : dès lors que le recours à cette théorie a pour conséquences d'aggraver le sort de l'un ou plusieurs des coobligés, la Cour de cassation l'évince (12). L'application à géométrie variable de ce qui se présente comme un principe ne peut que laisser dubitatif quant à sa pertinence. Plus précisément, le recours à la représentation mutuelle a permis à la jurisprudence d'évincer les codébiteurs et cautions solidaires de la possibilité de former une tierce-opposition à l'encontre d'une décision rendue entre un codébiteur et le créancier -les décisions des juridictions du fond sont, en l'espèce, dans ce sens-. Or cette éviction connaît également des tempéraments : la fraude du codébiteur partie à l'instance (13) ou la possibilité pour celui qui est tiers à cette instance de faire valoir un "moyen propre" (14) sont les deux exceptions sur le fondement desquelles une tierce-opposition est recevable. Ces deux exceptions sont ici rappelées par la cour d'appel : "aucune fraude n'est véritablement alléguée dans la mise en oeuvre du cautionnement" et la caution "n'invoque aucun moyen qui lui serait personnel que la société [débitrice principale] n'aurait pas pu elle-même faire valoir".

Indépendamment des difficultés que l'expression "moyen propre" suscitent (15), la position de principe qui consiste à interdire les coobligés solidaires d'introduire une tierce-opposition dans de telles circonstances est condamnable. Sa mise à l'écart par la Chambre commerciale est aussi novatrice que salutaire.

Novatrice car, à notre connaissance, il n'existe pas de décision antérieure rendue par la Haute juridiction s'affranchissant de l'idée de représentation mutuelle. Certes la Chambre commerciale ne condamne pas explicitement cette théorie, mais on peut déduire de la formulation de l'attendu décisoire, silencieuse quant à la représentation mutuelle, qu'elle n'entend pas s'y référer plus avant (16).

Salutaire, car les exceptions que la Cour de cassation avait jusqu'alors tolérées étaient bien insuffisantes. La perpétuation du principe en application duquel la caution solidaire ne pouvait ni introduire une voie de recours réservées aux parties, puisqu'elle était tiers à l'instance, ni introduire une voie de recours ouvertes aux tiers, puisque le coobligé solidaire la "représentait", aboutissait en définitive à nier à la caution solidaire toute voie de recours possible (17). La contrariété d'une telle situation avec le droit fondamental de l'accès au juge est inévitable, ce que le moyen au pourvoi a naturellement souligné. La reconnaissance par la Cour de cassation d'une telle contrariété participe, entre autres causes, de l'amélioration de la situation de la caution solidaire.

II - L'amélioration notable de la situation de la caution solidaire

L'amélioration de la situation de la caution solidaire résulte d'une nouvelle lecture, plus respectueuse, des dispositions relatives à la tierce-opposition (A), particulièrement dans l'hypothèse où cette voie est formée à l'encontre d'une sentence arbitrale. En déclarant recevable la tierce-opposition, le droit fondamental de l'accès au juge est ainsi préservé au profit de la caution solidaire (B).

A - Une solution conforme à l'esprit de la tierce-opposition

La tierce-opposition est une voie de recours extraordinaire consistant, selon l'article 582 du Code de procédure civile "à faire rétracter ou réformer un jugement au profit du tiers qui l'attaque". Par ailleurs, l'article 1481 du même code, dans sa rédaction applicable au litige, prévoit que "la sentence arbitrale [...] peut être frappée de tierce-opposition devant la juridiction qui eût été compétente à défaut d'arbitrage, sous réserve des dispositions de l'article 588 (alinéa 1)". Le seul rapprochement de ces deux dispositions suffirait à conclure que la caution solidaire, dans le cas d'espèce ici commenté, soit recevable à introduire une tierce-opposition. Ce serait ne pas tenir compte des spécificités de la clause compromissoire et de la procédure d'arbitrage sur lesquelles il est impératif de revenir.

La clause compromissoire est par principe inopposable à ceux qui n'en sont pas convenus : il n'y a là qu'une application évidente de l'article 1165 du Code civil (N° Lexbase : L1267ABK). Incluse dans un contrat principal, elle ne saurait alors être invoquée par un tiers (18), notamment la caution (19). La jurisprudence a cependant eu l'occasion d'étendre ou de transmettre la portée d'une telle clause (20) : entre autres exemples, la clause compromissoire consentie par une société mère a pu être étendue au profit de ses filiales (21). La situation rappelle celle du présent arrêt : la caution est la société mère de la filiale, débitrice principale, et la même personne a signé les deux engagements, mais sur le fondement de deux mandats différents. La Cour de cassation n'opère cependant aucune extension, et doit être approuvée en ce sens : la proximité entre la caution et le débiteur principal ou l'identité des signataires du contrat principal et de sa garantie ne sauraient faire oublier que ladite garantie résulte d'un contrat à part entière, d'un engagement qui, s'il est certes accessoire, n'en est pas moins distinct, extérieur au contrat principal (22). Plus encore, la gravité intrinsèque de l'engagement d'une caution ne saurait s'accommoder d'une extension aussi hasardeuse, quand bien même le recours à la théorie de la ratification permettrait de l'expliquer (23). Par conséquent, la clause compromissoire ne saurait être imposée à une personne qui n'y a jamais consenti. De la même manière, la sentence arbitrale à laquelle la caution n'est pas partie ne peut lui être imposée. Cette sentence produit certes des effets à l'égard de la caution, car elle lui est opposable. Pour autant, la caution n'est pas partie à l'instance : l'autorité de la chose jugée est limitée aux parties à l'instance arbitrale. La caution doit pouvoir contester ce qui, dans cette sentence, lui cause un préjudice ou est susceptible de lui en causer un à l'avenir : la voie de recours extraordinaire que constitue la tierce-opposition doit ainsi lui être ouverte (24). En lui autorisant l'introduction d'un tel recours, la chambre commerciale assure à la caution solidaire l'effectivité de son droit au juge.

B - Une solution assurant à la caution solidaire un recours effectif

Le pourvoi posait la question de savoir si l'impossibilité pour la caution solidaire de former une tierce-opposition contre le jugement rendu entre le débiteur principal et le créancier était ou non conforme à l'article 6 § 1 de la CESDH. Plus exactement, il s'agissait de déterminer si, dans les hypothèses similaires à celle de l'arrêt, le fait de limiter la tierce-opposition de la caution à l'hypothèse d'une fraude ou à la revendication d'un "moyen propre" est conforme au droit d'accès de la caution au juge (25) ?

Plusieurs décisions préalables permettent de pressentir la décision de la Cour sur ce point : l'ouverture de la tierce-opposition sur le fondement de l'article 6 § 1 CESDH n'est en effet pas une solution inédite (26). Plus encore que sa prévisibilité, la nécessité de l'ouverture d'un tel recours est manifeste : peut-on vraisemblablement croire qu'un débiteur principal cherchera à défendre les intérêts de la caution lorsque l'engagement de cette dernière a justement pour but de pallier l'insuffisance du premier ? Quid d'une instance introduite par le débiteur et que la caution aurait très bien pu ignorer jusqu'à son existence même ? Les exceptions limitatives par lesquelles la caution pouvait former un recours sont aussi lacunaires que délétères : une caution pouvait très bien, hors ces situations d'exception, être amenée à payer une dette pour laquelle elle n'aurait jamais été invitée à en discuter le principe, le montant, etc. L'hypothèse d'un recours après paiement mentionné par la cour d'appel n'est qu'un expédient, une consolation bien maigre pour la caution dans la mesure où il sera presque systématiquement voué à l'échec ; par ailleurs, il ne répare en rien la violation de l'accès au juge au détriment de la caution, puisqu'il ne lui permet pas de remettre en cause ce qui a été décidé à son encontre. Le droit au juge, visé par la Cour, est un fondement adéquat qu'il convient d'approuver sans réserve.

La pertinence de la solution se révèle également à la lumière de la spécificité de la procédure d'arbitrage. Ce mode de justice dont le fondement est contractuel ne permet pas à un tiers d'intervenir à l'instance, quelle que soit la voie (27). Ce même tiers ne peut (du reste ne pouvait) davantage former une tierce-opposition (28). Par sa singularité, la procédure arbitrale met en évidence l'atteinte commise à l'encontre des tiers intéressés à l'instance dans leur droit effectif d'accès au juge : une caution ne pouvait jusqu'alors que subir l'objet de la sentence, sans rien ne pouvoir faire (29). Le particularisme de l'arbitrage rendait plus pressant encore le revirement ainsi opéré par la Cour de cassation.

Reste à déterminer si cette solution améliorant le sort de la caution est réservée à ce mode de justice particulier ou si, au contraire, elle doit être comprise comme s'appliquant par extension aux instances judiciaires.

III - La portée du revirement

La formulation de l'attendu décisoire de la Cour de cassation ne permet pas d'affirmer avec certitude le champ d'application de la solution. Naturellement circonscrite par les éléments de faits du litige, elle semble à première vue limitée à l'hypothèse de l'arbitrage -interprétation corroborée par la nature contractuelle de cette procédure-. Il n'est toutefois pas inconcevable que la solution puisse ultérieurement être reprise et appliquée à une instance judiciaire. Certes la sévérité avec laquelle les tiers à une instance arbitrale sont traités justifierait que la solution ne dépasse pas ce cadre, mais la réduction de la recevabilité de la tierce-opposition aux cas de fraude ou d'invocation d'un "moyen propre" est par trop excessive et contraire au droit à un recours effectif. La large diffusion de la présente décision autorise l'optimisme : il reste à souhaiter que les autres formations de la Cour de cassation comme les juridictions du fond emboîtent le pas de la Chambre commerciale et étendent aux juridictions étatiques une solution de bon sens (30).

Quant au cautionnement stricto sensu, la solution est tout aussi satisfaisante. Alors que la jurisprudence, dans un mouvement uniforme d'hypertrophie des exceptions purement personnelles (31), réduit à la portion congrue les exceptions que la caution peut opposer, l'arrêt du 5 mai 2015 offre à cette dernière une planche de salut. Du point de vue de la technique juridique, la solution est incontestable : le cautionnement est certes un engagement accessoire, mais il est aussi et surtout un engagement subsidiaire. La généralisation de la clause de solidarité a pour conséquence de masquer ce deuxième aspect au profit du premier : une caution solidaire, malgré le fait qu'elle ne paye rien d'autre que ce à quoi le débiteur est tenu, contracte toutefois un engagement de nature conditionnelle, la condition étant ici la défaillance du débiteur. Le revirement ainsi opéré permet de rappeler cette caractéristique essentielle du cautionnement : la caution est un débiteur de second rang qui n'a pas à supporter, autant que faire se peut, le poids d'une dette qui lui est étrangère. Lui permettre de former une tierce-opposition contre une décision rendue entre le créancier et le débiteur principal permet de rappeler la dimension subsidiaire de son engagement, et se conjugue parfaitement avec sa dimension accessoire. En effet, en abandonnant la théorie de la représentation mutuelle des coobligés solidaires, la Cour de cassation autorise la caution à faire valoir des exceptions que le débiteur aurait omises, soit les exceptions inhérentes à la dette : l'invocation de ces exceptions, désormais plus largement ouverte, est une conséquence directe de ce caractère accessoire.

Du point de vue de la politique juridique, la solution n'est pas moins heureuse. D'aucuns déploreront vraisemblablement l'atteinte à la fonction même du cautionnement, c'est-à-dire assurer une chance de paiement supplémentaire au créancier. Or, l'opération de cautionnement étant par nature une opération tripartite, la définition de son régime procède de la juste mesure des intérêts de chacun. Le présent arrêt, s'il altère quelque peu cette fonction de garantie, n'en est pas moins une solution de tempérance, qui concilie harmonieusement des intérêts antagonistes. Sans offrir une échappatoire à la caution qui ruinerait le principe même de son engagement, la Cour de cassation rappelle opportunément que le cautionnement est une charge lourde pour qui s'y engage, confinant à l'endettement : ce n'est pas un moyen pour le créancier d'asservir un second débiteur à la satisfaction inconditionnelle de ses intérêts.

Un dernier point mérite d'être soulevé relativement à la portée de cet arrêt. La solution concerne ici une caution solidaire, dont on a pu démontrer la singularité de l'engagement : doit-on comprendre que la solution aura également vocation à s'appliquer aux codébiteurs solidaires ? La réponse semble devoir être négative si l'on retient une interprétation littérale de l'attendu décisoire, lequel vise directement la caution solidaire. Il est toutefois permis d'envisager une application extensive de la solution aux codébiteurs solidaires. Certes, un codébiteur trouve un intérêt certain à la dette qu'il contracte, mais cet aspect n'est pas le plus déterminant. Indépendamment de cet intérêt, les coobligés ne se représentent aucunement, sauf convention contraire : ils ne disposent d'aucun pouvoir l'un envers l'autre, qu'il soit d'origine légale, conventionnelle ou judiciaire. La prétendue représentation mutuelle des coobligés solidaires résulte d'une confusion entre les effets de la solidarité et ceux de la représentation : si pour une même dette, plusieurs personnes sont tenues au tout, cela n'implique pas qu'elles agissent tacitement au nom et pour le compte de leur pairs. La théorie de la représentation mutuelle des coobligés solidaires doit donc être définitivement abandonnée : plutôt que de profiter exclusivement aux cautions, il est à espérer que la Cour de cassation l'étende aux codébiteurs.

Sans préjuger d'une extension bienvenue de la solution, le revirement opéré par l'arrêt du 5 mai 2015 de la Chambre commerciale de la Cour de cassation suscite immanquablement l'adhésion.


(1) Cass. mixte, 27 février 2015, n° 13-13.709, P+B+R+I (N° Lexbase : A3426NCU) ; G. Piette, Les effets envers les cofidéjusseurs de la décharge d'une caution pour engagement disproportionné, Lexbase Hebdo n° 417 du 26 mars 2015 - édition affaires (N° Lexbase : N6558BUG).
(2) La première branche est relative à la question prioritaire de constitutionnalité qui a été préalablement posée par le demandeur au pourvoi. N'ayant pas été transmise au Conseil constitutionnel (Cass. QPC, 27 novembre 2014, 27 novembre 2014, n° 14-16.644, F-D N° Lexbase : A5357M48), il n'est pas nécessaire d'en faire état.
(3) Cass. civ., 1er décembre 1885, DP, 1886.1.251, S.1886.1.55. Voir également H. Capitant, F. Terré et Y. Lequette, Les grands arrêts de la jurisprudence civile française, Dalloz, 12ème éd., t. 2, n° 257.
(4) L'expression est empruntée à D. Veaux et P. Veaux-Fournerie, La représentation mutuelle des coobligés, in Etudes dédiées à Alex Weill, Dalloz-Litec, 1983, p. 547 et s..
(5) La théorie, par son imperfection et ses retombées délétères sur les coobligés solidaires, n'a pas manqué d'essuyer les feux d'une contestation doctrinale unanime. Pour la plus véhémente d'entre elles, voir l'article mentionné en note précédente. Voir également : Ph. Simler, Ph. Delebecque, Droit civil : les sûretés, la publicité foncière, Précis Dalloz, 6ème éd., 2012, p. 177 et s. ; M. Cabrillac, C. Mouly, S. Cabrillac, Ph. Petel, Droit des sûretés, LexisNexis, 9ème éd., 2010, n° 391 et n° 462 ; J. Héron, T. Le Bars, Droit judiciaire privé, 3ème éd., n° 887 ; P. Simler, Cautionnement, garanties autonomes, garanties indemnitaires, LexisNexis, 4ème éd., 2008, n° 543 et s..
(6) V. pour exemple, les articles 1205 (N° Lexbase : L1307ABZ), 1206 (N° Lexbase : L1308AB3), 1207 (N° Lexbase : L1309AB4) et 1208 (N° Lexbase : L1310AB7) du Code civil.
(7) V. not., Cass. civ. 3, 20 juillet 1989, n° 88-12.676 (N° Lexbase : A8639AYM).
(8) Pour prolonger l'argument : si cette théorie était véritablement fondée, le législateur, constatant l'ancienneté et la récurrence d'une telle construction prétorienne, n'aurait-il pas fini par la consacrer ?
(9) Voir J. Théron, De la communauté d'intérêts, RTDCiv., 2009, p. 19-38.
(10) Prévus respectivement aux articles 2309 (N° Lexbase : L1208HIL) et 2305 (N° Lexbase : L1203HIE) du Code civil.
(11) Cass. civ. 2, 8 juillet 2004, n° 02-14.385, FS-P+B (N° Lexbase : A0215DDC) et Cass. civ. 2, 2 décembre 2010, n° 09-68.094, FS-P+B (N° Lexbase : A4675GM4) selon lequel : "la communauté d'intérêts ne suffit pas à caractériser la représentation".
(12) Cass. civ. 1, 27 octobre 1969, n° 68-11.254 (N° Lexbase : A9851ITZ), selon lequel "si le mandat que les débiteurs solidaires sont censés se donner entre eux ne saurait avoir pour effet de nuire à leur situation respective, il leur permet, en revanche, de l'améliorer" ; Cass. com., 8 juin 1993, n° 91-17.329, inédit (N° Lexbase : A7140CP7) et Cass. com., 28 mars 2006, n° 04-12.197, FS-P+B+R (N° Lexbase : A8547DNU), arrêts relatifs aux effets d'une transaction à l'égard d'un codébiteur solidaire. La représentation jouerait ad conservandam vel minuendam obligationem.
(13) Cass. com., 14 février 1990, n° 88-17.815 (N° Lexbase : A3933AH7) et Cass. civ. 1, 10 décembre 1991, n° 90-16.587, publié (N° Lexbase : A9782CGE).
(14) Cass. com., 4 octobre 1983, n° 82-12.415, publié (N° Lexbase : A0774CGR)
(15) Sans que l'on puisse hiérarchiser l'une ou l'autre des interprétations retenues, la jurisprudence retient comme "moyen propre", tantôt une exception qui serait purement personnelle au coobligé tiers à l'instance, tantôt une exception que le coobligé partie à l'instance a omis de faire valoir.
(16) D'autant plus que le moyen au pourvoi fait essentiellement grief aux juridictions du fond de s'être fondées sur cette théorie pour refuser à la caution solidaire la voie de la tierce opposition.
(17) Parmi les différents motifs de sa décision, la cour d'appel avançait que "la caution qui estimerait que le débiteur principal aurait insuffisamment défendu ses droits face au créancier garanti, pourrait toujours rechercher la responsabilité du débiteur principal vis-à-vis d'elle". Il convient de souligner ici le manque de persuasion d'un tel motif, que la Cour de cassation relève sans y souscrire. Autoriser un tel recours à la caution ne répare pas l'atteinte au droit à un recours effectif qu'elle subit : le fondement du recours n'est pas le même (il ne s'agit pas de discuter du montant de la dette, mais de la responsabilité du coobligé qui a insuffisamment fait valoir ses droits) et son exercice sera le plus souvent voué à l'échec (si la caution a été assignée en paiement, alors que son engagement est par nature subsidiaire, il y a fort à parier que le débiteur principal soit insolvable).
(18) Cass. com., 15 novembre 1978, n° 76-15.145, publié (N° Lexbase : A6174CH7).
(19) Cass. com., 22 novembre 1977, n° 76-13.145, publié (N° Lexbase : A6196CIC).
(20) V. à ce sujet : E. Loquin, Différences et convergences dans le régime de la transmission et de l'extension de la clause compromissoire devant les juridictions françaises, Gaz. Pal., 6 juin 2002, n° 157.
(21) Cass. civ., 1, 27 mars 2007, n° 04-20.842, FS-P+B+I (N° Lexbase : A7902DU9).
(22) Il convient ici d'écarter les arguments fondés sur la nature du lien d'obligation dans le cautionnement, en vertu desquels le cautionnement engendre une unité de dette et une pluralité de liens d'obligations. La première prenant le pas sur la seconde, serait alors justifié l'extension de la clause compromissoire consentie par le débiteur principal à la caution. Cette solution procède d'une vision exagérément abstraite du cautionnement et ne tient pas compte d'une réalité pourtant tangible : si la caution s'engage à payer la dette du débiteur principal, elle le fait au moyen d'un engagement qui s'en distingue clairement. L'extension ne se justifie donc pas davantage par ce biais.
(23) Sur ce point, v. E. Loquin, De la transmission et de l'extension de la clause compromissoire : un "grand arrêt" de la première chambre civile de la Cour de cassation, RTDCiv., 2007, p. 677.
(24) En ce sens, et récemment : Cass. com., 23 septembre 2014, n° 13-22.624, F-D (N° Lexbase : A3251MXP).
(25) Pour un examen rapide de la consistance du droit au juge, voir l'arrêt suivant : CEDH, 22 juin 2006, Req. n° 423/03 (N° Lexbase : A9614DPR), considérant 41 à 51.
(26) Cass. com., 19 décembre 2006, n° 05-14.816, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A9941DSY) et Cass. com., 30 juin 2009, n° 08-11.902, FS-P+B+R (N° Lexbase : A5782EIY). Ces arrêts avaient eux-mêmes suivi la voie tracée par la troisième chambre civile un peu plus tôt : Cass. civ. 3, 22 octobre 2003, n° 02-10.926, FS-P+B (N° Lexbase : A9423C9U) et Cass. Civ. 3, 23 février 2005, n° 03-20.110, FS-P+B (N° Lexbase : A8728DGD).
(27) Sur ce point : B. Moreau, A. Beregoi, R. Descours-Karmitz, P. E. Mallet, A. Leleu, Arbitrage commercial, in Répertoire Dalloz de droit commercial, spéc. n° 243 et 244.
(28) Ibid, n° 413 à 418. Pour un exemple en jurisprudence : CA Agen, 14 décembre 2005, Banque et Droit, septembre-octobre 2006. 70, obs. N. Rontchevsky.
(29) Hormis l'hypothèse, admise également dans ce cadre, d'une fraude ou d'un "moyen propre" que le débiteur ne saurait faire valoir. Au sujet de l'incohérence de cette situation, où toutes les voies de recours sont fermées à la caution, voir les observations de C. Legros relatives à l'arrêt CA Paris, 8 mars 2001, in Revue de l'arbitrage, 2001, p. 567.
(30) Ce d'autant plus que, dans cette espèce, la société débitrice était une filiale à 100 % de la caution, société mère. Or malgré cette étroite proximité, la Cour de cassation ne retient pas l'extension de la clause compromissoire et ouvre la voie de la tierce-opposition : à plus forte raison pourra-t-elle réitérer cette solution, lorsque caution et débiteur entretiendront des liens plus distendus.
(31) Pour ne citer qu'un exemple, probablement le plus saillant : Cass. mixte, 8 juin 2007, n° 03-15.602, P+B+R+I (N° Lexbase : A5464DWB).

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