Cahiers Louis Josserand n°3 du 27 juillet 2023 : Covid-19

[Doctrine] Les spécificités de l'indemnisation des préjudices liés à la Covid-19 en droit administratif

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[Doctrine] Les spécificités de l'indemnisation des préjudices liés à la Covid-19 en droit administratif. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/98308382-doctrine-les-specificites-de-lindemnisation-des-prejudices-lies-a-la-covid19-en-droit-administratif
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par David Mongoin, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3

le 26 Juillet 2023

Nos sincères et chaleureux remerciements à nos collègues Sara Brimo et Hervé de Gaudemar pour avoir accepté de relire cet article et nous avoir fait profiter de leurs lumières sur le droit administratif de la responsabilité. Il va de soi que je demeure seul « responsable » des développements qui suivent.


 

La première des spécificités, en tout cas au regard du droit privé [1], tient au fait que seule l’indemnisation et non la réparation devrait être évoquée en droit administratif si l’on consent à reconnaître que la réparation procède d’une logique de reconstitution d’un ordre antérieur perturbé (réaménagement), alors que l’indemnisation procède davantage d’une logique de compensation de cet ordre perturbé (dédommagement). Ainsi, la principale finalité de la responsabilité civile est d’assurer à la personne lésée la réparation, en nature ou en équivalent pécuniaire, de son dommage comme en témoigne le libellé même de l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9 : « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer  ». La fonction principale de la responsabilité administrative [2], quant à elle, est d’assurer à la personne lésée l’indemnisation de son dommage comme en dispose les principes jurisprudentiels historiques dégagés par le Conseil d’État [3]. Cette différence se fonde sur au moins deux considérations.

La première tient à la procédure contentieuse administrative et plus précisément à la nécessité de faire « naître » un acte administratif. En effet, conformément à l’adage « pas de décision [administrative], pas d’action [contentieuse] », le requérant doit « lier le contentieux » en obtenant de l’administration une décision administrative préalable, ce qui va de soi dans le cadre du recours pour excès de pouvoir qui est un recours contre un acte administratif, mais qui implique, pour les recours de plein contentieux dans lesquels s’inscrivent les recours en responsabilité, que le requérant adresse une demande indemnitaire à l’administration avant toute saisine du juge administratif. L’action en responsabilité porte donc sur l’acte juridique, implicite ou explicite, né de cette demande et ne saurait donc être en tant que tel « réparé », tant il doit aller de soi qu’il est impossible, par nature, de « réparer » un acte, et qu’il est seulement possible d’en indemniser les effets jugés préjudiciables. Certes, il serait possible de rétorquer qu’une telle formule est abusive dans la mesure où il ne s’agit pas tant in fine de « réparer » un acte, que bel et bien d’indemniser un préjudice, dont une demande a dû être préalablement adressée à l’administration. Reste que selon nous, cette exigence procédurale illustre justement la différence de logique entre la responsabilité administrative et la responsabilité civile, et qu’il est donc bien trop restrictif de n’y voir qu’une simple règle contentieuse sans aucune portée sur le fond du droit, dans la mesure où cette règle est justement une déclinaison contentieuse du fond du droit de la responsabilité administrative, et précisément de sa logique indemnitaire.

La seconde tient au fond du droit et plus précisément à l’intégration dans le droit de la responsabilité administrative de différents régimes de responsabilité sans faute qui ne sauraient reposer, par définition, sur une faute juridique à réparer mais, au plus et au mieux, sur une situation juridique à indemniser [4], ou encore au développement contemporain des fonds d’indemnisation qui se fondent strictement sur une logique indemnitaire et témoignent du glissement plus général que l’on peut discerner d’une obligation d’indemnisation pesant sur une personne publique, dans le cas d’un fait dommageable qui peut lui être imputé à un droit pour une victime d’un tel fait à être indemnisée [5].

Le cœur de la confusion entre la responsabilité civile et la responsabilité administrative nous semble tenir au fait que la responsabilité civile s’impose dans les esprits comme l’archétype même de la responsabilité juridique. Reposant sur une analogie avec la notion civiliste de responsabilité, c’est-à-dire sur une responsabilité fondée sur « un manquement à une obligation [juridique] préexistante » (Marcel Planiol), on juge alors logiquement que la responsabilité administrative n’est qu’une responsabilité civile de droit administratif [6], puisque l’administration a désormais l’« obligation » juridique d’indemniser un préjudice en cas de faute, et même sans faute lorsque les conditions exigées sont satisfaites. Or, la responsabilité civile ne constitue, malgré son indéniable importance historique, qu’une expression de la responsabilité juridique parmi d’autres [7] et il est non seulement possible mais certainement nécessaire de désolidariser l’idée d’« obligation » qui la fonde juridiquement de la logique de « réparation » qui la légitime moralement. Certes, désormais pèse bien sur l’administration le plus souvent une « obligation » juridique, mais celle-ci repose sur une logique d’indemnisation dans laquelle la dimension fondamentalement « morale » de la responsabilité civile est largement absente – ce qui justifie encore que cette obligation ne soit « ni générale ni absolue ». Cette confusion entre la responsabilité civile et la responsabilité administrative est d’ailleurs problématique, non seulement parce qu’elle conduit inéluctablement à un alignement du droit de la responsabilité administrative sur celui de la responsabilité civile aujourd’hui largement attestée [8], mais aussi parce qu’elle obscurcit l’unité du droit public de la responsabilité. Si l’on récuse le principe même d’une responsabilité civile des gouvernants ou des fonctionnaires pour des actes relatifs à l’exercice de leurs fonctions, c’est certes « parce qu’il y a une telle disproportion entre la faute politique commise et ses conséquences pécuniaires que l’on ne peut pas faire jouer le mécanisme des misérables patrimoines privés [9] », mais cela tient aussi et bien plus profondément au caractère largement « objectif » du droit public, par rapport au caractère plus « subjectif » du droit privé : les autorités publiques, constitutionnelles ou administratives, titulaires non pas de droits subjectifs mais de compétences objectives, agissent ultimement au nom de l’État, ce qui induit que la responsabilité civile de leurs actes et actions lui sont imputables. Là encore, la logique qui préside à la responsabilité administrative est très différente de celle de la responsabilité civile. Bref, si les termes de réparation et d’indemnisation sont souvent confondus dans le discours ordinaire du droit, qu’il soit jurisprudentiel ou doctrinal, il conviendrait, selon nous, de les différencier plus rigoureusement [10].

Mais la question de la spécificité de l’indemnisation en droit administratif ne se limite pas à ces considérations d’ordre théorique et revêt une dimension pratique particulièrement bien révélée par la crise sanitaire liée à la Covid-19. Avant d’aborder les mécanismes effectivement envisagés et/ou appliqués dans ce cadre, il convient de revenir sur l’exclusion d’un mécanisme d’indemnisation alternatif à la responsabilité : celui du fonds d’indemnisation fondé sur le principe juridique de solidarité nationale [11].

La crise sanitaire et les atteintes portées à la « protection de la santé » ont bien évidemment constitué un terrain propice à l’évocation de la constitution d’un fonds d’indemnisation fondé sur le principe de « solidarité nationale [12] ». Cette notion de « solidarité nationale » se retrouve dans l’alinéa 12 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 N° Lexbase : L6815BHU qui dispose que « [l]a Nation proclame la solidarité et l’égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales », tandis qu’aux termes du onzième alinéa de ce même texte N° Lexbase : L6815BHU, la Nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». Ce n’est néanmoins qu’avec la décision n° 87-237 DC, du 30 décembre 1987 N° Lexbase : A8160AC9 que sera véritablement consacré le « principe » constitutionnel de solidarité nationale, le Conseil constitutionnel affirmant alors « qu'il incombe au législateur, lorsqu’il met en œuvre le principe de solidarité nationale, de veiller à ce que la diversité des régimes d'indemnisation institués par lui n'entraîne pas de rupture caractérisée de l'égalité de tous devant les charges publiques [13] ». Par ailleurs, dans sa décision du 22 janvier 1990, Loi portant diverses dispositions relatives à la sécurité sociale et à la santé (décision n° 89-269 DC N° Lexbase : A8222ACI), le Conseil Constitutionnel a qualifié la protection de la santé d’« objectif de valeur constitutionnelle » considérant dès lors, selon une formule constante, qu’« il incombe au législateur comme à l’autorité réglementaire, selon leurs compétences respectives, de déterminer, dans le respect des principes posés par le onzième alinéa du Préambule, leurs modalités concrètes d’application ; qu’il leur appartient en particulier de fixer des règles appropriées tendant à la réalisation de l’objectif défini par le Préambule ». Conformément au régime juridique de cette catégorie d’« objectif à valeur constitutionnelle [14] », la protection de la santé n’a qu’une nature constitutionnelle relative s’épuisant en une obligation de moyen (un objectif assigné au législateur) et nullement de résultat (c’est à la loi d’en déterminer la portée exacte) [15].

S’il s’agit bien d’un principe constitutionnel en tant qu’elle est subordonnée à une action du législateur, voire du pouvoir réglementaire, la solidarité nationale n’a pas, à l’instar de l’objectif à valeur constitutionnelle de protection de la santé, de valeur juridique autonome. Le juge administratif rappelle ainsi régulièrement qu’il est impossible d’en invoquer le principe en l’absence de dispositions législatives qui le mettent en œuvre [16]. En d’autres termes, la mise en œuvre de la « solidarité nationale » de l’alinéa 12 du Préambule de la Constitution de 1946 N° Lexbase : L6815BHU restant subordonnée à l’existence de mesures législatives, son principe ne saurait être opposé aux autorités administratives en dehors de cette hypothèse [17]. La solidarité nationale restant donc soumise à l’appréciation souveraine de l’organe législatif, ce dernier peut adopter des textes déclaratifs dépourvus de toute épaisseur normative, c’est-à-dire proclamant le principe sans l’accompagner de modalités indemnitaires concrètes, ou alors mettre en place des mécanismes précis, et notamment instaurer un fonds d’indemnisation. Ce dernier dispositif, apparaissant comme un outil efficace pour lutter contre la multiplication des procédures contentieuses, a d’ailleurs connu un réel succès depuis le début des années 1990 :  fonds d’indemnisation des transfusés et hémophiles, institué en 1991 à la suite de l’affaire du sang contaminé ; fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (Fiva) créé en 2001 pour indemniser les victimes de l’exposition à cette fibre et leurs proches ; le fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP) créé le 1er janvier 2020, et bien sûr l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (Oniam) créé en 2002. Ce dernier fonds d’indemnisation a joué un rôle important dans le cadre de la Covid-19 puisqu’il a pu être mobilisé pour des personnes ayant contracté le virus dans un établissement de soin, mais aussi par des personnes ayant subis des dommages liés à la vaccination [18].

C’est donc assez naturellement que différentes propositions de loi (deux à l’Assemblée nationale en 2020 et une au Sénat en 2021) ont visé à créer, au nom de la « solidarité nationale », un fonds général dédié à l’indemnisation des victimes de la Covid-19, qu’il s’agisse des personnes souffrant de séquelles temporaires ou définitives ou de symptômes persistants du virus, mais aussi, des ayants droit des personnes décédées des suites de cette maladie. Si les modalités précises pouvaient différer selon les différentes propositions de loi, toutes reposaient sur l’idée qu’au-delà même de la question de la responsabilité de l’État, la création d’un fonds d’indemnisation des victimes de la Covid-19 constitue un devoir au nom de la « solidarité nationale », bref qu’au-delà de la question de la responsabilité de l’État, il y a la question de la solidarité de la société. En effet, si la solidarité nationale se rattache irréductiblement à la question de la responsabilité, elle s’en distingue non seulement au regard de la logique qui y préside (la logique de la solidarité relève d’un devoir moral de la société envers ses membres, alors que la logique de la responsabilité est une obligation juridique de l’État envers les victimes de son action), qu’au regard des modalités qui s’y appliquent (le dispositif du fonds d’indemnisation permet de dépasser la stricte notion de responsabilité puisque, dès lors que la victime est en mesure de faire état d’un dommage envisagé par le fonds, elle peut obtenir une indemnisation) [19].

Cette idée qu’au-delà de la responsabilité de l’État envers ses citoyens s’impose la solidarité de la société envers ses sociétaires, et singulièrement ceux qui ont mis en péril leur vie pendant la crise sanitaire, se dévoile pleinement en arrière-fonds des débats parlementaires. Comment dès lors expliquer le rejet d’un fonds général d’indemnisation des victimes de la Covid-19 fondé sur la solidarité nationale ? On peut sans nul doute mettre en avant des considérations conjoncturelles – notamment l’état des finances publiques, car qui dit solidarité nationale dit, le plus souvent, fonds financé par les contribuables ou encore la précocité de ces propositions législatives, voire leur radicalité, certaines proposant la reconnaissance d’un principe de présomption d’imputabilité irréfragable –, mais s’est imposée aussi et surtout une considération de fond : le souhait de ne pas créer un précédent prématuré à court terme (la création d'un fonds d'indemnisation des victimes d’une maladie infectieuse ayant très largement circulé dans la population, bien au-delà des seules situations professionnelles, aurait constitué une première), incertain à moyen terme (incertitude liée à l’état encore très parcellaire des connaissances scientifiques à cette époque sur les effets à long terme sur la santé de la Covid-19), et problématique à long terme (le législateur se serait lié, sur le plan des principes, pour les prochains virus réputés, à lire les débats parlementaires, inéluctables).

La logique qui s’est imposée a donc consisté à aligner la question de l’indemnisation des pathologies générées par la Covid-19 sur celle des maladies professionnelles, la Covid-19 étant vue comme un virus respiratoire transmissible, et ce même si ses conséquences factuelles n’étaient pas seulement sanitaires, mais également sociales, économiques et politiques, et à laisser jouer le droit commun de la responsabilité administrative, principalement pour les préjudices liés aux mesures de gestion de la crise sanitaire créée par la Covid-19 [20]. Les multiples et diverses conséquences préjudiciables liées à la Covid-19 posent ainsi la question des spécificités de leur indemnisation en droit public. Pour tenter d’y répondre, et ce sans aucune prétention d’exhaustivité, nous différencierons les préjudices liés à la Covid-19 (I.) des préjudices liés aux mesures sanitaires prises dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire (II.).

I. Les préjudices indemnisables liés à la Covid-19

Il s’agira de se concentrer sur les procédures d’indemnisation qui peuvent être mises en œuvre en cas de contamination d’un agent dans l’exercice de ses fonctions publiques (A.) et d’un usager des services publics (B.).

A. Les préjudices indemnisables pour les agents publics

La Covid-19 ayant été reconnue, ainsi que nous l’avons dit, comme une maladie professionnelle, les victimes putatives bénéficient d’une présomption d’imputabilité. Il convient de rappeler le régime avantageux qu’offre la reconnaissance de la contamination par la Covid-19 en maladie professionnelle. En effet, le régime de la maladie professionnelle permet la prise en charge totale des frais médicaux, l’octroi d’une allocation temporaire d’invalidité si l’agent public est en mesure de conserver son activité ou d’une rente viagère d’invalidité s’il ne l’est plus [21]. Seuls les personnels publics soignants bénéficient de la présomption d’imputabilité au service en cas de contamination par la Covid-19. Pour les autres, il sera nécessaire d’apporter la preuve que le virus a été contracté à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions. Or, si les personnels les plus à risque ont été évidemment les personnels soignants, le reste des agents publics n’était pas en reste... En effet, pendant notamment les confinements, au-delà du soin, d’autres secteurs d'activité publique ont continué de fonctionner afin d’assurer la continuité des services publics essentiels à la vie de la Nation : les forces de sécurité, les personnels de l’Éducation nationale et des crèches chargés notamment d'accueillir les enfants de soignants, les services de propreté et de salubrité publiques, etc.

Si l’agent public estime que le régime de la maladie professionnelle ne suffit pas à indemniser l’ensemble de ses préjudices, il est possible d’envisager l’engagement de la responsabilité de son employeur. De façon générale, l’employeur public a une obligation de sécurité et de protection de la santé des agents placés sous son autorité [22] laquelle l’oblige, d’une part, à prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses agents et, d’autre part, d’assurer la bonne exécution des dispositions législatives et réglementaires qui ont cet objet. Le Conseil d’État reconnaît la possibilité pour un agent ou ses ayants droit, en cas de décès, de rechercher la responsabilité pour faute (simple) de l’employeur en raison de sa carence dans son obligation de sécurité. Durant la période d’état d’urgence sanitaire, les employeurs ont eu une obligation de sécurité « renforcée » envers leurs agents devant exercer leurs fonctions en présentiel : dans la mesure, ils devaient mettre en place les mesures dites « barrières » recommandées par le Gouvernement [23]. À titre illustratif, chaque employeur devait donc s’assurer du respect des règles de distanciation en adaptant l’organisation du lieu de travail ou encore s’assurer que le matériel nécessaire au respect des gestes « barrières » se trouvait à disposition des agents. Si l’employeur public a manqué à son obligation de sécurité en ne mettant pas en place les mesures de sécurité prévues pour prévenir toute contamination par la Covid-19, alors sa responsabilité pourrait potentiellement être engagée permettant d’indemniser des préjudices non couverts par le régime de la maladie professionnelle, comme le préjudice d’agrément ou encore le préjudice esthétique.

B. Les préjudices indemnisables pour les usagers des services publics

Afin de ne pas multiplier les exemples, nous ne retiendrons que celui, à tous égards important et symbolique, de l’école publique. En cas de dommage consécutif d’une contamination à l’école publique, trois collectivités peuvent voir leur responsabilité administrative engagée. C’est d’abord le cas de l’État et possiblement sur deux fondements : pour défaut de surveillance devant le juge judiciaire lorsque le préjudice est imputé à une faute commise par un membre du personnel enseignant (par exemple, du fait de ne pas avoir fait respecter les gestes barrières [24]) et/ou pour défaut d’organisation du service public de l’enseignement devant le juge administratif. C’est ensuite la commune en tant que propriétaire de l’école, voire l’Établissement public de coopération intercommunale (EPCI) en tant qu’affectataire des locaux pour le temps périscolaire, sur le fondement d’une présomption (simple) de faute, tenant, par exemple, à l’absence de désinfection de l’espace scolaire. C’est enfin la commune (ou l’EPCI), cette fois-ci en qualité de gestionnaire du service de la restauration scolaire, voire de l’Accueil de loisirs associé à l’école (ALAE), pour une faute dans l’organisation (une absence de désinfection du site, par exemple) ou dans le fonctionnement du service (un défaut de surveillance par exemple entraînant un non-respect des distances barrières) devant le juge administratif.

Il est également possible qu’une victime cherche à engager la responsabilité pénale de l’exécutif, que ce soit le maire ou le président d’un établissement public de coopération intercommunale. Le principal fondement pénal est celui du délit non intentionnel prévu à l’article 121-3 du Code pénal N° Lexbase : L2053AMY, applicable à la crise sanitaire en vertu de l’article L. 3136-2 du Code de la santé publique N° Lexbase : L8575LWI. Il permet d’engager leur responsabilité pénale sous réserve de prouver une faute d’imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement. Cet article pose en effet le principe que si l’intention décide du crime ou du délit, lorsque la loi le prévoit, il peut aussi y avoir délit « en cas d’imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, s’il est établi que l’auteur des faits n’a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait ». Ces autorités locales, dans les cas où ils n’ont « pas causé directement le dommage, mais […] ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou […] n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter, sont responsables pénalement s’il est établi qu’elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer ». Le juge doit donc opérer une appréciation in concreto pour déterminer si l’élu local (le maire, le président d’un établissement public local, etc.) a accompli les diligences adéquates au regard de sa connaissance effective du risque. La connaissance du danger par l’élu qui n’a pas pris les mesures adéquates pour y remédier, est un fait de nature à justifier la reconnaissance de sa responsabilité pénale [25].

Outre la responsabilité de l’État, comme « personne morale », celle des établissements hospitaliers peut être envisagée par ses usagers, comme d’ailleurs ses agents publics. En effet, alors que des « clusters » ont été dénombrés au sein de nombre d’établissements hospitaliers, notamment ceux de Saumur ou de Cholet, l’engagement de la responsabilité des hôpitaux pour défaut d’organisation du service de soins est envisageable. Les établissements de soins ont-ils commis des manquements dans la gestion de cette épidémie ? Les mesures mises en place pour éviter la propagation du virus au sein des services et entre les patients ont-elles été suffisantes ? Juridiquement, la responsabilité pour faute du service public hospitalier peut trouver son origine dans un problème d’organisation et de fonctionnement du service. C’est le cas notamment de l’insuffisance dans la surveillance des patients ou des locaux [26], du mauvais entretien des locaux et du matériel, de la réalisation tardive d’un examen [27], de l’insuffisance de personnel ou encore de la relation défectueuse entre le médecin et le personnel paramédical [28]. Au sein des établissements hospitaliers, pourraient être également constitutifs d’une faute l’absence de séparation suffisante entre les patients non atteints et ceux atteints par la Covid-19, l’absence de mise en quarantaine, l’insuffisance des moyens de protection, la pénurie de respirateurs ou de personnels, ainsi que la saturation des services de réanimation.

Preuve de la gravité de la situation, le 17 mars 2020, un document remis à la direction générale de la santé visait à aider les médecins à opérer des choix dans l’éventualité d’une saturation des lits de réanimation pour les patients de la Covid-19. Autrement dit, la pénurie et le manque de moyen ont conduit à faire des choix entre les patients qui, selon leurs chances de survie, valaient la peine d’être réanimés ou non. Par conséquent, les patients qui pensent avoir contracté la Covid-19 au cours d’un séjour à l’hôpital, ou dont la prise en charge au titre d’une infection à la Covid-19 a été défectueuse, auront la possibilité d’engager la responsabilité de l’établissement hospitalier pour faute. Toutefois, en matière d’engagement de responsabilité, il sera indispensable de prouver, soit que le virus a été contracté au cours d’un passage à l’hôpital et que l’établissement a commis des manquements dans la prévention de la propagation du virus, soit que la prise en charge au titre d’une infection à la Covid-19 a été défectueuse en raison, notamment, d’un manque de moyens. Au-delà de la reconnaissance des préjudices indemnisables liés directement à la Covid-19, se pose la question de l’indemnisation des préjudices causés par les mesures prises dans le cadre de la crise sanitaire.

II. Les préjudices indemnisables liés aux mesures prises en raison de la Covid-19

Afin d’ordonner nos propos, nous évoquerons tout d’abord la question de l’indemnisation des préjudices liés à l’activité des gouvernants (A.) puis celle de l’indemnisation des préjudices liés à l’activité des services publics (B.).

A. L’indemnisation des préjudices liés à l’activité des gouvernants

Des obligations de protection de la santé des populations existant dans le droit positif, la qualification de leur transgression nécessite d’étudier les conditions propres de l’engagement de la responsabilité de l’État et sa possible défaillance dans sa recherche d’équilibre entre liberté et sécurité. Il pèse en effet sur l’État, en qualité de personne morale de droit public, des obligations générales de protection de la santé des populations et des obligations plus spécifiques en cas de « crise sanitaire [29] ». Il existe ainsi dans le Code de la santé publique, une série de dispositions relatives à « la lutte contre la propagation internationale des maladies », qui consacrent autant de compétences de l’État pour mener cette lutte (CSP, art. L. 3115-1 et s. N° Lexbase : L9963KXB). Ces dispositions confèrent à la puissance publique, et plus particulièrement aux préfets, des prérogatives de puissance publique pour instaurer, par exemple, des contrôles (CSP, art. L. 3115-1 N° Lexbase : L9963KXB) ou encore pour prendre « toute mesure individuelle permettant de lutter contre la propagation internationale des maladies », à l’instar des mesures de quarantaine ou de confinement (CSP, art. L. 3115-10 N° Lexbase : L8567LW9). Ce risque pour la santé publique renvoie l’État à ses obligations en matière de sécurité sanitaire. L’existence d’un risque pour la santé des populations ne renvoie plus ici l’État à une obligation « abstraite » de protection de la santé, mais à une obligation concrète d’intervention. Il ne s’agit pas d’une obligation générale et indéfinie, à l’instar de l’« objectif à valeur constitutionnelle » de protection de la santé, mais bien d’obligations positives d’intervention qui fondent la légalité de son action et en conséquence conditionnent l’engagement de sa responsabilité. De façon faussement paradoxale, se noue un lien insécable entre les compétences détenues par l’État et la qualification de son éventuelle carence fautive : les personnes publiques qui bénéficient de compétences doivent en effet les exercer pleinement, sauf à se voir reprocher une incompétence négative (une carence fautive), mais aussi limitativement, sauf à se voir reprocher une incompétence positive (un excès de compétence).

Distincte de la responsabilité pénale des gouvernants [30], la responsabilité de l’État est soumise à un régime juridique qui s’ordonne en effet autour, non pas tant de la notion de « faute », mais de celle de « carence », même si une telle « carence » sera, en cas de préjudice direct et certain, toujours jugée « fautive [31] ». La carence est ainsi davantage l’expression d’une responsabilité du fait « de ne pas avoir permis d’éviter », qu’une responsabilité causale du type « a créé les conditions de ». Cela découle du principe ontologique d’indisponibilité des compétences. On peut parler de principe ontologique dans la mesure où l’idée générale qui a présidé à l’avènement de cette notion de compétence est consubstantielle à la formation même du droit public : les « pouvoirs » de l’administration ne sont pas, indépendamment de la façon dont on les appréhende ou les qualifie, des « droits subjectifs », mais des « compétences objectives ». Cela signifie que lorsqu’une autorité publique est investie d’une compétence, elle ne peut se comporter comme « un propriétaire », c’est-à-dire qu’elle ne peut pas, en principe, en user (usus), en disposer (abusus) ou encore en tirer les fruits (fructus) discrétionnairement, a contrario d’un individu qui est le « maître », le « sujet » de ses droits. Quoi qu’il en soit désormais de la pleine effectivité de ce principe, cette responsabilité ressortit à la compétence exclusive du juge administratif puisqu’elle porte sur les « compétences » des autorités administratives.

Dans le cas de la Covid-19, ont été alléguées à l’État des carences dans la gestion de la crise sanitaire, notamment dans l'approvisionnement en masque, gels hydroalcooliques, en tests de dépistage et encore en nombre de lits de réanimation. Il lui a été également reproché une organisation défaillante, avec des personnes retrouvées en état de solitude, des malades ne pouvant être accompagnés par leurs proches, même en fin de vie, etc. L’État a dû, sous l’effet de la nécessité, faire des choix au regard d’une situation méconnue et incertaine et le juge, a posteriori, doit contrôler, sous la lumière de la juridicité, s’il a justement agi (justement non au sens de justice, mais au sens de justesse). La démarche du juge est donc pragmatique, revenant à apprécier si au regard des connaissances du danger que l’on pouvait avoir, l’État a agi (être) comme il devait le faire (devoir être) [32]. En matière de santé publique, la responsabilité administrative de l’État a déjà été reconnue à plusieurs reprises en raison soit d’agissements fautifs (actions positives) soit de carences avérées (actions passives). Ainsi, dans l’affaire du Mediator, une faute de l’État a été reconnue du fait de son abstention à prendre les mesures adaptées consistant en la suspension ou au retrait de l’autorisation de mise sur le marché du Mediator à compter de la mi-1999, date à laquelle les éléments d’information sur le risque étaient connus [33]. Autre exemple, dans l’affaire du sang contaminé, la responsabilité de l’État a également été engagée en raison d’une carence fautive dans l’organisation générale du service public de la transfusion sanguine, du contrôle des établissements qui sont chargés de son exécution et l’édiction des règles propres à assurer la qualité du sang humain, de son plasma et de ses dérivés, en ce que l’État n’a pas pris les mesures nécessaires, pourtant existantes, alors que le risque était connu depuis 1984 [34].

Une faute simple suffit à engager la responsabilité de l’État dans l’exercice de ses pouvoirs de police sanitaire. En effet, l’obligation de démontrer une faute lourde, c’est-à-dire d’une particulière gravité, a été abandonnée et seule une faute simple est en effet désormais exigée en la matière [35]. Les mesures prises par l’État étaient-elles proportionnées compte tenu des connaissances scientifiques et de l’éventail des mesures à sa disposition ? À l’impossible nul ne semble devoir être tenu, pas même l’État ! C’est ce qui découle notamment du premier jugement rendu, en l’occurrence celui du tribunal administratif de Paris du 28 juin 2022 (n° 2012679 N° Lexbase : A806878C).

Ce jugement nous renvoie aux premiers temps de la crise de la Covid-19, c’est-à-dire au printemps 2020. Les mesures prises par le Gouvernement avaient alors fait l’objet de nombreuses dénonciations, soit d’ailleurs pour en critiquer la trop faible ou au contraire la trop grande ampleur. Au-delà des nombreux référés sur lesquels il s’était immédiatement prononcé, le juge administratif a également été saisi de recours en responsabilité par lesquels les requérants entendaient contester la gestion de la crise sanitaire par les pouvoirs publics.

En l’occurrence, le tribunal administratif de Paris a jugé que l’État a commis une double faute dans la gestion de la crise sanitaire : une première faute en s’abstenant de constituer préalablement un stock de masques respiratoires suffisant [36], et une seconde faute dans la communication sur l’inutilité du port de telles protections par la population. Précisons que le tribunal n’a pas retenu de faute de l’État en ce qui concerne le stock de gel, le dépistage ou encore la date du début du confinement.

Relativement à la première faute, l’absence de constitution d’un stock de masques est considérée comme fautive alors que la gestion de la pénurie de masques ne l’est pas. La faute tient au fait de ne pas avoir, en temps normal, suffisamment anticipé la survenance d’une épidémie quelconque, mais ne tient pas au comportement des autorités publiques pendant la crise de la Covid-19, en temps anormal, qui ont pris des mesures (réquisition, moyens exceptionnels pour commander des masques dans l’urgence, etc.). Puisque l’obligation d’agir pour une autorité publique demeure de moyen et non de résultat et varie selon qu’elle s’exerce en situation disons normale ou dans le cas de circonstances exceptionnelles, c’est-à-dire anormales, la faute retenue a donc été une faute d’anticipation et non une faute de gestion stricto sensu.

La seconde faute reconnue porte quant à elle sur la communication du Gouvernement en février et mars 2020, sans désigner nominativement les personnes à l’origine des déclarations litigieuses  – en l’occurrence, la porte-parole du Gouvernement et les ministres de la Santé de l’époque [37]. Comme le souligne Anne Jacquemet-Gauché, cette reconnaissance est doublement novatrice : « D’une part, le tribunal accepte de connaître du contenu de déclarations politiques dont la teneur portait sur l’inutilité générale, pour la population, de porter un masque. Il considère que la faute découle "du caractère contradictoire avec les données scientifiques disponibles" des déclarations faites – et l’on relèvera accessoirement la subtilité du qualificatif retenu. D’autre part, la faute est généralement, on le sait, une faute de service, commise au sein de l’administration. Ici, les auteurs sont nominativement identifiables et membres du gouvernement. Et pourtant, le tribunal anonymise et collectivise la faute. Il la considère, de surcroît, comme étant de nature administrative (et non politique) et commise par l’administration, alors que le ministre s’exprimait en l’occurrence moins en tant que chef de service, qu’en tant qu’autorité politique [38] ». Deux fautes reconnues, mais pas de responsabilité engagée. En effet, l’engagement de la responsabilité administrative suppose la réunion de trois conditions : une faute, un préjudice subi par la victime et un lien de causalité. Le tribunal juge que la contamination des requérants par le virus n’est donc pas en lien suffisamment direct – il est vrai que l’on voit mal comment démontrer que la contamination par la Covid-19 résulterait de l’absence du port du masque, tant les sources d’exposition se sont révélées multiples [39] – avec les deux fautes identifiées pour diverses raisons : le virus est particulièrement contagieux, le port du masque n’est pas un support de protection infaillible et il existait d’autres mesures de protection. Puisque la causalité n’est pas établie, la responsabilité de l’État ne peut être retenue.

L’affaire du sang contaminé nous avait offert la formule « responsable mais pas coupable [40] », la crise sanitaire de la Covid-19 nous donne un exemple d’un « coupable (au sens de fautif), mais pas responsable ». Il faut néanmoins immédiatement préciser que ce cas de « faute sans responsabilité » est courant dans la jurisprudence administrative car il arrive en effet régulièrement que le juge administratif, au vu des éléments de l’affaire, reconnaisse une ou des fautes, mais non la responsabilité d’une personne publique en l’absence d’au moins l’une des conditions requises pour ce faire. Cela conduit à condamner le comportement de l’État, en particulier sa carence à agir, sans indemniser les victimes, induisant une intéressante déconnection entre la responsabilité (reconnue) et l’indemnisation (exclue). Quoi qu’il en soit, la condamnation de l’État pour carence fautive, même sans indemnisation, a une vertu symbolique : elle est réconfortante pour les requérants qui sont confortées dans leur statut de « victimes » et stigmatisante pour l’État dont est reconnue la commission d’une faute (et en l’occurrence de deux fautes distinctes) [41].

Terminons ces développements en évoquant la question de la police administrative et plus spécifiquement la responsabilité des mairies dans la gestion de la crise sanitaire. Au titre de ses pouvoirs de police administrative, le maire est notamment le garant de la salubrité publique et de la santé publique [42]. Il est de jurisprudence constante, que les maires ont la possibilité d’aggraver, dans leur commune, des mesures de police prises par l’État [43] et que pèse sur eux une « obligation d’adopter, lorsque de telles mesures seraient nécessaires des interdictions plus sévères lorsque les circonstances locales le justifient [44] ». On s’aperçoit néanmoins que plusieurs décisions du juge administratif ont censuré les décisions de maires qui ont pris des initiatives au titre de la gestion de l’épidémie de la Covid-19 : c’est le cas notamment du maire de Sceaux qui a souhaité imposer le port d’un masque dans l’ensemble de la ville [45], ou encore du maire de Lisieux qui a souhaité établir un couvre-feu à l’ensemble de sa population [46]. Ces censures ont été fondées sur le fait qu’il n’était pas prouvé, en l’espèce, l’existence de circonstances locales justifiant de durcir les mesures étatiques, conformément à la logique de l’arrêt du Conseil d’État du 18 avril 1902, Commune de Néris-les-Bains N° Lexbase : A2252B8W. Par exemple, s’agissant des mesures de couvre-feu, le juge administratif a jugé que le « défaut de respect des règles du confinement dans la commune de Saint-Ouen-sur-Seine ne saurait être regardé comme une circonstance particulière de nature à justifier une restriction à la liberté de circulation particulièrement contraignante [47] ». De façon générale, il faut garder à l’esprit que quelle que soit la mesure de  police en cause, cette dernière doit être nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi. Ainsi, toutes les mesures qui peuvent limiter l’exercice des droits et libertés fondamentaux, comme la liberté d’aller et venir, la liberté de réunion ou encore la liberté d’exercice d’une profession doivent donc être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent. Cela signifie fondamentalement qu’à chaque fois qu’une mesure de police moins contraignante peut atteindre le même objectif, cette dernière doit être privilégiée [48]. Si les juridictions administratives exercent donc un contrôle de proportionnalité, reste que, s’agissant de mesures de mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire, le contrôle juridictionnel est cantonné à l’« erreur manifeste », c’est-à-dire que le juge administratif ne retiendra le principe d’une responsabilité qu’en cas d’erreur grossière. Plus encore, « le caractère manifestement illégal de l’atteinte doit s’apprécier notamment en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente et des mesures qu’elle a, dans ce cadre, déjà prises [49] ». Dans ces conditions, des mesures attentatoires aux libertés peuvent être considérées comme régulières au regard des exigences juridiques, la gravité de la situation justifiant ici la gravité des atteintes aux libertés fondamentales. Si le principe commun de l’exception en droit public demeure, c’est-à-dire que l’application du droit normal implique une situation factuelle normale, on s’aperçoit qu’en période d’exception et notamment d’urgence sanitaire, le contrôle normal est l’exception et le contrôle restreint est la règle. De même, l’étude des préjudices indemnisables liées à l’activité des services publics montrera qu’en période d’exception et notamment d’urgence sanitaire, la liberté est l’exception et l’interdiction la règle.

B. L’indemnisation des préjudices liés à l’activité des services publics

De façon générale, en période d’exception, la liberté est l’exception et l’interdiction la règle [50], et tout ce qui n’est pas autorisé est interdit. On ne s’étendra pas sur la réalité des atteintes portées aux libertés économiques et notamment à la liberté d’entreprendre (par exemple avec la fermeture des salles de spectacles ou encore des centres commerciaux) pour se contenter de relever que ce n’est bien que par exception que certaines activités économiques ont été autorisées. Ces activités qualifiées « d’essentielles » ont été identifiées par la législation d’urgence comme étant celles des « secteurs particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation ou à la continuité de la vie économique et sociale ». La question de l’indemnisation des préjudices économiques nés de la crise et des mesures permettant de la combattre se pose avec une acuité certaine à l’issue de la pandémie. L’éventualité d’une mise en œuvre de la responsabilité de la puissance publique doit ici être évoquée avec la fin de la crise sanitaire [51] qui permet de discerner la réalité des dommages économiques. Le régime de responsabilité sans faute en général et spécifiquement celui pour rupture d’égalité devant les charges publiques du fait d’un acte règlementaire ou législatif légal ne peut pas trouver à s’appliquer, en raison du défaut de « spécialité » des préjudices subis et parce qu’en matière de police sanitaire, la responsabilité sans faute est soumise à une disposition expresse du législateur.

En effet, force est de constater que c’est l’ensemble des opérateurs économiques dont l’activité a été empêchée par les mesures de confinement qui ont subi un préjudice, et non pas seulement quelques-uns d’entre eux. Dès lors, c’est le régime de responsabilité pour faute qui doit être retenu et nous retrouvons là les éléments mis en exergue précédemment, non sans souligner que là aussi l’établissement du lien de causalité pose la plus grande difficulté. La puissance publique pourrait tout d’abord s’exonérer par la faute de la victime, si cette dernière avait accepté de prendre des risques comme maintenir une activité économique dans un secteur non essentiel. Surtout, la force majeure, qui est caractérisée en l’espèce comme nous l’avons vu, pourrait exonérer partiellement ou totalement la puissance publique de sa responsabilité.

Au-delà, on se concentrera sur la responsabilité en matière de concessions de service public [52]. L’indemnisation des préjudices subis par le délégataire d’un service public n’est pas une fatalité pour les personnes publiques concessionnaires dans l’hypothèse de l’épidémie de la Covid-19 en raison de deux fondements :

Le premier des fondements est la convention de délégation qui peut, possiblement, comporter des clauses de révision de prix, des clauses de réexamen ou de « revoyure », voire des clauses d’indemnisation en cas de crise. Mais même si la convention comporte une clause d’indemnisation qui pourrait trouver à s’appliquer dans la survenance de la crise de la Covid-19, la personne publique ne pourra indemniser le délégataire que dans la mesure où la somme demandée ne constitue pas une libéralité, c’est-à-dire si elle n’est pas complètement disproportionnée par rapport au préjudice subi.

Le second fondement réside dans les dispositions de l’ordonnance n° 2020-319, du 25 mars 2020, portant diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure ou d’exécution des contrats soumis au code de la commande publique et des contrats publics qui n’en relèvent pas pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de covid-19 N° Lexbase : L5734LWB. Cette ordonnance, qui déroge aux stipulations contractuelles qui lui sont moins favorables, trouve à s’appliquer, jusqu’au 23 juillet 2020, à tous les contrats publics, et pas seulement aux contrats de la commande publique. En pratique, deux dispositions peuvent plus particulièrement trouver à s’appliquer. Tout d’abord, le délégataire peut se fonder sur le 5° de l’article 6 de cette ordonnance N° Lexbase : L5734LWB pour solliciter une avance sur les sommes qui lui sont dues, à la condition toutefois que le concédant ait pris l’initiative de suspendre l’exécution de la concession. Par ailleurs, il peut solliciter une indemnisation sur le fondement du point 6° du même article 6 N° Lexbase : L5734LWB. Mais il doit alors démontrer que, par une de ses décisions, l’autorité délégante a modifié significativement les modalités d’exécution prévues au contrat et que, de ce fait, l’exécution de la convention impose la mise en œuvre de moyens supplémentaires qui n’étaient pas prévus au contrat initial et représenteraient une charge manifestement excessive au regard de la situation financière du concessionnaire. Et dans ce cas (seulement), le concessionnaire aura droit à l’indemnisation de ses surcoûts.  En l’absence de précision sur ce point, la question se pose de l’interprétation qu’il convient d’avoir de la notion de surcoût.

Au-delà, force est de relever que nombre d’obligations contractuelles ont été totalement inexécutables du fait de la pandémie et surtout des mesures prises pour y faire face. Le 29 février 2020, le ministre de l’Économie et des Finances a expliqué que le coronavirus était un cas de « force majeure » pour les entreprises, en particulier dans les marchés publics de l’État, justifiant l’inapplication des pénalités en cas de retard d’exécution des prestations contractuelles. Dans le même sens, une note de la Direction des affaires juridiques du ministère de l’Économie recommande aux personnes publiques de « ne pas hésiter à reconnaître » que les difficultés issues de la crise du coronavirus relèvent d’« un cas de force majeure [53] », ce qui nous conduit à envisager deux théories distinctes  : la théorie de la force majeure mais aussi la théorie de l’imprévision.

Le cas de force majeure équivaut à un cas d’impossibilité absolue de poursuivre, momentanément ou définitivement, l’exécution de tout ou partie d’un contrat. Le premier effet de la force majeure est d’exonérer les parties de leurs obligations contractuelles et donc de leur responsabilité contractuelle. Un cas de force majeure est classiquement compris comme un évènement « imprévisible », « irrésistible » et « extérieur » aux personnes concernées (catastrophe naturelle, incendie, etc.) [54]. Si la condition d’extériorité (sous-entendue extérieure aux parties au contrat) est objective, les conditions d’« imprévisibilité » et d’« irrésistibilité » sont subjectives et relèvent de la casuistique. Ainsi, des intempéries dont l’intensité et les conséquences n’étaient pas exceptionnelles au regard de précédentes intempéries ont été jugées comme ne constituant pas un évènement imprévisible [55] alors qu’au contraire, des intempéries d’une violence et d’une durée exceptionnelles ont été jugées comme présentant un caractère imprévisible [56]. Enfin, un évènement sera juridiquement considéré comme  « irrésistible »  lorsque les parties au contrat ne pouvaient pas empêcher l’évènement tant dans sa survenance (l’évènement est inévitable) que dans ses effets (ses effets sont irrésistibles). En jurisprudence, si une épidémie ne constitue pas nécessairement, c’est-à-dire en elle-même, un cas de force majeure [57], la gravité de la Covid-19 (virus létal, diffusion massive, etc.) a poussé à opter pour sa qualification de force majeure par les juridictions [58]. Les juridictions judiciaires sont allées également dans ce sens concernant la pandémie en elle-même.

La notion d’imprévision est, quant à elle, une notion jurisprudentielle classique qui ne permet pas de suspendre les obligations contractuelles, mais donne un droit à indemnité pour permettre précisément la poursuite de l’exécution du contrat. Si l’arrêt de principe en droit administratif est ancien [59], cette jurisprudence est toujours d’actualité et a même été codifiée – codification à jurisprudence constante peut-on dire – au point 3 de l’article L. 6 du Code de la commande publique N° Lexbase : L4463LRQ : « Lorsque survient un évènement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l’équilibre du contrat, le cocontractant, qui en poursuit l’exécution, a droit à une indemnité ». Ainsi, constitue une imprévision un évènement extérieur, imprévisible et bouleversant temporairement l’économie du contrat. La finalité poursuivie par le Conseil d’État lorsqu’il a mis en œuvre ce mécanisme d’indemnisation est le suivant : un évènement extérieur empêche le contrat d’être exécuté dans les conditions initialement envisagées et cela génère un déficit d’exploitation qu’il convient d’indemniser. Cela vise donc l’hypothèse dans laquelle les obligations contractuelles peuvent être poursuivies, mais à un coût exorbitant pour l’un des cocontractants. Pour que le contrat continue à s’exécuter afin d’assurer la continuité du service public, alors même que l’économie contractuelle est bouleversée, il faut prévoir une indemnisation. En d’autres termes, il faut que le délégataire puisse être partiellement indemnisé afin justement de pouvoir assurer la continuité du service public. À titre d’exemple, a pu être indemnisée au titre de l’imprévision une société concessionnaire du service public de distribution du gaz dont le coût a considérablement augmenté du fait de la Première Guerre mondiale. De même, le juge a fait droit à la demande fondée sur l’imprévision présentée par une société en charge de la fourniture de l’eau en raison de la pollution du site de captage d’eau qu’elle utilisait pour se fournir en eau [60]. Le Conseil d’État avait ainsi accepté que l’équilibre du contrat puisse être considéré comme bouleversé lors d’une augmentation drastique des charges ou d’une forte diminution des ressources d’exploitation due à un évènement extérieur [61]. Le recours à cette notion centrale de « bouleversement » implique le dépassement du prix-limite que les parties pouvaient normalement envisager (donnée subjective) ainsi qu’un déficit important (donnée objective). Et dans ce cas, le délégataire aura droit à être indemnisé d’une partie du déficit qu’il aura supporté, à la condition de démontrer le lien de causalité, c’est-à-dire que son déficit trouve bien sa cause dans l’évènement qu’il invoque. Bien plus, il conservera à sa charge une partie de ce déficit, la part restant à sa charge variant en fonction de plusieurs critères et notamment de sa diligence dans la gestion de la crise ou de sa situation financière.

 

[1] Par spécificité, nous entendons ici non seulement la spécificité des règles de droit administratif par rapport au droit privé (le droit administratif comme droit dérogatoire du droit commun) mais aussi la spécificité des règles applicables en droit administratif lors de la crise sanitaire par rapport au droit administratif commun (le droit administratif d’exception par rapport au droit commun de l’administration).

[2] On lira, toujours avec profit, Danièle Lochak, Réflexions sur les fonctions sociales de la responsabilité, in Le droit administratif en mutation, Publications du CURAPP, PUF, 1993, p. 275-316.

[3] Pour s’en convaincre, on se reportera aux conclusions historiques de la jurisprudence administrative en matière de responsabilité administrative dans Hervé de Gaudemar et David Mongoin, Les grandes conclusions de la jurisprudence administrative, 1831-1940, LGDJ, coll. « Les grandes décisions », 2015, vol. I. On s’apercevra alors, par exemple, que les régimes de responsabilité sans faute reposent sur des considérations de justice et plus précisément d’équité, c’est-à-dire qu’ils reposent in fine sur l’idée que si les actions des pouvoirs publics font peser des sujétions sur les citoyens qui doivent les supporter, lorsqu’elles dépassent pour certains d’entre eux ce qu’il est « normal » de leur imposer, il est équitable de compenser financièrement ces sujétions anormales, c’est-à-dire d’indemniser ceux qui les subissent.

[4] Ainsi, le refus symptomatique du juge administratif, jusqu’à l’arrêt du Conseil d’État du 24 novembre 1961, n° 48841, Ministre des travaux publics c/ Consorts Letisserand, publié au recueil Lebon [en ligne], d’indemniser le préjudice moral ne s’expliquait pas tant par la difficulté spécifique liée à l’indemnisation d’un préjudice immatérielle (difficulté de monnayer les larmes), mais par le fait que dans le cadre de la responsabilité administrative l’intégralité du préjudice n’avait pas nécessairement à être intégralement indemnisée (les larmes ne se monnayent pas).

[5] V. Sara Brimo, Régimes législatifs spéciaux de responsabilitéJurisClasseur Administratif, Fascicule n° 960, juillet 2013 (réactualisation en 2023). Sur ce point spécifique aussi, on relèvera la puissance du modèle du droit privé (ici l’article 1382 du Code civil N° Lexbase : L1018KZQ) conduisant de nombreux auteurs à voir dans le concept de responsabilité « un mécanisme essentiellement réparatoire », à l’instar de Pierre-Marie Dupuy, Responsabilité, in Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de culture juridique, PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 1343.

[6] Si les deux objections ici formulées peuvent être surmontées, alors il est juste de considérer, conformément à l’approche usuelle, que la responsabilité administrative ne désigne rien d’autre que le droit administratif de la responsabilité civile. Une autre possibilité serait de réserver la notion de réparation au régime de responsabilité administrative pour faute, mais même dans ce cas-là, on peut s’apercevoir, par exemple avec la faute de service, que la notion de faute en droit administratif dépasse largement celle d’obligation pour s’ordonner bien davantage autour de l’idée d’un dysfonctionnement du service (public), contrairement au droit civil où la faute est strictement conçue comme « un manquement [juridique] à une obligation préexistante ».

[7] Le droit de la responsabilité s’ordonne in fine autour de quatre grands types de responsabilité reposant sur quatre logiques distinctes : pénale (sanction) ; civile (réparation) ; administrative (indemnisation) ; politique (destitution).

[8] Que nous assistions aujourd’hui à un alignement du droit de la responsabilité administrative sur le droit de la responsabilité civile, avec notamment le souci de plus en plus prégnant du juge administratif d’indemniser l’intégralité du préjudice de la victime (perte de chance, préjudice d’anxiété, etc.), ne nous semble pas invalider notre approche, même s’il dit beaucoup des transformations qui affectent aujourd’hui la réalité du droit administratif, et demain, sans guère de doute, sa pérennité…

[9] Maurice Hauriou, Introduction à l’étude du droit administratif français, préface à la 5e édition de son Précis de droit administratif et de droit public général, Paris, Librairie de la Société du Recueil général des lois et des arrêts, 1903, p. XXV.

[10] Dans le sens d’une nécessaire distinction, v. Christine Lazerges, La victime sur la scène pénale en Europe, PUF, 2008, p. 228-246.

[11] Morgane Sappia, Il n’y aura pas de fonds d’indemnisation des victimes du Covid-19, Revue Droit et Santé, 2022, n° 11, p. 413-415.

[12] Sur la notion de « solidarité nationale », v. Jonas Knetsch, La solidarité nationale, genèse et signification d’une notion juridique, Revue française des affaires sociales, 2014, n° 1-2, p. 32-43.

[13] Voir Nathalie Jacquinot, « La constitutionnalisation de la solidarité », in Maryvonne Hecquard-Théron (dir.), Solidarité(s) : perspectives juridiques, Toulouse, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2009, p. 101-117.

[14] Cette catégorie, qui désigne des finalités assignées au législateur que le Conseil constitutionnel croit pouvoir déceler dans le texte constitutionnel, illustre moins sa respectueuse autolimitation devant le Parlement que l’impérieuse nécessité de hiérarchiser (sans le dire…) les droits et libertés constitutionnels.

[15] Dans sa décision n° 2019-823 QPC, si le Conseil constitutionnel reconnaît visiblement pour la première fois qu’il découle de la Charte de l’environnement de 2004, non plus un « objectif d’intérêt général », mais un « objectif à valeur constitutionnelle de protection de l’environnement, patrimoine commun des êtres humains » (considérant 4), il réaffirme aussi, pour ce qui nous intéresse, que la protection de la santé constitue un « objectif à valeur constitutionnelle » (considérant 5).

[16] Dans son arrêt du 10 décembre 1962, le Conseil d’État a notamment jugé que « le principe ainsi posé [par l’alinéa 12 du préambule], en l’absence de toute disposition législative en assurant l’application, ne saurait servir de base à une action contentieuse en indemnité », CE 10 décembre 1962, Société indochinoise de constructions électriques et mécaniques, Rec. CE., p. 676.

[17] V. Jean-Marie Pontier, « Solidarité nationale et indemnisation », RDP, 2013, n° 5, p. 1099 et s.

[18] On lira, sur ces deux hypothèses, les textes d’Olivier Gout N° Lexbase : N6264BZZ et de Jonas Knetsch N° Lexbase : N6281BZN dans le présent dossier.  

[19] Les victimes peuvent en effet, grâce au fonds, faire valoir leur droit à indemnisation sans avoir à engager de procédures judiciaires, et ce de façon simple et rapide puisque les fonds assurent la fonction de dédommagement à titre principal, sans que la victime ait à faire valoir son droit à indemnisation par une action en responsabilité individuelle.

[20] Le droit administratif classique de la responsabilité n’a pas vocation à toujours jouer dans le cadre de la Covid-19. Par exemple, un régime législatif spécial s’applique en matière de vaccinations obligatoires (loi n° 64-643, du 1er juillet 1964 [en ligne]). La question de l’indemnisation sur le fondement du régime des vaccinations obligatoires étant traitée dans une autre contribution, elle est exclue de celle-ci.

[21] La rente viagère est calculée au regard de la gravité des séquelles et des revenus antérieurs à la contraction du virus. Les ayants droit d'une personne décédée de la Covid-19 peuvent également bénéficier de cette rente.

[22] Décret n° 85-603, du 10 juin 1985 N° Lexbase : L1018G89, art. 2 et 2-1 ; décret n° 82-453, du 28 mai 1982 N° Lexbase : L3033AI8.

[23] Décret n° 2020-293, du 23 mars 2020, art. 2 N° Lexbase : L5507LWU.

[24] Le Conseil d’État a déjà reconnu, dans le cas d’une épidémie de rubéole, que le fait pour une institutrice en état de grossesse d’être exposée en permanence aux dangers de la contagion comportait pour l’enfant à naître un « risque spécial et anormal » qui, lorsqu’il entraîne des dommages graves pour la victime, est de nature à engager au profit de celle-ci la responsabilité de l’administration qui l’emploie : CE, 6 novembre 1968, n° 72636, Saulze N° Lexbase : A4550B7N,  ou encore CE, 29 novembre 1974, n° 89756, Époux Gevrey N° Lexbase : A0136B9W.

[25] Cass. crim. 2 décembre 2003, n° 03-83.008, F-P+F N° Lexbase : A5242DAE.

[26] CE, 27 février 1985, n° 39069-48793, Centre hospitalier de Tarbes N° Lexbase : A3761AMA.

[27] CE, 16 novembre 1998, n° 178585 N° Lexbase : A9102ASW.

[28] CE 4e-5e s.-sect. réunies, 27 juin 2005, n° 250483 N° Lexbase : A8689DIN.

[29] Il n’existe pas de définition juridique de la « crise sanitaire ». En revanche, le Code de la santé publique renvoie au Règlement sanitaire international (RSI)  de l’OMS pour définir la notion de « risque pour la santé publique », de nature à justifier l’exercice de ces prérogatives. Au sens de l’article 1 du Règlement sanitaire international [en ligne] (qui est un article de définition des notions utilisées dans ce règlement afin que chaque État membre de l’OMS (194 actuellement) partage un vocabulaire commun), une situation de risque pour la santé publique « s’entend de la probabilité d’un événement qui peut nuire à la santé des populations humaines, plus particulièrement d’un événement pouvant se propager au niveau international ou présenter un danger grave et direct ».

[30] On notera que l’ancien Premier ministre Édouard Philippe, convoqué le 24 octobre 2022 devant la Cour de justice de la République pour sa gestion de la Covid-19, a été placé sous le statut de « témoin assisté » – statut intermédiaire entre simple témoin et mise en examen. Il risquait une mise en examen à l'issue de son audition pour « mise en danger de la vie d’autrui » et « abstention volontaire de combattre un sinistre », comme l’ex-ministre de la Santé, Agnès Buzyn, mise en examen le 10 septembre 2021. Précisons que cette mise en examen a été annulée par la Cour de cassation par un arrêt du 20 janvier 2023, ce qui a eu pour effet de lui attribuer automatiquement le statut de « témoin assisté ». En d’autres termes, elle reste mise en cause pour « abstention volontaire de combattre un sinistre », mais il ne lui est plus directement reproché d’infraction.

[31] Dans la jurisprudence administrative, en principe toute carence est fautive, c’est-à-dire que dès lors que le juge croit pouvoir discerner « une carence », cela signifie qu’il reconnaît « une faute » d’une autorité publique du fait du non-exercice de ses compétences. L’arrêt de principe est celui du Conseil d’État n° 84768, du 26 janvier 1973, Driancourt N° Lexbase : A7586B8H (Rec. CE., p. 77) : « L’illégalité de la décision par laquelle le préfet de police a enjoint au propriétaire d’un bar de mettre fin à l’exploitation d’appareils à jeux installés dans son établissement constitue, à supposer même qu’elle ne soit imputable qu’a une simple erreur d’appréciation, une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique ». Pour être plus précis et donc plus juste, toute illégalité commise par l’administration constitue une faute susceptible d’engager sa responsabilité, si bien sûr il en est résulté un préjudice direct et certain (CE 1re-6e s.-sect. réunies, 30 janvier 2013, n° 339918, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4379I4X : « En principe, toute illégalité commise par l’administration constitue une faute susceptible d’engager sa responsabilité, pour autant qu’il en soit résulté un préjudice direct et certain »). On relèvera que dans les précédentes affaires sanitaires le reproche principal fait à l’État portait justement sur son inaction : inaction à retirer les lots de sang contaminé (affaire du sang contaminé) ou encore inaction à retirer l’autorisation de mise sur le marché d’un médicament (affaire du Mediator).

[32] L’appréciation de la carence fautive est conditionnée par la question de savoir à partir de quel délai l’inaction est-elle constitutive d’une faute ? Ce délai est variable selon l'état des connaissances scientifiques sur les risques encourus et la connaissance qu'avait l’administration de ces risques pour la santé.

[33] CAA Paris, 31 juillet 2015, ministre des Affaires sociales et de la santé N° Lexbase : A3176NNX : AJDA, 2015, concl. F. Roussel ; arrêt confirmé par CE 1re-6e ch. réunies, 9 novembre 2016, n° 393902, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0619SGZ, n° 393108, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0615SGU, n° 393904 N° Lexbase : A0616SGW) : AJDA, 2017, p. 426, note Sara Brimo.

[34] CE, 9 avril 1993, n° 138653 N° Lexbase : A9437AMH.

[35] CE 1re-6e ch. réunies, 9 novembre 2016, n° 393902, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0619SGZ.

[36] La responsabilité de l’État dans la pénurie de matériels d’équipements de protection individuelle et en particulier de masques apparaît difficilement contestable : à l’amorce de la crise, la France ne disposait d’aucun stock de masques FFP2 (masques essentiellement destinés aux soignants) et le stock d’État de masques chirurgicaux disponibles au 31 décembre 2019 n’était composé que de 97 millions de masques.

[37] On mesurera la tension manifeste entre la déclaration d’Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, le 26 janvier 2020 aux termes de laquelle « nous avons des dizaines de millions de masques en stock en cas d’épidémie, ce sont des choses qui sont d’ores et déjà programmées » et celle de son successeur, Olivier Véran, pour qui « en fonction de la durée de l’épidémie, nous ne savons pas si nous en aurons suffisamment à terme » (17 mars 2020).

[38] Anne Jacquemet-Gauché, Covid-19 : l’État fautif, mais pas responsable – à propos de la décision du Tribunal administratif de Paris du 28 juin 2022, disponible sur le site du Club des juristes [en ligne].

[39] Néanmoins, il n’est pas à exclure qu’à terme, d’autres juges voient dans l’absence de port du masque une perte de chance, en l’occurrence la perte de chance de se soustraire à la maladie (raisonnement fréquent dès lors que le préjudice est multi-causal). Cela conduirait à octroyer une indemnisation, même modeste. L’hypothèse d’un préjudice d'anxiété pourrait aussi être évoquée même si ce préjudice demeure exceptionnel lorsqu'il est reconnu de façon indépendante, et qu’il faudrait pouvoir démontrer la réalité d’une angoisse réelle liée à la Covid-19 liée, par exemple, à l’absence de port de masque et à la peur d’une contamination.

[40] Cette formule est extraite de l’interview de l’ancienne ministre de la Santé, Georgina Dufoix, sur la chaîne de télévision TF1, le 4 novembre 1991 : « Je me sens profondément responsable ; mais pour autant, je ne me sens pas coupable, parce que vraiment, à l’époque, on a pris des décisions dans un certain contexte, qui étaient pour nous des décisions qui nous paraissaient justes ». Elle sera relaxée le 9 mars 1999 par la Cour de justice de la République du crime d’homicide involontaire.

[41] Voir le jugement récent, dans l’affaire du Chlordécone, du tribunal administratif de Paris du 24 juin 2022 N° Lexbase : A616878X. Le tribunal a relevé des « négligences fautives » de l’État dans l’utilisation de ce pesticide mais a rejeté les demandes d’indemnisation sur le préjudice d’anxiété.

[42] CGCT, art. L. 2212-2 N° Lexbase : L0892I78.

[43] CE, 18 avril 1902, n° 04749, Commune de Néris-Les-Bains N° Lexbase : A2252B8W.

[44] CE, sect., 18 décembre 1959, Les films Lutétia N° Lexbase : A2581B84.

[45] CE, ord., 17 avril 2020, n° 440057, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A87973KZ.

[46] TA Caen, 31 mars 2020, n° 2000711 N° Lexbase : A49823KQ.

[47] TA Montreuil, 3 avril 2020, n° 2003861 N° Lexbase : A66213KG.

[48] CE, 19 mai 1933, Benjamin N° Lexbase : A3106B8K.

[49] CE, ord., 22 mars 2020, Syndicat des jeunes médecins, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A03603KK.

[50] Nous reprenons ici, en la renversant, la fameuse formule du commissaire du Gouvernement Edmond Corneille, dans ses conclusions sous l’arrêt du Conseil d’État de 1917, n° 59855, Baldy N° Lexbase : A7421B7Y : « [L]a liberté est la règle et la restriction de police l’exception ».

[51] Les dispositions permises dans le cadre de l’état d'urgence sanitaire et du régime de sortie de crise instauré par la suite pour lutter contre l'épidémie liée à la Covid-19, ont pris fin le 31 juillet 2022, la loi n° 2022-1089, du 30 juillet 2022 N° Lexbase : L5682MDS mettant fin à ces deux régimes d'exception.

[52] Une concession de service public est une forme de contrat juridique où un concessionnaire, une société privée le plus souvent, prend en charge les frais d’exploitation et d’entretien courant d’un service public.

[53] Ministère de l’Économie, note du 18 mars 2020 de la Direction des affaires juridiques, La passation et l’exécution des marchés publics en situation de crise sanitaire.

[54] L’article 1218 du Code civil N° Lexbase : L0930KZH dispose qu’« il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur ».

[55] CE, 13 mars 1991, n° 80846, Entreprise Labaudinière N° Lexbase : A1288AR7.

[56] CE 6e-10e s.-sect. réunies, 27 janvier 1989, n° 80064, Compagnie d’assurances le groupe Drouot N° Lexbase : A2377AQ4.

[57] Des juges du fond ont en effet refusé de qualifier de force majeure l’épidémie de grippe H1N1 en 2009, le virus de la dengue ou encore celui du chikungunya, en raison des risques jugés limités (connaissance de la maladie, risques de diffusion, absence de létalité, etc.) :  CA Paris, 25  septembre 1996, n°  1996/08159 ; CA Besançon, 8  janvier 2014, n°  12/02291 N° Lexbase : A0447KTQ ; CA Nancy, 22  novembre 2010, n°  09/00003 N° Lexbase : A1459GLM ; CA Basse-Terre, 17  décembre 2018, n°  17/00739 N° Lexbase : A5434YRP.

[58] CA Colmar, 6e ch., 12 mars 2020, n° 20/01098 N° Lexbase : A73603IG.

[59] CE, 30 mai 1916, n° 59928, Compagnie d’éclairage du gaz de Bordeaux N° Lexbase : A0631B9A.

[60] CE 7e-5e s.-sect. réunies, 14 juin 2000, n° 184722, Commune de Staffelfelden N° Lexbase : A9265AGA.

[61] CE 2e-7e ch. réunies, 21 octobre 2019, n° 419155, Société Alliance, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9739ZR7.

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