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par Julien Lagoutte, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université de Bordeaux, Institut de sciences criminelles et de la justice
le 21 Juin 2023
Cet article est issu du dossier spécial de publication des actes du colloque « Écologisme et droit pénal » qui s’est tenu à Agen le jeudi 6 avril 2023 sous la direction scientifique de Julien Lagoutte. Le sommaire de ce dossier et les enregistrements audio du colloque sont à retrouver en intégralité sous ce lien : N° Lexbase : N5892BZA |
Mots-clés : droit pénal de l’environnement • état de nécessité • faits justificatifs • légitime défense • infraction écologiste
Poursuivis pour des infractions écologistes, les militants adoptent souvent une stratégie consistant à invoquer l’état de nécessité mais qui, en l’état du droit positif, est vouée à l’échec. Une réforme s’impose donc en faveur d’une écologisation de l’état de nécessité mais aussi de la légitime défense, et ce, aux fins d’une mise en cohérence du droit pénal avec les enjeux de notre temps, d’une part, et pour sécuriser l’action militante des écologistes, d’autre part, compte tenu de l’anathème outrancière dont ils font l’objet aujourd’hui.
1. Responsabilité ou irresponsabilité ? – « Nous sommes la Dernière Génération de l'ancien monde… et nous ferons tout ce qui est nécessaire pour protéger notre génération et toutes celles à venir… Nous ne sommes pas là pour sensibiliser, supplier ou divertir. Nous sommes là pour forcer le changement requis pour que ce monde advienne… Nous sommes là pour des actions, pas des mots… Si nous ne sommes pas entendus, nous perturberons, semaine après semaine, comme l’ont fait maintes fois celles et ceux qui nous ont précédés dans leur lutte pour les droits humains… Nous nous engageons à désobéir… Nous sommes ouverts et non violents… Nous accepterons les conséquences de nos actions. » [1] Voilà quelques extraits, allégés des envolées lyriques et romantiques qu’on y retrouve aussi, de l’appel du Réseau A22, auquel adhère, notamment et pour la France, le groupe Dernière Rénovation. Un manifeste écologiste en quelque sorte, tel celui rédigé par Marx et Engels pour le parti communiste ; le manifeste, en tous cas, d’un certain écologisme international, bien qu’ancré localement, le manifeste de ceux que certains appellent la Blocadie [2].
Les mots employés sont éloquents ; ils résonnent en tout cas particulièrement à l’oreille des juristes. Outre la référence évidente à Malcolm X [3], qui n’étonne pas puisqu’il s’agit bien de désobéissance civile [4] !, on devine que l’infraction écologiste est une option qui n’est pas exclue, voire qui est privilégiée [5]… dès lors qu’elle semblera nécessaire. « Nous accepterons les conséquences de nos actions » : ces militants acceptent une éventuelle responsabilité, y compris pénale ! Il est pourtant question ici de justification, de légitime défense, d’état de nécessité : s’agit-il alors de vouloir sauver ceux qui ne le souhaitent pas et qui, pour rester fidèles à leur engagement, devraient se résoudre à être réprimés ? Pas forcément, car, en prenant les faits tels qu’ils sont, il faut bien admettre que là où il y a des infractions écologistes, il y a en pratique une recherche d’irresponsabilité pénale. Et d’ailleurs, si vraiment il pouvait ou devait y avoir irresponsabilité pénale en cas d’infraction écologiste, ce serait que le droit lui-même n’attache aucune conséquence pénale à une telle action !
2. Infractions écologistes. Les infractions écologistes, infractions commises aux fins de défense de l’environnement, sont on ne peut plus actuelles et pourtant fort anciennes – l’histoire moderne ne se résumant pas à celle d’une longue inertie face aux désastres de l’industrialisation et de la mondialisation [6]. Elles peuvent être réparties en deux catégories [7].
D’un côté, certaines actions ont pour objectif de faire véritablement obstacle à une atteinte qui menace concrètement une entité naturelle (écosystème, animal, arbre, cours d’eau, etc.). C’est le cas de zadistes protégeant une zone humide sensible, de faucheurs d’OGM craignant un ensemencement de champs voisins, de militants bloquant les travaux d’extension d’une mine à ciel ouvert, de promeneurs obstruant le passage des chevaux d’amateurs de chasse à courre. D’un autre côté, on trouve des opérations consistant exclusivement à alerter les pouvoirs publics, les médias, les citoyens, à propos d’une menace écologique plus ou moins connue, diffuse ou actuelle. Ainsi des décrocheurs de portraits, des jets de peinture de Dernière Rénovation sur des œuvres d’art, des intrusions de Greenpeace dans des enceintes nucléaires ou des campagnes de sensibilisation de ceux qui aspergeaient de faux sang les manteaux de fourrure, il y a longtemps déjà.
3. Moyens de défense. Ces infractions sont assez globalement poursuivies et les prévenus ne manquent pas alors d’invoquer des moyens de défense. S’ils sont prêts à accepter les conséquences pénales de leurs actions, c’est donc à la condition, toutefois, qu’ils ne puissent pas bénéficier de légitimes causes d’irresponsabilité pénale ! Car en leur présence, le droit prive précisément la commission d’une infraction de toutes conséquences.
Ces moyens de défense sont multiples. On ne reviendra pas sur la liberté d’expression, qui semble aujourd’hui être la seule – et étroite [8] – porte de sortie des militants écologistes [9] : l’invoquer n’a pas été le premier réflexe des auteurs d’infractions écologistes. Ils ont, d’abord, pensé à de très classiques faits justificatifs : la légitime défense de l’article 122-5 du Code pénal N° Lexbase : L2171AMD, très rarement [10], alors pourtant que ce sont bien des attaques que subit l’environnement [11] ; et l’état de nécessité de l’article 122-7 du même code N° Lexbase : L2248AM9, trop souvent [12], la question étant dès lors envisagée sous le prisme de ce seul fondement en doctrine [13]. Ces faits justificatifs sont presque systématiquement invoqués en défense avec toujours le même résultat : un inévitable échec [14] ! Le droit positif est trop restrictif pour que les militants puissent échapper aux conséquences pénales de leurs actions sur le fondement de ces textes.
4. État de nécessité environnemental et légitime défense environnementale. Ce qu’il faudrait pour que l’on reconnaisse une légitime défense environnementale ou un état de nécessité environnemental, c’est donc une réforme. Mais précisément : faut-il une réforme ? Faut-il une écologisation de l’état de la légitime défense et de l’état de nécessité ?
Sans même évoquer le caractère inhérent, voire salvateur de la désobéissance civile à toute vraie démocratie [15], on peut soutenir qu’une telle évolution s’impose, ne serait-ce que pour sécuriser juridiquement les actions militantes, pour inverser le rapport de force qui fait qu’alors que seuls 24 % des quelques infractions contre l’environnement constatées font l’objet de procès pénaux en bonne et due forme [16], la poursuite des infractions pour l’environnement, certes beaucoup moins insidieuses et clandestines, semble presque systématique [17]. Il faut une écologisation de la légitime défense et de l’état de nécessité ! Il en sera ici défendu le principe et proposé des modalités.
I. Le principe d'écologisation de l’état de nécessité et de la légitime défense
5. Pourquoi défendre l’écologisation de la légitime défense et de l’état de nécessité ? Pour des raisons simples répondant à deux exigences classiques en droit : cela serait juste et utile.
A. Justice de l’évolution
6. Nécessité.
L’écologisation de la légitime défense et de l’état de nécessité apparaît conforme à une exigence de justice, de légitimité. C’est ce que l’on peut conclure en mettant les choses en perspectives avec un certain nombre de principes du droit pénal.
Au regard, d’abord, du principe de nécessité, la légitimité d’un état de nécessité ou d’une légitime défense environnementale se justifie pleinement au regard des menaces qui pèsent sur l’environnement [18], d’un côté, et de la valeur juridique que ce dernier, ainsi que sa protection, se voient reconnaître aujourd’hui, d’un autre côté . Sur ce dernier point, il suffit de citer quelques grands textes internationaux [19] – des premières conventions utilitaristes, comme celle de 1883 sur la protection des phoques à fourrure, au récent traité sur la conservation de la biodiversité marine en haute mer en cours de finalisation [20], en passant par la Déclaration de Stockholm en 1972 – et européens [21], complétés de sources tirées de notre droit constitutionnel, la Charte de l’environnement inspirant de plus en plus le Conseil constitutionnel [22].
Plus spécifiquement, l’environnement est aussi valorisé par des normes pénales, et ce, à l’échelle globale [23], régionale [24] et nationale. Le Code pénal lui-même, en effet, fait de « l’équilibre de son milieu naturel et son environnement » un des « intérêts fondamentaux de la nation » [25]. C’est l’ériger en bien juridico-pénal méritant que l’on incrimine des comportements qui pourraient lui nuire et, par là même, qu’on puisse commettre des infractions en son nom. Question de cohérence.
7. Proportionnalité. La cohérence du système répressif est encore en cause lorsqu’il est question, ensuite, du principe de proportionnalité de la loi pénale. On admet déjà aujourd’hui que des infractions puissent être commises pour sauvegarder non seulement des personnes mais aussi des biens. Il semblerait logique, proportionné, qu’il puisse en être de même pour l’environnement.
S’agissant des biens – soit de la propriété – pour commencer, on peut sans doute concéder aujourd’hui, en dépit de l’équivalence des valeurs juridiques de cette dernière et de l’environnement, que celui-ci est plus important que les biens que nous possédons. De quoi sommes-nous propriétaires ? De quoi sont faits nos biens, si ce n’est d’entités naturelles transformées ou à l’état brut ? Pour le dire clairement : sans l’environnement, sans les éléments qui le composent, pas de biens, pas de propriété. La seconde est forcément ordonnée à la première. Qui peut le plus peut le moins : le système répressif qui autorise la légitime défense de la propriété privée peut – doit ! – autoriser celle de l’environnement !
Quant aux personnes, pour finir, on pourrait tenir le même raisonnement : sans biosphère équilibrée, climat suffisamment modéré ou ressources naturelles en quantité suffisante, pas de vie possible, pas d’humanité, pas d'êtres humains… Mais on ne le fera pas par attachement à l’idée que les personnes sont des fins en soi et qu’il n’est ni possible ni souhaitable de les subordonner à d’autres valeurs. Deux précisions, en revanche. Premièrement, lorsque l’on envisage la personne dans les articles 122-5 N° Lexbase : L2171AMD et 122-7 N° Lexbase : L2248AM9, on ne se réfère pas seulement à leur vie ou leur intégrité corporelle mais à l’ensemble de leurs intérêts extrapatrimoniaux – vie privée, liberté sexuelle, intégrité morale. Or s’il est difficile d’admettre qu’on mette l’environnement au-dessus de la vie d’une personne, on peut avoir moins de scrupule à le placer au-dessus de son honneur ou de son image… Secondement, il suffit, pour ne vexer personne, de considérer que l’environnement a au moins autant de valeur que la personne humaine pour tenir pour juste et proportionnée l’écologisation de la légitime défense et de l’état de nécessité.
8. Légalité. Enfin, une telle évolution serait légitime au regard du principe de légalité, simplement car il ne le violerait pas – à l’inverse de ce qui est couramment dit sur la contrariété de principe de la matière environnementale à ses exigences.
Le terme « environnement » lui-même, polysémique et renvoyant à des représentations et des réalités diverses [26], n’est peut-être – la nuance est importante ! – pas conforme à la légalité. Mais le plus souvent, c’est à d’autres notions, plus précises, que se réfèrent les textes : les eaux, l’air, l’atmosphère, le sol et le sous-sol, les bois, forêts, landes ou maquis, la faune et la flore, voire les individus appartenant à telle ou telle espèce ou catégorie. Elles ne heurtent aucunement les exigences de précisions et de clarté de la loi pénale... pour qui veut s’instruire ou, au moins, s’informer.
La justice commande donc l’écologisation de la légitime défense et de l’état de nécessité.
B. Utilité de l’évolution
9. Inadéquation de l’état de nécessité et de la légitime défense actuels. L’écologisation de la légitime défense et de l’état de nécessité peut encore sembler utile, voire nécessaire au regard de l’insuffisance du droit positif.
Cette insuffisance, c’est évidemment, pour commencer, celle de la légitime défense et de l’état de nécessité, lesquels sont envisagés de manière trop stricte pour être invocables par les militants écologistes.
Tout d’abord, ces faits justificatifs supposent que l’infraction réponde à un danger actuel. Cela conduit la jurisprudence à exclure la justification d’infractions écologistes commises pour éviter la réalisation d’un risque incertain : quant au moment de sa survenance – ce qui fonde le refus de l’état de nécessité aux militants agissant contre l’inaction climatique [27] ou pour alerter de la vulnérabilité de sites nucléaires à des attaques terroristes [28] ; voire quant au principe même de son existence – impliquant un rejet du risque de précaution, ne faisant pas l’objet d’un consensus scientifique, au détriment des faucheurs d’OGM [29], par exemple.
Ensuite, l’état de nécessité et la légitime défense ne peuvent être invoqués que pour sauver une personne ou un bien concrètement menacé et non l’environnement [30]. On plaide ainsi en vain en affirmant que les conséquences du réchauffement climatique se font déjà sentir, que la modification de la composition de l’atmosphère peut être analysée comme un préjudice écologique d’ores et déjà caractérisé. On ne peut, en droit positif, agir pour sauver le climat mais seulement pour sauver une personne ou un bien qui serait actuellement mis en danger par le changement climatique. Il n’existe qu’une possibilité : admettre ces faits justificatifs au profit de celui qui aura agi pour sauver une entité naturelle appropriée, ayant le statut juridique de bien, tel un animal domestique [31], une parcelle de terrain. Mais une autre limite se révèle alors : on ne saurait défendre un bien contre son propriétaire ! Celui qui bat son chien ou défriche entièrement son terrain ne peut subir d’infraction commise en légitime défense ou en état de nécessité [32].
Ensuite encore, la Chambre criminelle juge que l’infraction n’est commise en état de nécessité ou de légitime défense qu’autant qu’elle a été nécessaire, c’est-à-dire qu’elle a constitué le seul moyen d’éviter effectivement la réalisation du danger qui l’a motivée [33]. L’infraction, seul moyen : cela avait déjà conduit la Chambre criminelle à ne pas justifier le fauchage d’OGM [34] ; c’est ce qu’elle vient de juger à propos de militants ayant enduit de peinture des bidons de glyphosate dans un magasin de jardinage : « ils avaient accès à de nombreux moyens d’action, politiques, militants, institutionnels qui existent dans tout État démocratique » [35]. L’infraction, moyen utile : c’est ce que n’est pas le décrochage d’un portrait présidentiel affirme aussi la Cour de cassation [36]. Elle en dirait autant du fait d’asperger de soupe ou de peinture un tableau.
Enfin, la loi, pour la légitime défense, la jurisprudence, pour l’état de nécessité, ne justifient que les infractions commises contre des attaques ou des dangers injustes [37]. Cela interdit la justification d’infractions écologistes commises pour empêcher l’exercice d’activités peut-être dangereuses pour l’environnement mais néanmoins autorisées par l’administration. On ne saurait ni faucher les plants transgéniques de celui qui détient l’agrément requis pour les cultiver ni commettre des dégradations pour empêcher l’extension d’une mine dont l’exploitation a été autorisée.
10. Insuffisance de l’article 73 du Code de procédure pénale. Pour finir, l’insuffisance du droit positif tient à l’absence de palliatifs ou pis-aller satisfaisants. On songe spécialement à l’article 73 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L3153I38, qui autorise toute personne à interrompre la commission d’une infraction punie d’une peine privative de liberté et à appréhender son auteur afin de le conduire à un officier de police judiciaire. Cela offre une possibilité aux militants car les infractions environnementales punies d’emprisonnement sont de plus en plus nombreuses. Mais cette possibilité est limitée : d’abord, le texte n’est applicable qu’en cas d’infraction flagrante, ce qui implique, en pratique, d’en être témoin – comme en matière de légitime défense et d’état de nécessité, du reste ; ensuite, cela laisse hors d’atteinte les contraventions, certains délits [38] et, a fortiori, les atteintes non manifestement illicites à l’environnement ; enfin, les actions des militants écologistes ne s’inscrivent pas, en pratique, dans cette logique d’auxiliaire de police.
On le voit, l’écologisation de la légitime défense et de l’état de nécessité, juste et utile, peut être défendue en son principe même !
II. Les modalités de l’écologisation de l’état de nécessité et de la légitime défense
11. Comment instituer la légitime défense environnementale et l’état de nécessité environnemental ? Par une évolution du droit positif, bien entendu, spécialement sous forme d’extensions des articles 122-5 N° Lexbase : L2171AMD et 122-7 N° Lexbase : L2248AM9 du Code pénal. Dans la mesure du possible car s’il y a des extensions possibles de ces faits justificatifs, il faut bien admettre que d’autres sont impossibles à opérer. Ils existent donc des limites à rappeler.
A. Les extensions possibles
12. Objet sauvegardé. L’optimisme, d’une part, conduit à considérer qu’un certain nombre d’extensions de la légitime défense et de l’état de nécessité est possible. Elles touchent à trois éléments.
C’est le cas, d’abord, de l’objet sauvegardé par l’infraction. Les choses sont assez simples. Le problème actuel tient au fait qu’on ne peut sauvegarder par la commission d’une infraction qu’une personne ou un bien [39]. La solution, quant à elle, est facilitée par le fait que le principe de légalité ne s’oppose pas par principe à ce que l’on se réfère, dans une norme pénale, à la notion d’environnement ou à une autre plus précise représentant ce bien juridique [40]. Il suffit donc d’intégrer aux articles 122-5 et 122-7 du Code pénal une telle référence, que l’on situerait idéalement juste après les personnes et juste avant les biens.
13. Actualité du péril. S’agissant, ensuite, du caractère actuel du péril pesant sur l’environnement, une extension est également possible, par la voie de l’interprétation des textes actuels comme par celle de leur modification.
La difficulté actuelle tient en effet à ce que la jurisprudence – et parfois la doctrine [41] – concentre dans le qualificatif « actuel » deux mots au sens légèrement différents : premièrement, le mot français « actuel » dont le sens commun est « qui se produit, qui existe au moment présent » [42] ; secondement, le même mot français, mais dans une acception philosophique qui rejoint le terme anglais « actual », signifiant « effectif » ou « véritable », par opposition à ce qui n’est que pensé comme tel [43]. Alors que le premier justifie que l’on écarte du champ de la justification les infractions commises avec trop d’anticipation, le second conduit à exclure également celle des faits qui, potentiellement présents, ne sont incertains que parce que manque un consensus scientifique en faveur de la reconnaissance de leur existence. Les deux situations sont très différentes. Lorsqu’en 1633, l’Inquisition force Galilée à renier sa théorie suivant laquelle la Terre tourne, cette réalité n’est précisément qu’une opinion, qui ne fait pas encore consensus : elle n’est pas certaine, on ne sait pas si la Terre tourne effectivement. Et pourtant, elle tourne au moment où parle Galilée ! Le consensus n’a pas fait démarrer ce phénomène par la suite. Il n’a fait qu’en admettre la réalité scientifique. Savoir si l’on doit admettre ou non que l’on puisse commettre une infraction pour protéger l’environnement contre un danger incertain dans ce sens précis revient finalement à se demander s’il est possible de faire pénétrer, à ce point, le principe de précaution dans le droit pénal. Rien n’empêche de penser qu’on le puisse à condition toutefois de respecter, évidemment, le strict cadre du principe de précaution [44]. Sous réserve, autrement dit, qu’en dépit de l’absence de consensus scientifique, une minorité de scientifiques sérieux soutiennent la thèse de l’existence du risque en question et qu’il s’agisse d’un risque de dommage grave et irréversible pour l’environnement ou la santé publique. Ainsi cantonnée – et textuellement encadrée – une telle évolution paraît à la fois nécessaire et raisonnable du double point de vue de la gravité des dommages environnementaux et des libertés individuelles.
14. Nécessité de l’infraction. C’est aussi par la voie de l’interprétation, enfin, que l’on peut faire évoluer l’appréciation du caractère nécessaire de l’infraction. Car exiger qu’elle constitue le seul moyen est une lecture très rigide et restrictive des articles 122-5 et 122-7 du Code pénal. Une lecture que l’on n’a pas toujours. On considère parfois qu’il suffit que l’infraction constitue le ou l’un des meilleurs moyens de mettre un terme à l’attaque ou au péril [45]. C’est sur ce fondement que les anciens enseignaient que, face à une attaque, une victime peut se défendre, y compris si elle aurait pu s’échapper [46]. Il ne semble pas qu’à celui qui se fait agresser, on rétorque qu’après tout, « il avait accès à d’autres moyens de se protéger, telle que la fuite ou la dissimulation ». Lorsque le danger est véritablement imminent ou actuel, les voies légales sont précisément insuffisantes. Si vraiment des plantations ou des personnes sont exposées à une substance telle que le glyphosate, manifester ou former des recours n’est plus utile ; la dégradation peut s’imposer. Dans l’arrêt du 29 mars 2023, c’est peut-être davantage l’actualité du péril qui faisait défaut…
B. Les extensions impossibles
15. Injustice du péril. Il faut cependant faire preuve de réalisme, d’autre part, en reconnaissant que certaines extensions de la légitime défense et de l’état de nécessité sont impossibles. Les difficultés sont, cela dit, variables, l’impossibilité étant tantôt relative, tantôt absolue.
L’impossibilité n’est, dans un premier temps, que relative pour ce qui est du caractère injuste de la menace pesant sur l’environnement.
D’un côté, aujourd’hui déjà, les atteintes illicites à l’environnement sont d’ores et déjà suffisamment nombreuses pour que les militants écologistes aient tout le loisir de commettre des infractions satisfaisant les exigences de la loi et de la jurisprudence en matière de légitime défense et d’état de nécessité. Empêcher l’exploitation d’un élevage industriel n’ayant pas obtenu d’autorisation administrative, bloquer un transport de déchets radioactifs si le transporteur n’est pas porteur du document requis par le Code de l’environnement, empêcher des chasseurs landais de chasser l’ortolan ou à la glu, faire cesser le fonctionnement de mégabassines jugées illégales : tout cela est possible dès lors, bien entendu, que le reste des conditions de la justification – spécialement la nécessité et la proportionnalité de l’infraction commise – sont réunies !
D’un autre côté, dans une perspective prospective, le caractère injuste de la menace n’est un obstacle pratique important que parce que le droit pénal français de l’environnement est, dans sa très grande majorité, une discipline accessoire, dépendante du droit administratif et, donc, des autorisations et dérogations distribuées par l’autorité administrative ou des mises en demeure qu’elle ne délivre pas. L’évolution de la matière vers un modèle autonome, protégeant l’environnement en tant que tel et non pas le droit administratif de l’environnement, aurait, entre autres intérêts, l’avantage de diminuer les occurrences d’atteintes licites à l’environnement.
16. Utilité de l’infraction. L’impossibilité, dans un second temps, est en revanche absolue si l’on s’intéresse au caractère utile de l’infraction commise.
Lorsque, d’un côté, l’acte militant consistera à faire véritablement obstacle à une atteinte qui menace concrètement l’environnement, l’infraction commise présentera une véritable utilité. S’il n’existe immédiatement aucun meilleur moyen d’empêcher sa réalisation, elle sera donc nécessaire. Elle pourra aussi être proportionnée, au moins dans la même mesure – c’est une question de cohérence, encore ! – que la légitime défense des biens : autrement dit, sauf le cas de l’homicide volontaire.
D’un autre côté, lorsque l’infraction aura, en revanche, pour seul but de lancer l’alerte, alors, il ne pourra y avoir état de nécessité ou légitime défense environnementales. Jamais une infraction ne pourra empêcher le réchauffement climatique ou l’attaque terroriste simplement crainte d’une centrale nucléaire ! Dans ce cas, seule la liberté d’expression [47] paraît un moyen de défense adapté.
17. Dernières rénovations du Code pénal ? En conclusion, voici ce que pourrait donner concrètement l’écologisation de la légitime défense et de l’état de nécessité :
Article 122-5, alinéa 2, nouveau, du Code pénal [48] :
« N’est pas pénalement responsable, la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers l’eau, l’air, l’atmosphère, le sol et le sous-sol, la faune et la flore, un animal ou une plante, accomplit un acte de défense, autre qu’un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l'atteinte. »
Article 122-7, nouveau, du Code pénal :
« N’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui, un bien, l’eau, l’air, l’atmosphère, le sol et le sous-sol, la faune et la flore, un animal ou une plante, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne, du bien ou de l’environnement, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace. »
Article 122-7-1, nouveau, du Code pénal :
« Lorsque l’atteinte visée à l’article 122-5 du Code pénal ou le danger mentionné à l’article 122-7 du même code, bien qu’incertains en l’état des connaissances scientifiques, pourraient affecter de manière grave et irréversible l’eau, l’air, l’atmosphère, le sol et le sous-sol, la faune ou la flore [49], est également pénalement irresponsable celui qui accomplit un acte de défense ou un acte nécessaire à la sauvegarde de l’environnement dans les conditions posées aux articles susvisés. »
Dernières rénovations pour un nouveau monde ?
[2] N. Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, trad. G. Boulanger et N. Calvé, Babel Lux, 2015, p. 433 et s.
[3] Et à son « by any means necessary » prononcé lors d’un de ses discours, en 1964. L’expression est elle-même reprise de la conférence « Pourquoi nous employons la violence » prononcée par le grand Fanon à Accra en 1960 et employée, encore avant, par Sartre dans Les mains sales (1948).
[4] D. Bourg, C. Demay et B. Favre (dir.), Désobéir pour la Terre. Défense de l’état de nécessité, PUF, 2021, passim. ; P.-F. Laslier, La légitimation pénale des actions écologistes : une liberté de la désobéissance civile écologiste ?, Dr. pénal, 2023, Étude à paraître.
[5] « Nous nous engageons à désobéir ». V. à cet égard, D. Porchon et B. Villalba, Jusqu’où assumer la contre-violence en Anthropocène ?, AOC, 22 mai 2023.
[6] A.-C. Ambroise-Rendu, S. Hagimont, Ch.-F. Mathis et A. Vrignon (dir.), Une histoire des luttes pour l’environnement. 18e-20e Trois siècles de débats et de combats, Textuel, 2021.
[7] A. Dejean de la Bâtie, Droit pénal et mobiles militants : de l'indifférence à la déférence, AJ Pénal, 2020, p. 21.
[8] Encore que tout ne tient peut-être qu’à une question d’effort de motivation des juges du fond. V. Cass. crim., 29 mars 2023, n° 22-83.458, FS-B N° Lexbase : A53059L3. Sur la prédominance, en la matière, de la méthode des juges du fond sur le fond de ce qui est jugé, v. A. Costes, Décrochage des portraits officiels du Président de la République : quelques précisions à propos du contrôle de conventionnalité en droit pénal, obs. sous Cass. crim., 30 novembre 2022, n° 22-80.959, F-D N° Lexbase : A34938XN, Lexbase Pénal, février 2023, n° 57 N° Lexbase : N4391BZN.
[9] P. Roujou de Boubée, L’argument conventionnel de la légitimité : les décrocheurs de portraits sont-ils des « criminels légaux » ?, ce numéro. Adde S. Detraz, Le contrôle de proportionnalité en droit pénal environnemental, à paraître ; P.-F. Laslier, op. cit.
[10] Le seul exemple trouvé – et encore le moyen de défense est-il sous-exploité – est Cass. crim., 7 février 2007, n° 06-80.108, F-D N° Lexbase : A3018D9N.
[11] J. Lagoutte, La légitime défense environnementale : inspirations puisées dans l’œuvre d’Hayao Miyazaki (et d’Isao Takahata), in Miyazaki et le droit. Du rêve à la réalité, PUAM, coll. Inter normes, 2023, à paraître.
[12] Cass. crim., 19 novembre 2002, n° 02-80.788, inédit N° Lexbase : A2434CXG ; Cass. crim., 7 février 2007, préc. ; Cass. crim., 3 mai 2011, n° 10-81.529, FS-D N° Lexbase : A2474HQP ; Cass. crim., 15 juin 2021, n° 20-83.749, F-B N° Lexbase : A00954WG ; Cass. crim., 22 septembre 2021, n° 20-80.489, FS-B N° Lexbase : A134647Y, n° 20-80.895, FS-D N° Lexbase : A442447Y et n° 20-85.434, FS-B N° Lexbase : A134747Z ; Cass. crim., 29 mars 2023, n° 22-83.911, F-B N° Lexbase : A39239LU.
[13] D. Bourg, C. Demay et B. Favre, op. cit. ; S. Detraz, op. cit. ; P.-F. Laslier, op. cit.
[14] Si l’on excepte quelques décisions hasardeuses de juridictions audacieuses.
[15] D. Bourg, C. Demay et B. Favre, Introduction. La désobéissance civile environnementale en état de nécessité ?, p. 7 et s., et D. Bourg, Des fondements et fonctions de la désobéissance civile, p. 15 et s., in D. Bourg, C. Demay et B. Favre, préc.
[16] M. Bouhoute et M. Diakhaté, Le traitement du contentieux de l’environnement par la justice pénale entre 2015 et 2019, Infostat Justice, 2021, n° 182.
[17] Et il ne s’agit que de l’une des asymétries – des iniquités : – caractérisant la manière dont est traité le militantisme, écologiste en particulier. La violence de la répression policière (S. Foucart, Mégabassines : « La débauche de moyens dépêchés par l’État contre les opposants contraste avec la tranquillité dont jouissent les tenants de l’agro-industrie », Le Monde, 26 mars 2023 [en ligne] ; M. Kokoreff, Raconter Sainte-Soline : mégabassines et violences d’État, AOC, 4 avril 2023 [en ligne]), du discours politique (G. d’Allens, « Écoterrorisme », un mot prétexte contre la lutte écologique, Reporterre, 3 novembre 2022 [en ligne]) mais aussi des pratiques, telles que la cellule Demeter (A. Massiot, «Agribashing» : enquête sur la cellule Demeter, dispositif politique contre une menace fantôme, Libération, 8 septembre 2020 [en ligne] ; Cellule Demeter : enquête sur les dérives de la lutte contre les violences agricoles, France Culture, 30 octobre 2021 [en ligne]) ou le marquage par PMC (F. Buisson, Sainte-Soline ou la politique de la zone, AOC, 24 avril 2023 [en ligne]), voire des politiques publiques n’ayant, a priori, aucun rapport avec la question environnementale, comme celle des contrats d’engagement républicain issus de la loi du 24 août 2021 N° Lexbase : L6128L74 (J. Talpin, Loi séparatisme : la critique associative face au contrat d’engagement républicain, AOC, 17 février 2023 [en ligne]) en sont d’autres. Et, comme le rappelle Maxime Brenaut (in « La qualification des "infractions écologistes" », ce numéro), cela n’est pas une nouveauté…
[18] À cet égard, v. simplement Giec, Synthesis Report of the IPCC Sixth Assessment Report (AR6). Longer Report, 20 mars 2023.
[19] J.-M. Lavieille, H. Delzangles et C. Le Bris, Droit international et européen de l’environnement, Ellipses, 4e, 2018.
[20] Communications des Nations Unies relatives à l'élaboration d'un texte sur la conservation de la biodiversité marine au-delà des zones de juridiction nationale [en ligne]. V. D. Bailly, P.-Y. Cadalen, B. Guilloux et alii, Biodiversité marine, vers un nouveau traité de l’ONU, AOC, 4 avril 2023 [en ligne].
[21] Sans même détailler la jurisprudence de la Cour europénne des droits de l’Homme (v. pour une synthèse, CEDH, Guide sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. Environnement, mise à jour 31 août 2022) et les mille et cent règlements et directives de l’Union européenne en la matière, on citera l’article 191 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne N° Lexbase : L2497IP8 et l’article 37 de sa Charte des droits fondamentaux N° Lexbase : L0230LGM.
[22] Jusqu’à le mener à considérer la protection de l’environnement comme un objectif à valeur constitutionnelle pouvant limiter la liberté d’entreprendre (Cons. const., décision n° 2019-823 QPC, du 31 janvier 2020 N° Lexbase : A85123CA).
[23] V. ainsi les conventions Marpol, relative aux pollutions maritimes, et CITES, sur le commerce des espèces protégées, de 1973. Pour d’autres exemples, v. J. Lagoutte, L’apport du droit pénal international à la réaction aux risques et dommages environnementaux, in L’apport du droit privé à la protection de l’environnement, dir. J. Lagoutte, Mare & Martin, 2022.
[24] Où l’on retrouve spécialement la Directive du 19 novembre 2008 relative à la protection de l'environnement par le droit pénal N° Lexbase : L1148ICI, actuellement en pleine révision. V. J. Lagoutte, L’influence (toute relative) du droit de l’Union européenne sur le droit pénal de l’environnement, in L’influence du droit de l’Union européenne sur le droit pénal spécial, dir. M. Bardet et T. Herran, IFJD, 2023, à paraître.
[25] C. pén., art. 410-1 N° Lexbase : L1980AMB.
[26] L. Fonbaustier, Environnement, Anamosa, coll. Le mot est faible, 2021.
[27] Cass. crim., 3 mai 2011, préc.
[28] Cass. crim., 15 juin 2021, préc.
[29] Cass. crim., 19 novembre 2002, préc. ; Cass. crim., 7 février 2007, préc.
[30] Comme l’a très tôt remarqué le Professeur Jacques-Henri Robert, in Droit pénal général, 3e, PUF, 1998, p. 250, et 258.
[31] V. not. Cass. crim., 8 mars 2011, n° 10-82.078, F-D N° Lexbase : A4085HMA cité à tort (A. Vouland, Portrait de l’état de nécessité en droit français, in D. Bourg, C. Demay et B. Favre, op. cit., p. 207 et s.) comme témoignant d’une approche large de l’état de nécessité en droit français…
[32] Quoi qu’en dise le site du ministère de l’Intérieur… [en ligne]. Précisons que cela est sans incidence sur la responsabilité pénale du propriétaire lui-même au titre de la contravention de mauvais traitement envers un animal (C. pén., art. R. 654-1) ou du délit de défrichement non autorisé (C. for., art. L. 363-1).
[33] Cass. crim., 22 septembre 2021, préc.
[34] Cass. crim., 19 novembre 2002, préc. ; Cass. crim., 7 février 2007, préc. ; Cass. crim., 3 mai 2011, préc. ;
[35] Cass. crim., 29 mars 2023, préc.
[36] Cass. crim., 3 mai 2011, préc. Adde Cass. crim., 15 juin 2021, préc.
[37] S. Detraz, op. cit.
[38] Ainsi de certains délits forestiers (C. for., not. art. L. 163-2 N° Lexbase : L0408MDH, L. 163-5 N° Lexbase : L0410MDK, L. 163-6 N° Lexbase : L0308MDR, L. 163-9 N° Lexbase : L0309MDS) ou des pollutions maritimes commises au-delà de la mer territoriale (C. env., art. L. 218-22 N° Lexbase : L2133IBM).
[39] Supra, n° 9.
[40] Supra, n° 8.
[41] S. Detraz, op. cit. ; P.-F. Laslier, op. cit. ; J.-Ch. Saint-Pau, op. cit.
[42] TLFi, V° « Actuel ».
[43] Ibid.
[44] Ph. Kourilsky et G. Viney, Le principe de précaution, Odile Jacob, 2000.
[45] Not. P.-F. Laslier, op. cit. ; X. Pin, Droit pénal général, Dalloz, 14e, 2023, n° 260 ; J. Pradel, Droit pénal général, 21e, Cujas, 2016, n° 344 ; F. Rousseau, L’imputation dans la responsabilité pénale, Dalloz, NBT, 2009, n° 128.
[46] H. Donnedieu de Vabres, Traité élémentaire de droit criminel et de législation pénale comparée, Sirey, 1947, n° 397 ; R. Garraud, Traité théorique et pratique de droit pénal français, t. 2, Sirey, 3e, 1914 n° 446 ; G. Vidal et J. Magnol, Cours de droit criminel et de science pénitentiaire, Arthur Rousseau, 9e, 1947 n° 203.
[47] Ou, dans le cadre des strictes limites qu’il pose, l’article 122-9 du Code pénal N° Lexbase : L0902MCE.
[48] À glisser entre les deux alinéas existants, l’environnement devant primer au moins la propriété.
[49] Il s’agit des termes de l’article 5 de la Charte de l’environnement.
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