La lettre juridique n°949 du 15 juin 2023 : Avocats

[Jurisprudence] Critiquer n'est pas diffamer : quelques rappels à propos de la liberté de parole de l'avocat

Réf. : Cass. civ. 2, 20 avril 2023, n° 21-22.206, F-B N° Lexbase : A22669QY

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par Tom Bonnifay, Avocat associé, Vouland-Grazzini & Associés

le 28 Juillet 2023

Mots-clés : jurisprudence • avocat • diffamation • liberté • critique

L'arrêt commenté nous rappelle que si l'avocat s'expose à des sanctions civiles lorsque les écritures qu'il produit en justice sont diffamante, injurieuses ou outrageantes, il est en revanche protégé par le principe de l'immunité judiciaire établi par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse lorsqu'il ne fait qu'apporter une appréciation négative, même virulente ou excessive, sur les écritures de son adversaire.


 

La rhétorique d'un avocat peut être excessive sans être répréhensible. L'arrêt commenté (Cass. civ. 2, 20 avril 2023, n° 21-22.206, F-B) nous rappelle que si l'avocat s'expose à des sanctions civiles lorsque les écritures qu'il produit en justice sont diffamante, injurieuses ou outrageantes, il est en revanche protégé par le principe de l'immunité judiciaire établi par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse N° Lexbase : Z69519IK lorsqu'il ne fait qu'apporter une appréciation négative, même virulente ou excessive, sur les écritures de son adversaire.

La liberté de parole de l'avocat et ses limites

Longtemps, les Bâtonniers rappelaient aux jeunes stagiaires, sur le point de devenir avocats, les mots d'un magistrat. Ceux que l'illustre avocat général Portail prononça devant le Parlement de Paris le 21 janvier 1707 : « il est des espèces où l’on ne peut défendre la cause sans offenser la personne, attaquer la justice sans déshonorer la partie, expliquer les faits sans se servir de termes durs. Dans ces cas, les faits injurieux, dès qu’ils sont exempts de calomnie, sont la cause même. La partie qui s’en plaint doit plutôt accuser le dérèglement de sa conduite, que l’indiscrétion de l’avocat ».

En d'autres termes, les droits de la défense ne seraient pas garantis si la liberté de parole des avocats à la barre n'était pas reconnue et même protégée.

C'est à ce souci de protection des droits de la défense que répond le principe de l'immunité judiciaire établi par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse [1]. Devant les tribunaux, les discours prononcés et les écrits produits par les avocats, tout comme ceux des parties, des témoins et des experts, ne peuvent donner lieu « à aucune action en diffamation, injure ou outrage » (Cass. crim., 14 novembre 2006, n° 06-83.120, F-P+F N° Lexbase : A7971DSZ, Bull. crim. n° 283 ; Cass. crim., 8 juin 1999, n° 96-82.519, Bull. crim. n°127).

Cette protection s'applique devant toutes les juridictions (juridictions civiles[2], arbitrales,[3]  pénales[4]...) et couvre les paroles et tous les écrits soumis à l’appréciation du juge : assignations, citations directes, conclusions, mémoires[5].

L'immunité de la défense n'a cependant pas une portée absolue.

Premièrement, une procédure pénale peut être engagée à l'encontre d'un avocat qui tient des propos injurieux, outrageants ou diffamatoires sans lien avec l'affaire (ex : pour une partie ayant qualifié son contradicteur de « fasciste » dans le cadre d'une procédure de faux et d'usage de faux : Cass. crim., 27 septembre 2000, n° 99-87.929 N° Lexbase : A3303AUU, Bull. crim. n° 280).

Deuxièmement, l'immunité pénale ne s'étend pas aux poursuites disciplinaires (Cass. civ. 1, 10 septembre 2015, n° 14-24.208, F-P+B N° Lexbase : A9400NNH, Bull. 2015, I, n°196 ; Cass. civ. 1, 10 septembre 2015, n° 14-24.208, F-P+B N° Lexbase : A9400NNH, Bull. civ. I, n° 296 ; Cass. civ. 1, 14 octobre 2010, n° 09-16.495 et n° 09-69.266 N° Lexbase : A8644GBR ; Cass. civ. 1, 16 décembre 2003, n° 03-13.353, FS-P N° Lexbase : A5236DA8).

En d'autres termes, « un avocat peut donc faire l'objet de poursuites disciplinaires, alors même que les propos qu'il a tenus à l'audience ne peuvent faire l'objet de poursuites pénales ; une telle situation s'est rencontrée à plusieurs reprises dans la pratique judiciaire » (F. Saint-Pierre, Pratique de la défense pénale, LGDJ, 2020, p. 288).

Troisièmement, les discours injurieux, outrageants ou diffamatoires peuvent faire l'objet de sanctions civiles.

Ainsi, lors du jugement du fond de l'affaire, le tribunal peut prononcer la suppression des termes outrageants, diffamatoires ou injurieux tenus lors de l'audience ou écrits dans les conclusions des parties.

C'est ce que l'on appelait autrefois le « bâtonnement ».

Le tribunal peut également condamner l'auteur au paiement de dommages-intérêts à la demande de la victime (loi du 29 juillet 1881, art. 41, al. 4 - Cass. civ. 2, 8 avril 2004, n° 01-16.881, FS-P+B N° Lexbase : A8255DBD, Bull. civ. II, no 183).

Les faits

Les faits de l'arrêt commenté s'inscrivent dans ce dernier cas de figure.

Dans le cadre d'une procédure de contestation d'honoraires, le conseil de l'appelant avait déposé des conclusions en réplique dans lesquelles il relevait que « les écritures des sieurs X imposent une réponse, omettant largement la réalité des faits et procédant d'une mauvaise foi qui confine à l'escroquerie ».

Saisie de conclusions en ce sens, la première présidente avait considéré que le fait d'assimiler les demandes et moyens d'une partie à une escroquerie constituait une diffamation.

En conséquence, elle avait ordonné la cancellation des termes « et procédant d'une mauvaise foi qui confine à l'escroquerie ».

Elle avait également condamné l'intéressé au paiement de 500 euros de dommages-intérêts à titre de réparation à chacun des intimés au motif que « le fait d'être présenté comme ayant la volonté d'obtenir un avantage indu par le fruit d'une action malhonnête, en utilisant un terme qualifiant une infraction cause un préjudice moral, puisqu'il remet gravement en cause l'intégrité de ceux qui sont visés. »

L'ordonnance du premier président de la cour d'appel était frappée d'un pourvoi en cassation.

Le requérant faisait notamment valoir qu'il n'avait fait qu'émettre une appréciation générale sur l'argumentation développée par la partie adverse, sans alléguer de fait précis, ce qui excluait toute diffamation.

La problématique et la solution

Critiquer les écritures de son contradicteur en lui reprochant « une mauvaise foi qui confine à l'escroquerie » constitue-t-il une diffamation au sens des articles 41 et 29, alinéa 1er, de la loi sur la liberté de la presse ?

Dans cet arrêt de principe, la Cour de cassation répond par la négative en soulignant que « les propos litigieux ne contenaient pas l'imputation d'un fait précis et déterminé de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération [...] ».

Elle casse sans renvoi l'ordonnance de la première présidente de la juridiction d'appel.

Quelques mots d'explications

On sait que l'exercice de la faculté de prononcer la suppression des écrits sur le fondement de l'article 41, alinéa 4, susvisé relève du pouvoir souverain des juges du fond (Cass. civ. 1, 7 février 1990, n° 87-10.887 N° Lexbase : A2595AHL, Bull. 1990, I, n° 37 ; Cass. civ. 2, 22 mars 2006, n° 04-13.933, FS-P+B sur le premier moyen N° Lexbase : A7931DN3).

La Cour de cassation opère toutefois un contrôle sur le caractère diffamatoire des propos dont la suppression est ordonnée.

Rappelons que la diffamation est définie par l’article 29, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse comme « toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ».

Il importe peu que la diffamation soit présentée sous une forme déguisée ou dubitative ou par voie d'insinuation (ex : Cass. civ. 2, 8 avril 2004, n° 01-12.638, F-P+B N° Lexbase : A8243DBW ; Cass. civ. 1, 14 juin 2007, n° 06-13.320, F-D N° Lexbase : A7912DWX).

Pour que l’élément matériel de l’infraction soit caractérisé, la jurisprudence exige seulement :

  • d’une part, que le fait allégué ou imputé, qu’il soit vrai, faux ou imaginaire (Cass. crim., 22 mai 1990, n° 87-81387 N° Lexbase : A5647CIY, Bull. n° 211 ; Cass. crim., 16 décembre 1986, n° 85-96.064 N° Lexbase : A6823AAX, Bull. n° 374), soit « précis » et « de nature à être, sans difficulté, l'objet d'une preuve ou d'un débat contradictoire » (Cass. ass. plén., 25 juin 2010, n° 08-86.891 N° Lexbase : A2834E3D) ;
  • d’autre part, que ce fait soit de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps visé(e), de telles atteintes pouvant résulter aussi bien des « allégations d'infractions pénales » que des « mises en cause qui visent le mode de vie, les activités professionnelles et sociales, la vie politique ». (P. Auvret, JurisClasseur Communication, Fasc.3130 : Diffamation, n°40 et s.).

La Cour de cassation apprécie strictement le caractère diffamatoire des propos.

Ainsi, elle a pu estimer que « le fait (pour un avocat) de qualifier des critiques comme purement morosives signifie seulement qu'elles sont tardives et qu'elles sont mises en avant à des fins dilatoires et n'ont pour but que d'obtenir un délai, ce dont il résulte qu'elles ne revêtent aucun caractère diffamatoire » (Cass. civ. 1, 11février 2010, n° 08-21.742, FS-D N° Lexbase : A7735ERW).

À l'inverse, elle a confirmé la décision d'une cour d'appel qui avait déclaré diffamatoire les écrits d'une partie « qui insinuaient que la société S. avait déclaré des créances outrageusement majorées, se rendant ainsi coupable de faux et usage ainsi que de tentative d'escroquerie au jugement » (Cass. civ. 1, 14 juin 2007, n° 06-13.320, F-D N° Lexbase : A7912DWX).

Si l'on revient à notre affaire, on constate que le rédacteur des conclusions avait seulement émis une appréciation fortement négative sur les écritures de l’adversaire sous la forme d’une comparaison avec une escroquerie. Formulation certainement excessive, mais qui n’imputait en réalité aucune escroquerie à l’adversaire.

D'autant qu'on concevait mal comment une escroquerie aurait pu résulter d’écritures échangées en appel.

Cette critique ne pouvait faire l'objet d'une preuve ou donner lieu à un débat contradictoire.

Les conditions de la diffamation au sens de l'article 29 de la loi sur la liberté de la presse n'étaient donc pas remplies.

Conclusion

Les dispositions relatives à l'immunité judiciaire sont voisines de celles qui concernent les parlementaires.

Le Bâtonnier Raymond Martin y voyait un symbole, la preuve d'un lien évident entre l'avocat et la démocratie (R. Martin, Déontologie de l'avocat, LexisNexis Litec, 9ème édition, page 20). Il est vrai qu'il n'y a pas de système judiciaire équitable sans avocat indépendant (CEDH, 22 mars 2017, n°8932/05, Sialkowska c/ Pologne), c'est-à-dire de plaideur libre de « se comporter de manière virulente, excessive et même de mauvaise foi » (Ch. Bigot, Pratique du droit de la presse, 2020, n° 333.24).

Aucune société démocratique ne peut tolérer de limitation de ce droit en dehors de cas tout à fait exceptionnels (CEDH, 15 décembre 2005, Req. 73797/01, Kyprianou c/ Chypre N° Lexbase : A9564DLS).

La Cour de cassation vient nous rappeler que de telles limitations doivent être appréciées strictement.

A retenir. Les écrits que l'avocat produit devant les tribunaux sont en principe protégés par le principe de l'immunité judiciaire établi par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Ils ne peuvent donner lieu à aucune action pénale ou civile.

Ces écrits peuvent toutefois être supprimés, et leur rédacteur condamné à des dommages-intérêts, si le tribunal estime qu'ils sont diffamatoires, injurieux ou outrageants.

Toutefois, ne peut être considérée comme diffamante, et donc donner lieu à suppression et dommages-intérêts, une appréciation fortement négative des écritures de l’adversaire exprimée sous la forme d’une comparaison avec une escroquerie, en l'absence d'allégation d'un fait précis.


[1]Ce texte reprend les dispositions de l'article 23 de la loi du 17 mai 1819 sur la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse ou par tout autre moyen de publication.

[2] Cass. civ. 1, 25 février 2016, n° 15-12.150, F-P+B N° Lexbase : A4401QDD.

[3] CA Paris, 27 janvier 1988, D., 1988, page 180 note Mayer.

[4] Cass. crim., 13 mai 1933, Bull. crim. n° 111 ; Cass. crim., 23 décembre 1986, Bull. crim. n° 391.

[5] Cass. crim., 10 août 1883, Bull. crim. n° 207 ; Cass. crim., 1er décembre 1987, n° 86-92314 N° Lexbase : A6986CEH.

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