Réf. : Cass. civ. 1, 6 mars 2013, n° 11-21.892, FS-P+B+I (N° Lexbase : A0602I98)
Lecture: 13 min
N6711BTQ
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Sophie Deville, Maître de conférences en droit privé, Institut de droit privé EA 1920, Université Toulouse 1 Capitole
le 18 Avril 2013
Les juges d'appel considèrent que l'acte constitue une libéralité entre vifs portant partage anticipé, principalement au motif que les stipulations abritent la volonté des auteurs de se dessaisir actuellement, mais encore de distribuer leurs biens par la composition de six lots, dont l'un opère cession de droits privatifs sur un immeuble moyennant versement d'une soulte chiffrée dans l'acte. Ils poursuivent en énonçant que la clause litigieuse visant les lots constitués de droits indivis s'analyse comme un maintien dans l'indivision dont l'issue dépend, en vertu de l'article 1076, alinéa 2, du Code civil, de la seule volonté des donateurs. De ce fait, elle ne crée pas une situation d'indivision conventionnelle entre les bénéficiaires, qui ne peuvent demander le partage sur le fondement de l'article 1873-3 du Code civil (N° Lexbase : L2079ABM). Un pourvoi est formé devant la Cour de cassation. Il est principalement reproché à la cour d'appel de qualifier l'acte de donation-partage et de refuser, dans le même temps, la demande en partage des biens indivis sur le fondement de la clause visant directement l'article 1076, alinéa 2, du Code civil. La première chambre civile sanctionne l'arrêt d'appel au visa des articles 1075 (N° Lexbase : L1150AB9) et 1076 dans leur rédaction antérieure à celle de la loi du 23 juin 2006 n° 2006-728 (N° Lexbase : L0807HK4), ainsi que de l'article 1873-3 du Code civil (N° Lexbase : L2079ABM). Après avoir énoncé qu'"[...] il n'y a de donation-partage que dans la mesure où l'ascendant effectue une répartition matérielle de ses biens entre ses descendants", les Hauts magistrats refusent à la convention conclue en 1995 cette qualité parce que cinq des six lots formés n'attribuent que des droits indivis aux donataires. L'acte ne peut, dès lors, constituer un partage à leur égard, malgré les termes employés par les parties qui ne lient pas les juges. Par suite, et à défaut de réalisation ultérieure du partage par les ascendants, les cessions réalisées doivent être envisagées comme des libéralités pures et simples. A ce titre, la donation des parcelles abrite une indivision conventionnelle à laquelle il peut être mis fin par les gratifiés.
On l'aura compris, le succès de la prétention dépend tout entier de l'interprétation de la convention. Cette dernière est, en l'espèce, compliquée par l'existence de la clause relative au maintien dans l'indivision visant l'article 1076, alinéa 2, du Code civil, selon lequel le partage anticipé peut se réaliser en deux temps, à condition que le disposant intervienne à la donation et au partage postérieur. Ceci étant, la solution proposée par la Cour de cassation nous paraît discutable à plusieurs titres. Tout d'abord, elle procède, à notre sens, d'une analyse maladroite de l'opération et notamment de la clause litigieuse. Mais au-delà, elle conduit à revenir sur la notion même de partage anticipé, alors qu'une issue identique aurait, semble-t-il, pu être obtenue sans recours à une disqualification.
I - Une disqualification contestable de l'acte portant donation-partage
La donation-partage occupe une place prépondérante parmi les instruments d'anticipation successorale. Elle réalise tout à la fois une disposition de biens présents et un partage de succession. Il n'est pas étonnant que la loi du 23 juin 2006 ait considérablement élargi son domaine en consacrant, à côté de la forme classique qui peut désormais allotir les héritiers présomptifs du disposant (C. civ., art. 1075), la donation-partage transgénérationnelle qui opère transmission à des descendants de degrés différents (C. civ., art. 1078-4 et s. N° Lexbase : L0237HPH). Plus largement, les anciens partages d'ascendants ont aujourd'hui laissé place aux libéralités-partages, réalisées entre vifs par le disposant, avec l'accord des donataires copartagés, ou à cause de mort dans le but d'imposer aux héritiers une répartition dont seul le testateur a l'initiative. Outre cette promotion légale justifiée par les objectifs du texte de 2006, ces institutions bénéficient des faveurs de la jurisprudence récente (1), et les praticiens les ont rapidement intégrées car elles répondent à certaines attentes actuelles.
En parallèle, il semble que, depuis quelques années, la Cour de cassation exerce un contrôle rigoureux des qualifications, notamment en matière de donation-partage. La question est d'importance, principalement au regard du régime successoral spécifique dont bénéficie cette convention, par opposition aux donations pures et simples. Ainsi, par une décision remarquée du 6 février 2007 (Cass. civ. 1, 6 février 2007, n° 04-20.029, FS-P+B N° Lexbase : A9467DTS), la première chambre civile a refusé la nature de partage anticipé à une pluralité de donations successives, consenties par des père et mère à leurs enfants, au cours d'un intervalle de six années. Alors que les juges du fond, en application d'une ancienne jurisprudence bien connue (2), avaient admis l'existence d'une donation-partage au motif que chacune des opérations procédait d'une volonté initiale répartitrice des ascendants, la Cour de cassation réfute l'argumentation en précisant que le partage anticipé ne peut résulter que d'un acte unique réalisant l'ensemble des attributions, sous réserve de l'hypothèse visée au second alinéa de l'article 1076 du Code civil, inapplicable à l'affaire. S'il est vrai que la situation différait nettement de celle qui avait conduit les juges à qualifier l'acte de partage d'ascendant en 1985 (les donations avaient été conclues par actes séparés, mais le même jour, et la seconde faisait clairement référence à la première), l'arrêt marque "un durcissement progressif de la jurisprudence relative au formalisme des donations-partages".
La présente décision constitue une nouvelle illustration de la sévérité prétorienne. En l'espèce, les ascendants avaient procédé, dans un acte unique expressément consenti à titre de partage anticipé, à la constitution de plusieurs lots destinés à chacun de leurs enfants, un seul ayant pour objet des droits divis. Une clause différait par ailleurs le partage des biens indivis composant les autres lots, ce dernier devant intervenir dans les conditions prévues à l'article 1076, alinéa 2, du Code civil. Alors que la cour d'appel retient la qualification de donation-partage en excluant, en application de la clause litigieuse, toute cessation de l'indivision sur la seule initiative des indivisaires allotis, la première chambre civile disqualifie, pour sa part, l'intégralité de l'opération. Après avoir précisé que la donation-partage suppose une répartition matérielle des biens entre les descendants du disposant, elle énonce que "l'acte litigieux, qui n'attribuait que des droits indivis à cinq des gratifiés, n'avait pu, à leur égard, opérer un partage [...]". Les magistrats poursuivent en considérant que la clause visant les parcelles indivises constate la volonté des disposants de procéder ultérieurement à un partage, comme les y autorise l'article 1076, alinéa 2, du Code civil. Or, en l'absence de répartition postérieure à l'acte abritant les libéralités, la qualification de donation pure et simple créant une indivision conventionnelle doit être substituée à celle de donation-partage.
A n'en pas douter, l'existence de la clause a fortement influé sur la solution. Cette dernière n'en est pas moins contestable, parce qu'elle prend des distances avec la logique innervant le partage d'ascendant, qui n'avait, d'ailleurs, pas échappé aux juges d'appel. C'est, en effet, le caractère répartiteur qui est classiquement déterminant de la qualification. La composition de lots immédiatement reçus par les bénéficiaires prévient la formation de l'indivision successorale, de sorte que les héritiers n'auront à aucun moment des droits indivis sur l'ensemble du patrimoine héréditaire. L'exigence d'un partage opéré entre les donataires interdit certainement de qualifier de donation-partage un acte qui ne les allotirait que de portions indivises ou de quotes-parts sur l'ensemble des biens, voire sur un bien déterminé, objet unique de la convention (4). En revanche, un allotissement de chacun pour partie en droits privatifs et pour partie en droits indivis est concevable, car conforme à l'impératif de répartition (5). Il devrait, à notre sens, en être de même lorsque la convention portant partage anticipé comporte certains lots abritant des droits privatifs et d'autres constitués de seules portions indivises. Même si l'acte n'attribue pas de droits divis à chaque bénéficiaire, il consiste bien dans un partage de la succession entre les copartagés : ceux qui sont allotis de droits privatifs n'ont aucun droit sur les biens indivis constituant le lot des autres, et inversement. En bref, la nécessité d'un acte répartiteur n'impose nullement des allotissements exclusifs de droits divis. C'est pourtant ce que semble affirmer la Cour, dès son attendu, en faisant maladroitement référence à une répartition "matérielle" des biens, alors même que la convention abrite bien un partage de la succession des ascendants, entre les attributaires de portions indivises d'une part, et le copartagé recevant des droits privatifs d'autre part. A cet égard, peu importe que l'acte réalise entre les cinq gratifiés de quotités indivises un partage de l'ensemble immobilier sur lequel s'exercent leurs droits...
Une seconde critique, complémentaire de la première, peut être formulée à l'encontre de l'interprétation de la clause. Certes, la loi réserve la possibilité à l'auteur du partage anticipé de le réaliser en deux temps, à la condition que les allotissements soient opérés selon sa volonté. Mais ceci suppose en principe que l'acte abritant les libéralités, encore pures et simples à ce stade, ne contienne pas les éléments nécessaires à la réalisation du partage ultérieur. Or, en l'espèce, les ascendants avaient procédé à un inventaire de leurs biens, composé six lots dont l'objet était clairement déterminé, et convenu du versement d'une soulte chiffrée dans l'acte. Ces précieux indices auraient dû orienter vers la reconnaissance du caractère répartiteur de la convention, en dépit de la référence -expresse mais malheureuse- à l'article 1076, alinéa 2, du Code civil.
Si l'argumentation développée par la première chambre civile est dans cette affaire regrettable, la solution risque d'avoir une portée bien plus grande, et par là même d'affecter l'appréhension de l'acte de donation-partage. La généralité des termes de l'attendu ainsi que les motifs conduisent à remettre en cause la nature de partage anticipé, dès lors que certains héritiers seront allotis en droits indivis seulement, parce que l'acte ne pourra "à leur égard, opérer un partage". Si l'on pousse le raisonnement à l'extrême, il n'y aura donation-partage que lorsque chaque copartagé se trouvera, dès conclusion de l'acte, détenteur de droits privatifs sur certains biens de la succession. On imagine les impacts d'une telle jurisprudence en pratique, tant les libéralités-partages abritant des lots constitués de quotes-parts indivises sont nombreuses, et les effets de la disqualification déterminants au plan de la liquidation successorale subséquente. Certes, il sera toujours possible de pallier les incidences néfastes de la requalification, mais la démarche nécessitera une réincorporation des libéralités antérieures dans un nouvel acte de donation-partage autrement composé. Au-delà, et bien que l'arrêt ne vise que la libéralité-partage entre vifs, il faudrait en étendre la teneur à la forme testamentaire puisqu'elle procède de la même logique répartitive, à la différence que le partage est imposé par le testateur aux héritiers copartagés. Ceci est d'autant plus troublant que la Cour vient de consacrer la validité du testament-partage bénéficiant à des descendants de degrés différents... D'ailleurs, qu'en sera-t-il des donations-partages transgénérationnelles ? Il est en la matière acquis que l'ascendant peut, le cas échéant, procéder à un partage par souche, sans division entre les membres de cette dernière (C. civ., art. 1078-4, alinéa 2 N° Lexbase : L0237HPH). S'agira-il toujours, dans cette configuration, de partages anticipés pour la Cour de cassation ?
On le voit, les conséquences de cette décision sont aussi importantes qu'inopportunes, alors même qu'il aurait pu, selon nous, être fait droit à la demande des indivisaires en sanctionnant la clause litigieuse, sans pour autant revenir sur la nature de l'acte tout entier.
II - Une alternative concevable à la disqualification : la sanction de la clause de maintien dans l'indivision
En effet, une autre analyse était peut être possible. La cour d'appel s'était d'ailleurs engagée dans cette voie en retenant que la convention constituait une donation-partage, pour ensuite interpréter de manière indépendante la stipulation relative au maintien dans l'indivision de certains copartagés, et rejeter la requête des demandeurs. Les juges semblent l'avoir appréhendée au titre des charges et conditions affectant une libéralité en retenant qu'elle prévoyait un maintien dans l'indivision subordonné à la volonté des ascendants donateurs, qui pouvaient seuls décider du partage éventuel des biens.
A ce stade, se pose inévitablement la question de la validité d'une telle clause. S'il est admis que l'auteur d'une libéralité -fût-elle consentie à titre de partage anticipé- l'affecte de charges ou de conditions, ces dernières ne doivent pas être impossibles ou illicites selon l'article 900 du Code civil (N° Lexbase : L0040HP8). Même si elle ne figure pas au nombre des stipulations les plus fréquentes, une clause de maintien dans l'indivision est a priori concevable pour peu qu'elle s'accompagne de garanties veillant à sa licéité, au regard du principe fondamental posé à l'article 815 du Code civil (N° Lexbase : L9929HN3) selon lequel "nul ne peut être contraint à demeurer dans l'indivision". Elle est d'ailleurs bien davantage susceptible de prendre place dans un acte entre vifs que dans une disposition à cause de mort, parce que la donation suppose l'acceptation des bénéficiaires, qui ont consenti aux charges et conditions imposées par le donateur (6). Dès lors, le maintien dans l'indivision semble admissible s'il est justifié par un intérêt sérieux et légitime, mais surtout s'il est limité dans le temps. Il y a lieu en la matière d'opérer par renvoi aux textes régissant l'indivision conventionnelle et notamment à l'article 1873-3 du Code civil (N° Lexbase : L2079ABM) qui la limite à cinq années. En l'absence de détermination de durée, il faut en revanche considérer que le partage peut être demandé à tout moment, pour ne pas porter atteinte à l'article 815 du Code civil.
Or, il apparaît qu'en l'espèce la stipulation prend indiscutablement de larges distances avec ces principes. D'abord, l'acte n'indique à aucun moment les raisons qui justifieraient un maintien dans l'indivision. Mais surtout, il ressort des termes de la clause que l'initiative de la demande en partage est toute entière réservée aux ascendants donateurs. En bref, la durée de l'indivision est subordonnée à la volonté de ces derniers, qui se ménagent la possibilité de maintenir comme bon leur semble l'état existant. Tout laisse d'ailleurs à penser que les parents n'avaient aucunement l'intention de permettre un quelconque partage des parcelles de leur vivant. Empreinte de potestativité, et dans le même temps contraire aux dispositions légales organisant l'indivision, la clause aurait dû à notre sens être réputée non écrite sur le fondement de l'article 900 du Code civil (N° Lexbase : L0040HP8). Cette sanction aurait permis de considérer que les bénéficiaires se trouvaient liés, en raison de leur consentement à l'acte, par une indivision conventionnelle à durée illimitée à laquelle ils pouvaient mettre fin à tout moment. La convention n'en serait pas moins demeurée partage d'ascendant, puisque les exigences nécessaires à cette qualification étaient, nous semble-t-il, honorées.
Pour conclure, qu'il nous soit permis de souhaiter que la première chambre civile revienne rapidement sur sa jurisprudence, car elle ne peut que nuire à l'attractivité du remarquable arrangement de famille que constitue la donation-partage -voire à celle de l'ensemble des libéralités-partages-.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:436711