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N6003BUU
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par Blanche Chaumet, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 17 Mars 2015
Les conditions de validité de la délégation de pouvoir en matière pénale ne sont posées par aucun texte. On peut noter que la question de l'opportunité d'une codification de ces conditions a été soulevée lors de la loi n° 76-1106 du 6 décembre 1976, relative au développement de la prévention des accidents du travail (N° Lexbase : L9445I7X). Néanmoins, cette solution a été rejetée car la transcription de ces conditions dans la loi aurait pu conduire à figer la procédure de la délégation de pouvoir. Il appartient donc au juge de vérifier, au cas par cas, s'il y a ou non une délégation de pouvoir.
A - Les conditions relatives à l'acte de délégation
1 - Les conditions de fond
La délégation doit être précise et circonscrite. Tout d'abord, la délégation doit être précise et circonscrite : cela conduit à l'interdiction des délégations générales. Ainsi, le délégant ne peut pas transférer l'ensemble de ses pouvoirs au délégataire. En effet, en pratique, un chef d'entreprise, en qualité de délégant, pourrait être tenté d'agir de la sorte afin d'échapper à toute responsabilité pénale au sein de son entreprise. En exigeant une délégation circonscrite, cela permet de mieux déterminer les responsabilités dans le cadre de l'entreprise. Dès lors, lorsque se produit une infraction à la réglementation, cette infraction sera imputée au délégataire si la mesure qui n'a pas été prise était dans la mission qui lui avait été confiée.
Par ailleurs, il faut éviter que la délégation de pouvoir ne soit un mécanisme permettant au chef d'entreprise de bénéficier d'une exonération totale de responsabilité. Ainsi, la jurisprudence rappelle régulièrement que la délégation de pouvoir ne permet pas d'exonérer le chef d'entreprise de sa responsabilité concernant les infractions commises dans les services qu'il administre directement en tant que chef immédiat (3). De plus, tout ce qui concerne l'organisation et la politique générale de l'entreprise relève de la responsabilité du chef d'entreprise. A titre d'exemple, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a pu considérer, dans un arrêt du 25 mars 1997 (4) que, lorsqu'un chef d'entreprise a systématiquement recours à des sous-traitants pour réaliser des travaux ressortissant à l'activité normale de la société, cela peut créer des dysfonctionnements dans l'organisation de l'entreprise, de sorte que si un accident en résulte, c'est le chef d'entreprise qui verra sa responsabilité pénale engagée et non pas un délégataire.
Enfin, la délégation de pouvoir devant être limitée, le chef d'entreprise doit impérativement déterminer de façon précise les pouvoirs qu'il transfère à son préposé (le délégataire). Par conséquent, la validité de la délégation de pouvoir est remise en cause lorsque les juges relèvent un manque de précision dans l'acte de délégation lui-même. Que faut-il entendre par "manque de précision" ? A titre d'exemple, dans un arrêt du 28 janvier 1975 (5), la Chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré qu'une mission générale de surveillance et d'organisation des mesures sur les chantiers données dans le contrat d'engagement d'un directeur de travaux par un chef d'entreprise ne peut pas, en l'absence d'instructions précises, valoir délégation de pouvoir et exonérer de toute responsabilité l'employeur qui demeure tenu de veiller personnellement à l'observation des règles protectrices relatives à la sécurité des ouvriers. Le manque de précision de la délégation a également été retenu lorsque un délégué a simplement reçu des consignes verbales du chef d'entreprise pour veiller au respect des règles de sécurité et d'hygiène sur le chantier et le contenu de ces consignes n'était pas précisé (6) ou encore lorsque sont utilisées des formules selon lesquelles un salarié dispose de la faculté d'agir par voie d'autorité, sans que soit précisée l'étendue de ses prérogatives (7). Dès lors, pour avoir un effet exonératoire, la délégation doit être certaine et exempte d'ambiguïté, ainsi qu'a pu le considérer la Chambre criminelle de la Cour de cassation (8) ou être expressément consentie (9).
La délégation doit être stable, permanente et antérieure à l'infraction. Ainsi, pour être valable, la durée de la délégation doit être suffisamment longue de telle sorte que le délégataire ait eu le temps d'exercer la mission qui lui a été confiée et que ce soient véritablement ses carences qui fassent l'objet d'une sanction. A titre d'exemple, le caractère permanent de la délégation de pouvoir implique que le titulaire ne peut se défendre en faisant valoir qu'avant l'accident, il avait bénéficié d'un congé pour formation et n'était plus en mesure de veiller au respect des règles d'hygiène et de sécurité sur le chantier, dès lors qu'il n'avait ni demandé, ni obtenu une décharge de sa délégation de pouvoir alors qu'il avait consacré, en l'espèce, 20 à 25 % de son temps sur ce chantier (10). Il apparaît donc que la délégation de pouvoir ne sera pas admise si elle ne possède pas un minimum de durée ou de stabilité ou encore si la mission du délégataire a fait l'objet d'interruptions fréquentes.
Dans un arrêt du 30 mars 1999 (11), la Chambre criminelle de la Cour de cassation a pu néanmoins considérer qu'en cas de changement de direction, et lorsque celle-ci garde le silence sur la délégation de pouvoir consentie par ses prédécesseurs, la délégation devient caduque du seul fait du changement de directeur. De façon similaire, en cas de fusion-absorption, la délégation de pouvoir devient caduque à deux conditions cumulatives : l'opération a donné lieu à la création d'une société distincte de la précédente et à un changement de dirigeant social (12).
Enfin, s'agissant de l'antériorité de la délégation de pouvoir, la délégation doit avoir été accordée avant que ne se soit produite l'infraction dont on recherche le responsable. En effet, l'objectif est véritablement d'éviter que des délégations de pouvoir ne soient constituées a posteriori par des chefs d'entreprise dans le seul but d'échapper à la responsabilité pénale. La délégation doit donc exister au moment des faits. A titre d'exemple, est inopérante une note de service déléguant à des directeurs d'agences des pouvoirs en matière de sécurité lorsque ce document est postérieur aux faits poursuivis (13).
2 - Les conditions de forme
Tout d'abord, la délégation de pouvoir n'est soumise à aucune formalité déterminée. Les juges vont rechercher si le délégataire a été en mesure d'exercer les pouvoirs qui lui ont été accordés. Il semble que donner trop d'importance à l'écrit risquerait de valider des délégations de pouvoirs qui seraient, en réalité, purement formelles. Dès lors, la Cour de cassation (14) considère que la production d'une preuve littérale de la délégation n'est pas exigée. Cependant, l'absence d'écrit pourra rendre plus difficile la preuve de l'existence d'une délégation de pouvoir. En pratique, afin de valider une délégation de pouvoir, les juges raisonneront à partir d'un faisceau d'indices graves, précis et concordants. A titre d'exemple, dans un arrêt du 14 mars 2000 (15), la Chambre criminelle de la Cour de cassation a retenu la validité d'une délégation de pouvoir verbale au motif que le prévenu était appelé à remplacer son père, chef d'agence décédé peu avant l'accident, qu'il assurait pour une période d'essai la direction de l'agence et qu'il disposait de la compétence, de l'autorité et des moyens nécessaires. Dans un arrêt du 14 février 2012 (16), la Chambre criminelle de la Cour de cassation n'a pas retenu la validité d'une délégation de pouvoir au motif qu'une lettre de mission n'avait été signée par aucune des deux parties, au moment de l'accident, le prétendu délégataire n'y ayant apposé sa signature que onze jours après, et ce d'autant plus que ce dernier ne disposait pas des moyens nécessaires à l'exercice de sa mission, notamment des moyens financiers car il devait obtenir l'accord du chef d'entreprise pour toute dépense supérieure à 1 500 euros. Il apparaît donc que l'écrit n'est ni nécessaire ni suffisant à prouver l'existence d'une délégation.
On peut néanmoins s'interroger sur la valeur juridique d'une délégation de pouvoir écrite. Les juges vont tenir compte de l'effectivité du transfert de pouvoirs, de telle sorte que l'existence d'une délégation ne peut pas reposer sur le simple fait que le statut et les attributions du salarié étaient "clairement définis". A ce titre, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a pu, dans un arrêt du 11 octobre 2011 (17), considérer qu'une telle considération était trop vague et ne suffisait pas à démontrer la réalité de la délégation de pouvoir.
Enfin, comment le chef d'entreprise souhaitant s'exonérer de sa responsabilité doit-il, en pratique, procéder, l'écrit n'étant ni nécessaire ni suffisant ? Le chef d'entreprise devra, semble-t-il, démontrer que la délégation de pouvoir a été expressément consentie au préposé (délégataire) et qu'elle présente un caractère public. La délégation de pouvoirs doit donc être officielle, de telle sorte que les salariés travaillant sous les ordres du délégataire doivent avoir connaissance de cette délégation. Un arrêt du 13 janvier 1972 (18) illustre le fait que la Chambre criminelle de la Cour de cassation lutte contre les délégations implicites : en l'espèce, les juges avaient légitimement reproché à un prévenu de ne justifier d'aucune mesure de publicité, légale ou de fait, de la délégation de pouvoir qu'il invoquait. Il ressort donc qu'en cas de procès, un écrit permettra de faciliter la preuve de la délégation de pouvoir devant le juge pénal puisque la Chambre criminelle considère, de façon constante (19), que pour être mis hors de cause, le chef d'entreprise doit lui-même invoquer et prouver la délégation, qui, selon lui, désigne un autre responsable de l'infraction que lui-même.
B - Les conditions relatives à la personne
1 - Les conditions applicables au délégataire
La compétence et l'autorité nécessaire. Tout d'abord, on entend par "délégataire" la personne qui reçoit la délégation. Le délégataire doit être en mesure d'exercer la tâche qui lui est confiée : il doit être un préposé désigné par le chef d'entreprise pourvu de la compétence et de l'autorité nécessaires afin de veiller efficacement à l'observation de la réglementation. Le délégataire doit appartenir à l'entreprise : il doit être un préposé de l'entreprise, un collaborateur du chef d'entreprise. Par conséquent, une personne extérieure à l'entreprise ne peut pas recevoir une délégation de pouvoir : c'est le cas d'une personne intervenant dans le cadre d'un contrat d'entreprise, par exemple. De plus, le délégataire est, dans la majorité des cas, un membre de la direction mais il peut aussi s'agir d'une personne située à n'importe quel niveau de la hiérarchie au sein de l'entreprise. Quoi qu'il en soit, les préposés ne seront déclarés responsables que des infractions qui leur sont véritablement imputables.
La Chambre criminelle de la Cour de cassation (20) a reconnu la faculté de désigner, en qualité de délégataire, un membre du groupe. En l'espèce, le dirigeant d'un groupe d'entreprises pouvait déléguer ses pouvoirs en matière d'hygiène et de sécurité au dirigeant d'une des sociétés du groupe sur lequel il exerce son autorité hiérarchique, à condition que le délégataire possède l'autorité, la compétence et les moyens nécessaires.
Une autorité suffisante. Ensuite, le délégant doit doter le délégataire d'une autorité suffisante afin qu'il puisse accomplir sa mission. Cette notion d'autorité renvoie au droit de commandement, au pouvoir d'imposer l'obéissance et donc au pouvoir disciplinaire. Par conséquent, si le délégataire ne bénéficie pas d'une telle autorité, la délégation de pouvoir ne sera pas exonératoire pour le chef d'entreprise. A titre d'exemple, la Chambre criminelle de la Cour de cassation (21) n'a pas retenu la validité de la délégation d'un salarié qui lui donnait "les pouvoirs de contrôle relevant de l'activité de transport public de marchandises, de direction et de discipline en vue d'assurer l'entier accomplissement des obligations incombant à la société et plus généralement le strict respect de la réglementation de l'entreprise", alors que le gérant avait personnellement, à plusieurs reprises, prononcé des avertissements à l'encontre des chauffeurs salariés de l'entreprise pour ne pas avoir respecté les règles de conduite. Les juges ont donc considéré qu'en se substituant au délégataire, le gérant avait volontairement privé ce dernier de ses pouvoirs, notamment disciplinaires, et donc vidé la délégation de son contenu.
Les connaissances techniques et la compétence nécessaires. Par ailleurs, le délégataire doit posséder les connaissances techniques nécessaires et être apte à les utiliser. Il doit connaître et comprendre le contenu de la réglementation qu'il lui appartient de faire respecter. Outre le fait que la délégation de pouvoir doit, sans aucun doute, être expressément acceptée par le délégataire (22), sa compétence comprend un savoir technique mais aussi un savoir juridique : en l'absence de l'un des deux, les juges considéreront qu'il n'y a pas eu de délégation effective de pouvoir. Dans le cadre de son appréciation, le juge pourra relever comme critères de compétences : la formation professionnelle, la qualification dans l'entreprise, l'ancienneté dans l'activité, le nombre de salariés sous ses ordres ou encore l'âge. En effet, dans une affaire relative à un préposé de vingt et un ans lors de la signature de la première délégation, datant de moins d'une année après son arrivée dans l'entreprise, la Chambre criminelle de la Cour de cassation (23) a considéré, qu'il n'est pas établi que ce préposé ait disposé d'une compétence et d'une autorité suffisante.
Nécessité de disposer de moyens suffisants pour exercer la mission. En plus de la compétence et de l'autorité, le préposé doit disposer, matériellement, des moyens suffisants pour exercer la mission qui lui a été déléguée. Cela implique que le délégataire bénéficie d'une certaine autonomie dans l'accomplissement de sa mission. Ainsi, la Chambre sociale de la Cour de cassation (24) juge que si le chef d'entreprise s'immisce dans une activité couverte par la délégation de pouvoir, et en prend la direction, alors le délégataire ne bénéficie plus de l'autonomie d'initiative qui devrait être la sienne et la présence de son supérieur vaut décharge de responsabilité. Par conséquent, en pratique, les juges devront vérifier que les moyens délégués sont suffisants pour permettre de conclure à un transfert effectif d'autorité. Ainsi, le délégataire doit pouvoir, non seulement interdire l'exécution des tâches présentant des risques pour les salariés, mais aussi commander du matériel (casques, ceintures de sécurité) pour prévenir les accidents ou du moins améliorer la sécurité. A titre d'exemple, les juges ont estimé que les moyens étaient insuffisants pour un directeur d'un site qui ne disposait pas de la possibilité d'engagement financier et n'avait donc pas de budget pour la formation et la sécurité (25).
2 - Les conditions applicables au délégant
Tout d'abord, on entend par "délégant" la personne qui procède à la délégation. En pratique, le délégant est le chef d'entreprise. Celui-ci détient l'autorité et a le choix d'exercer celle-ci, soit directement, soit via un substitut, en ayant recours à une délégation de pouvoir. Dès lors, la délégation de pouvoirs doit être faite par le chef d'entreprise, de telle sorte que le titulaire d'une telle délégation doit être investi par le chef d'entreprise lui-même.
Ensuite, au regard du lien de subordination existant entre le délégant et le délégataire, le délégant a la possibilité de contrôler en permanence l'activité de son préposé sans toutefois s'immiscer dans l'exercice de la délégation de pouvoir. Dès lors, le délégant est tenu de corriger les comportements inadaptés de son délégataire voire même de sanctionner les comportements relevant de la volonté délibérée du délégataire de mal agir.
Enfin, les délégations de pouvoir émanant des préposés du chef d'entreprise, quelles que soient leurs fonctions, ne seront pas valables. Néanmoins, la Haute juridiction, en admettant le mécanisme de la subdélégation, est venue porter atteinte à ce principe.
II - Le domaine de la délégation de pouvoir en matière pénale
A - Le domaine quant aux actes concernés
1 - Un domaine élargi
Un domaine privilégié : les infractions en matière d'hygiène et de sécurité. La délégation de pouvoirs a été admise en matière d'hygiène et de sécurité par deux arrêts de la Chambre criminelle de la Cour de cassation rendus le 11 mars 1993 (26). Ainsi, le domaine privilégié de la délégation de pouvoir est celui des obligations de l'employeur en matière d'hygiène et de sécurité et c'est d'ailleurs principalement lors de litiges concernant l'application de cette réglementation que les conditions de validité et les effets de la délégation de pouvoirs ont été définis.
Un domaine élargi à toutes les infractions à l'occasion du fonctionnement de l'entreprise. Si le domaine privilégié de la délégation de pouvoirs reste l'hygiène et la sécurité, le champ d'application de la délégation de pouvoir est également étendu à l'essentiel du droit du travail. Le mécanisme de la délégation de pouvoir a ainsi été admis pour d'autres obligations de l'employeur dont la violation est assortie de sanctions pénales. On peut relever de nombreuses infractions appartenant au champ d'application de la délégation de pouvoir (27).
De plus, la jurisprudence de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, du 11 mars 1993 (28) confirmée par la suite (29), a donné un large champ d'application à la délégation de pouvoir, considérant que "sauf si la loi en dispose autrement, le chef d'entreprise qui n'a pas pris personnellement part à la réalisation de l'infraction peut s'exonérer de sa responsabilité pénale s'il apporte la preuve qu'il a délégué ses pouvoirs à une personne dotée de la compétence, de l'autorité et des moyens nécessaires". On notera que la jurisprudence ne distingue pas selon que l'imputation de l'infraction est alternative ou exclusive ou que l'infraction est intentionnelle ou non-intentionnelle.
2 - L'exception et ses limites
Le délit d'entrave au fonctionnement des institutions représentatives du personnel. Depuis les arrêts du 11 mars 1993, le principe est que toutes les infractions commises dans l'entreprise à l'occasion de son fonctionnement sont imputables au délégataire, lorsqu'une délégation de pouvoir a été prévue. Cependant, il ne faut pas oublier que dans un arrêt rendu un an plus tard le 15 mars 1994 (30), la Chambre criminelle est venue apporter une exception à cette généralisation de la délégation relative au délit d'entrave. En effet, en cas de délit d'entrave au fonctionnement des institutions représentatives du personnel, la Haute juridiction précise que la délégation ne permet pas d'écarter la responsabilité pénale du chef d'entreprise. Ce dernier reste continuellement responsable et devra assumer le délit d'entrave, même si une délégation de pouvoirs a pour autant été prévue. C'est dire que la délégation n'exonère pas la responsabilité du chef d'état dans toutes les hypothèses.
Une solution restreinte au pouvoir propre de direction du chef d'entreprise. Pour autant, la Chambre criminelle ne semble pas vouloir étendre les exceptions, puisqu'en dehors du délit d'entrave, il n'existe pas d'autres exceptions au jeu de la délégation de pouvoir. En réalité, l'exception annoncée en 1994 s'est traduite par une solution restrictive sur l'infraction du délit d'entrave. En témoigne un arrêt du 15 mai 2007 (31), rendu par la Chambre criminelle dans lequel elle précise que, même si une délégation de pouvoir est régulièrement donnée à un collaborateur du chef d'entreprise pour présider le comité central d'entreprise, "le chef d'entreprise engage sa responsabilité à l'égard de cet organisme s'agissant des normes ressortissant à son pouvoir propre de direction sans pouvoir opposer l'argumentation prise d'une délégation de pouvoir". L'exception semble donc être cantonnée aux pouvoirs propres de direction du chef d'entreprise.
Les pouvoirs propres sont tous ceux qui concernent l'information et la consultation obligatoire du comité sur les projets que la direction élabore concernant l'entreprise. Il y a une sorte de partage qui s'opère entre le délégataire et le chef d'entreprise. Le délégataire qui préside le comité peut donner des ordres et les assumera. Mais si l'exercice de certains pouvoirs, ceux qui sont propres au chef d'entreprise, se traduisent par une entrave à ce même comité, il y aura paralysie de l'action délégataire, c'est donc le chef d'entreprise et non le délégataire qui aura à répondre de ses actes.
B - Le domaine quant à la structure de l'entreprise concernée
1 - L'hypothèse de l'entreprise isolée
Une frontière floue entre grandes et petites entreprises. Dans le cas d'une entreprise isolée, on peut se demander si on peut, sans restriction, désigner un ou des délégataires dans les secteurs que l'on souhaite ou si, au contraire, il ne faut pas rechercher s'il n'y a pas des caractéristiques objectives correspondant à l'entreprise, lesquelles permettraient de justifier que le chef d'entreprise soit autorisé à déléguer (s'il remplit ces critères d'objectivité).
Cela revient à envisager l'application de la délégation par rapport à la taille et la complexité interne de l'entreprise. Pourquoi ? Parce que dans une petite structure, la délégation ne produit pas d'effet pénal. Alors qu'a contrario, dans les grandes entreprises, la délégation produit un effet pénal. Le problème est de savoir quelle est la limite entre petite et grande entreprise. On a le sentiment qu'il y a des caractéristiques à respecter mais la Chambre criminelle ne les a jamais posées clairement. Quand on examine les décisions, aucune frontière n'est clairement tracée. C'est le juge qui appréciera, selon les faits, si on peut déléguer ou non. Il est possible que, par ce jeu d'imprécision, le juge souhaite en réalité conserver une marge de manoeuvre de manière à juger au cas par cas, selon l'entreprise, si le chef d'entreprise nécessite ou non une protection, en fonction de la charge de responsabilités qui pèse sur lui et qui peut varier en fonction de la taille et de la complexité de la structure.
En effet, la responsabilité pénale, si elle est engagée, est lourde, car le chef d'entreprise devra assumer le fait matériel d'autrui. Plus l'entreprise est grande et plus il y a de risques.
L'apparition d'une obligation prétorienne de déléguer. Finalement, ce que vient reprocher le juge au chef d'entreprise lorsqu'il engage sa responsabilité pénale c'est surtout le fait de ne pas avoir délégué alors qu'il avait un pouvoir de délégation. On peut ainsi constater qu'une obligation prétorienne de déléguer s'est développée dans la jurisprudence de la Cour de cassation. Le raisonnement de la Cour, pour aboutir à une telle obligation, passe par l''obligation de sécurité qui pèse sur le chef d'entreprise. Cette obligation inclue la surveillance du personnel, ou, à défaut, la désignation d'un délégataire pour le surveiller à sa place, lorsque l'entreprise est trop grande.
La délégation, qui était une simple faculté, notamment dans l'arrêt de la Chambre criminelle du 11 mars 1993, se transforme en une obligation qui s'impose au chef d'entreprise. Là encore subsiste le problème : on ne sait pas à partir de quelles caractéristiques l'obligation de déléguer se déclenche.
2 - L'hypothèse des groupements d'entreprise
La pratique de la dévolution fonctionnelle de prérogatives a vocation à se développer en priorité au sein de l'entreprise et de ses divisions, car c'est à l'intérieur de ces limites que s'exerce le pouvoir de direction. Et puisqu'aucune des autres sphères de regroupement d'entreprises, que sont l'unité économique et sociale ou le groupe, ne se trouve investie de la qualité d'employeur, le domaine d'application de la délégation de pouvoirs semble cantonnée aux frontières de l'entreprise individuelle ou sociale. On sait, cependant, que ce n'est pas cette vision restrictive, et finalement bien éloignée de la finalité du mécanisme, qu'a retenue la Chambre criminelle de la Cour de cassation lorsque la délégation s'accompagne d'un transfert de responsabilité (32).
L'extension du périmètre de la délégation d'une société-mère aux filiales. Initialement, la jurisprudence avait surtout eu à traiter des problèmes de la délégation dans des entreprises dans lesquelles l'infraction avait été commise par des délégataires qui avaient la qualité de préposé du chef de l'entreprise, désignés donc par lui seul.
S'est posée la question de savoir si un tiers à l'entreprise (le chef d'une société-mère) pouvait être appelé à jouer un rôle de délégant dans un périmètre plus large que celui de l'entreprise dans laquelle il se trouve.
Les arrêts rendu par la Chambre criminelle le 26 mai 1994 (33) viennent apporter une réponse : rien n'interdit au chef d'un groupe de sociétés de déléguer ses pouvoirs en matière d'hygiène et de sécurité au dirigeant d'une autre société du groupe, sur lequel il exerce son autorité hiérarchique.
L'apparition d'un superdélégataire dans les structures complexes. Une autre question, liée à la complexification des structures, est apparue avec un arrêt que la Chambre criminelle de la Cour de cassation rendu le 14 décembre 1999 (34) : en l'espèce, il s'agissait d'entreprises groupées qui s'étaient mises d'accord pour créer une société en participation pour la durée d'un chantier. Elles se sont alors accordées pour désigner un seul délégataire de manière à couvrir la responsabilité des dirigeants. Le juge pénal valide des délégations confiées sur le support d'un contrat de société en participation, car elle constate que chaque chef d'entreprise a lui-même habilité le délégataire commun à exercer une fraction de son pouvoir sur ses propres salariés. Le délégataire commun est bénéficiaire d'une multi-habilitation (35).
L'originalité dans ce mécanisme de délégation admis par la jurisprudence vient du fait que le préposé qui recueille la délégation de pouvoir ne devient pas le salarié de toutes les entreprises, il reste le salarié de l'une d'entre elle uniquement.
3 - L'évolution de la délégation avec l'apparition de la responsabilité pénale des personnes morales
Depuis la généralisation de la responsabilité pénale des personnes morales par la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 (N° Lexbase : L1768DP8), dite "Perben II", la responsabilité pénale de la personne morale est susceptible d'être engagée pour toute infraction commise pour son compte par ses organes ou représentants. Or, la jurisprudence (36) a admis que le délégataire pouvait être assimilé à un représentant de la personne morale au sens de l'article 121-2 du Code pénal (N° Lexbase : L3167HPY). Pour que la responsabilité pénale de la personne morale soit engagée, la Chambre criminelle de la Cour de Cassation (37) exige que soit démontré en quoi les infractions retenues avaient bien été commises -par l'organe ou le représentant- pour le compte de la personne morale mise en cause.
(1) Cass. crim., 23 novembre 2004, n° 04-81.601, F-P+F (N° Lexbase : A1379DES) ; Cass. crim., 8 mars 1988, n° 87-83.882, inédit (N° Lexbase : A3129AUG).
(2) Cass. crim., 28 juin 1902, Bull. crim., n° 237, p. 425.
(3) Cass. crim., 22 avril 1966, n°65-91.789, publié (N° Lexbase : A5387CID).
(4) Cass. crim., 25 mars 1997, n° 96-82.163, inédit (N° Lexbase : A6938AHG).
(5) Cass. soc., 28 janvier 1975, n° 74-91.495, publié (N° Lexbase : A2696CK3).
(6) Cass. crim., 28 mars 1979, n° 77-93.719 (N° Lexbase : A3005CKI)
(7) Cass. crim., 8 octobre 2002, n° 02-82.752, inédit (N° Lexbase : A9072CPP).
(8) Cass. crim., 27 février 1979, n° 78-92.381 (N° Lexbase : A3532AGW).
(9) Cass. crim., 8 mars 1988, n° 87-83.882, inédit (N° Lexbase : A3129AUG) ; Cass. crim., 17 juin 1997, n° 95-83.010, publié (N° Lexbase : A0887ACT).
(10) Cass. crim., 25 avril 2006, n°05-84.239, inédit (N° Lexbase : A5544NBX)
(11) Cass. crim., 30 mars 1999, n° 98-81.433, inédit (N° Lexbase : A3729C7A).
(12) Cass. crim., 20 juillet 2011, n° 10-86.705, F-D (N° Lexbase : A3316HWQ).
(13) Cass. crim., 5 décembre 2000, n° 00-83.260, inédit (N° Lexbase : A2788CNL).
(14) Cass. Crim., 27 octobre 1976, n°75-93.068 (N° Lexbase : A3314AGT).
(15) Cass. crim., 14 mars 2000, n° 99-83.586, inédit (N° Lexbase : A0395CTS).
(16) Cass. crim., 14 février 2012, n° 11-82.220, F-D (N° Lexbase : A4178IGT).
(17) Cass. crim., 11 octobre 2011, n° 10-87.212, F-P+B (N° Lexbase : A7526HYE).
(18) Cass. crim., 13 janvier 1972, n° 70-90.649, publié (N° Lexbase : A2490CHP).
(19) Cass. crim., 20 juillet 2011, n° 10-87.348, F-D (N° Lexbase : A3315HWP).
(20) Cass. crim., 26 mai 1994, n° 93-83.213, publié (N° Lexbase : A0838CKA).
(21) Cass. crim., 7 juin 2011, n° 10-84.283, F-D (N° Lexbase : A0354HWZ).
(22) Cass. soc., 26 octobre 2011, n° 10-19.001, FS-P+B (N° Lexbase : A0635HZK).
(23) Cass. crim., 8 décembre 2009, n° 09-82.183, FS-P+F+I (N° Lexbase : A0973EQ4).
(24) Cass. soc., 21 novembre 2000, n° 98-45.420 (N° Lexbase : A9451AHI).
(25) Cass. crim., 12 mai 2009, n° 08-82.187, F-D (N° Lexbase : A4826MD4).
(26) Cass. crim., 11 mars 1993, deux arrêts n° 91-80.598 (N° Lexbase : A1522ATK) et n° 92-80.773 (N° Lexbase : A1552ATN).
(27) La délivrance de bulletins de paie irréguliers (Cass. crim., 8 juin 1971, n° 70-91.873 N° Lexbase : A2000ABP) ; la médecine du travail (Cass. crim., 6 février 1990, n° 89-82.963, inédit N° Lexbase : A3602CNQ) ; les formalités liées à l'embauche d'un travailleur étranger, la représentation du personnel, le harcèlement, la discrimination, etc).
(28) Cass. crim., 11 mars 1993, n° 91-80.598, préc..
(29) Notamment dans un arrêt du 29 avril 1998 (Cass. crim., 29 avril 1998, n° 97-82.420, inédit N° Lexbase : A8970AGC).
(30) Cass. crim., 15 mars 1994, n° 93-82.109 (N° Lexbase : A9977ATP).
(31) Cass. crim., 15 mai 2007, n° 06-84.318, F-P+F (N° Lexbase : A5200DWI).
(32) Cass. crim., 26 mai 1994, deux arrêts, n° 93-83.179, publié (N° Lexbase : A8378ABW) et n° 93-83.180, publié (N° Lexbase : A0837CK9).
(33) Voir la note préc..
(34) Cass. crim., 14 décembre 1999, n° 99-80.104 (N° Lexbase : A4939AGZ).
(35) Voir également : Cass. crim., 23 novembre 2010, n° 09-85.115, FS-P+B (N° Lexbase : A6891GNK) ; Cass. crim., 13 octobre 2009, n° 09-80. 857, F-P+F (N° Lexbase : A0975EM3).
(36) Cass. crim., 1er décembre 1998, n° 97-80.560, publié (N° Lexbase : A4794AGN)
(37) Cass. crim., 22 janvier 2013, n° 12-80.022, F-P+B (N° Lexbase : A6425I74) ; Cass. crim. 11 avril 2012, n° 10-86.974, FS-P+B (N° Lexbase : A5810IIZ).
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