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N6160BZ8
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par Jean-Marie Delarue, Ancien contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL)
le 04 Août 2023
Cet article est issu de la conférence « Les usages sociaux du droit. Des rodéos urbains au karting en prison : regards croisés sur l’actualité pénale » qui s’est tenue à Paris le 9 janvier 2023 sous la direction scientifique de Marie-Sophie Baud, Dominique Fenouillet et Raphaëlle Théry. Le sommaire des actes de cet évènement publiés par Lexbase Pénal dans son édition de juillet 2023 est à retrouver en intégralité sous ce lien N° Lexbase : N6291BZZ. |
Mots-clés : prison • insertion • bon ordre • surpopulation
La controverse née de la pratique du karting au centre pénitentiaire de Fresnes, qui a tout d’une polémique estivale, révèle néanmoins cette conviction ancienne que la prison doit faire souffrir ceux qui y sont placés. La réalité montre que la souffrance est là ; mais elle est telle qu’elle réduit à néant la plupart des efforts d’insertion des personnes détenues, efforts d’ailleurs insuffisants en volume et en qualité.
On m’en voudra sans doute d’être dans l’incapacité d’un discours aussi parfait que ceux qui ont précédé.
Sur la prison, je vais tenter de développer trois éléments : ce que nous dit la « fausse querelle » des courses de kart en prison ; la surpopulation carcérale ; la prison et l’insertion
Ces éléments ne vous donneront pas une idée exhaustive de la prison (il s’agit d’un lieu difficile à appréhender, d’autant plus que les idées reçues sur le sujet sont nombreuses), mais contribueront peut-être à éviter quelques erreurs d’analyse.
Pour chacun de ces trois thèmes, trois idées seront évoquées.
I. Faut-il pratiquer le kart en prison ?
Sur cette question, on peut esquisser trois réponses.
A. L’idéal-type d’une querelle médiatique estivale
La « controverse » (c’est lui faire beaucoup d’honneur…) naît un 19 août. Nombre de Français sont en vacances, en particulier les journalistes spécialisés et les connaisseurs. La plupart des commentaires ignorent ce qu’est la vie carcérale et qu’on peut s’y préoccuper d’insérer les personnes détenues.
Dans cette ambiance d’ignorance, chacun réagit non avec ses savoirs – il n’y en a pas – mais avec ses convictions a priori. L’idée est donc de présenter les détenus en vacances paresseuses et chouchoutées, mais en vacances naturellement imméritées donc scandaleuses : la vice-présidente (RN) de l’Assemblée nationale, analyste financière de profession, évoque les « activités estivales » organisées pour les intéressés ; un responsable Les Républicains connu mentionne des « colonies de vacances ». Les mots des réseaux sociaux ou des télévisions en continu (dont certaines, on le sait, ne sont pas soucieuses de neutralité) sont des extrapolations d’une compétition bien modeste concernant dix détenus du centre pénitentiaire de Fresnes (qui compte environ deux mille personnes incarcérées).
Idéal-type aussi de la réaction gouvernementale : le garde des Sceaux, de son lieu de vacances, a pour seul souci de désamorcer la polémique : par conséquent, il convient de se dissocier d’une opération dont on ne connaît ni les tenants ni les aboutissants – comme on le dira à l’envi par la suite – en jugeant ces images « choquantes », en affirmant que le travail auprès des personnes détenues se fait par la réinsertion et pas par le karting (que veut-il dire ?), enfin en ordonnant une « enquête ».
Idéal-type enfin puisque ces réactions se produisent dans un contexte bien particulier, celui de la préparation de la mise en œuvre des États généraux de la justice. À cette fin, le 22 juillet (cinq jours avant l’évènement critiqué), le garde des Sceaux a, conjointement avec son collègue de l’intérieur, rencontré les « forces de sécurité » (responsables et syndicats) pour évoquer les projets, donc désamorcer d’éventuelles critiques. Pour l’opposition, il s’agit de « réamorcer » ; pour le Gouvernement, d’écarter au plus vite ce détournement des esprits et éviter tout procès de laxisme.
En somme chacun joue son rôle, comme dans n’importe quel évènement estival – ou non d’ailleurs – de cette nature.
B. Que devrait-on attendre du garde des Sceaux ?
L’article 1er de la loi pénitentiaire, repris dans des termes voisins par l’article L. 1 du Code pénitentiaire N° Lexbase : L7471MCP, dispose que « le régime d’exécution de la peine de privation de liberté concilie la protection de la société, la sanction du condamné et les intérêts de la victime avec la nécessité de préparer l’insertion ou la réinsertion de la personne détenue ». C’est dire que la prison a bien deux tâches simultanées : punir et réinsérer. L’article L. 111-1 du même code N° Lexbase : L8044MCW dispose que « le service public pénitentiaire est assuré par l’administration pénitentiaire sous l’autorité du garde des Sceaux, ministre de la Justice ».
On conçoit l’emballement de l’actualité. Mais cet emballement ne doit pas conduire l’autorité ministérielle à se prononcer de manière catégoriquement négative, à ordonner une enquête conduite par les autorités administratives (la secrétaire générale du ministère et le directeur adjoint de l’administration pénitentiaire) et à en déduire – parce qu’il faut bien faire quelque chose… –, une procédure centralisée d’habilitation des opérations d’insertion, qui avait d’ailleurs fonctionné en l’espèce, dans une administration déjà excessivement et inefficacement parisienne.
De surcroît opposer insertion et karting est périlleux. Qu’est-ce qui insère et qu’est-ce qui n’insère pas ? On y reviendra plus loin. Il y a eu des chevaux à la maison centrale d’Arles, un chien au centre pénitentiaire de Rennes ; doit-on l’accepter ? Prendre seulement des oiseaux ? Peut-on jouer à la pétanque, pratique populaire, et pas au golf, sport élitiste ? Autoriser le tricot mais pas les coiffeuses dans les maisons d’arrêt de femmes ? On voit bien qu’on est là sur un terrain sans issue et peu propice à un vrai débat sur l’insertion.
On peut d’autant plus s’en plaindre que Fresnes n’a rien d’une prison modèle. Chez tous les détenus de France, elle fait figure de repoussoir pour sa sévérité. Le 18 novembre 2016, la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté (Adeline Hazan, en fonction de 2014 à 2020) avait publié des recommandations en urgence [1] pour en dénoncer l’état (« hygiène désastreuse, insuffisance de l’effectif du personnel »), « la faiblesse du pilotage de l’établissement » et les pratiques (« un usage banalisé de la force et des violences », « des pratiques contraires à la loi »). Peut-être aurait-on pu relier ceci à cela : il n’en a rien été.
C. Un débat vieux comme la prison sur ce qu’elle doit être
La prison, née comme on le sait dans son acception actuelle avec 1789, se substitue à une conception de la sanction pénale centrée sur les châtiments corporels générateurs de souffrance ou bien réelle ou bien symbolique. La question qui se pose à l’Assemblée constituante – en février mars 1791 – lorsqu’elle esquisse ce que doit être un régime pénitentiaire, est de savoir s’il faut continuer ou non à faire souffrir (débat qui n’est pas éloigné de celui sur la peine de mort). Un député d’alors nous rassure : la prison consiste à enchaîner dans une geôle infâme le criminel et à faire défiler devant lui la population, qui viendra, de son mépris, accabler le fautif.
Le débat se poursuit très concrètement pendant une grande partie du XIXème siècle : par exemple à propos de la chaîne des forçats qui traverse à pied villes et villages pour gagner ses lieux de bagne (les ports militaires). Ou bien dans la controverse qui oppose, de 1825 à 1875 au moins, les tenants de la « science pénitentiaire », dont Charles Lucas est le héraut, et les autres. Pour les premiers, la prison doit certes punir mais aussi « amender » le détenu – dans le langage du temps – c’est-à-dire transformer sa personnalité, lui en ôter le « vice » pour, sinon le parer de vertu, du moins le dissuader de recommencer. Pour les seconds, la prison doit nécessairement, et seulement faire souffrir puisqu’il importe de compenser, selon une loi du talion indirecte, la souffrance infligée par le criminel à sa victime. Depuis 1945, et la Défense sociale nouvelle, la prison actuelle est clairement, en principe, fondée sur la première de ces deux convictions.
Cette querelle n’est nullement éteinte. Seulement, elle est plus discrète en raison même du parti pris par la loi. Mais elle s’exprime en chaque occasion, par exemple à l’occasion de l’introduction de deux véhicules de karting à la prison de Fresnes. Je crois qu’une partie importante de la population française entend bien que la prison soit un lieu de souffrance sans contrepartie. Ce discours est volontiers relayé par les courants politiques de la droite ou de l’ultra-droite, dont il constitue un des incontestables marqueurs ; à propos de notre évènement, M. Damien Rieu, qui appartient au parti de M. Zemmour, écrit : « Ils violent vos filles, cambriolent vos maisons, agressent vos mamies, volent vos voitures mais font du karting sur le dos de leurs victimes et avec vos impôts ». À l’opposé, le « courant des droits de l’Homme » (expression imparfaite sans doute) défend, comme l’a d’ailleurs fait l’organisateur de l’évènement contesté dont je reprends à peu près les termes, l’idée que si les criminels doivent être punis, il convient de s’intéresser aussi à eux comme des êtres humains.
Croire que la querelle est éteinte est donc une illusion. Les débats parlementaires sur les multiples lois pénales, a fortiori les quelques lois pénitentiaires, en sont une démonstration très convaincante : par exemple, la loi pénitentiaire sur un versant, les mesures de sûreté après emprisonnement d’autres lois sur l’autre.
II. La surpopulation carcérale
Là encore, trois idées
A. Il n’y a pas de lien direct entre criminalité et nombre de détenus
Il existe naturellement un lien mais ce lien est très indirect. Or, spontanément nous pensons que le nombre de personnes détenues décroît ou augmente selon les variations de la délinquance.
D’abord ce lien est impossible à mesurer. Il est impossible de quantifier de manière raisonnable, par un indicateur synthétique, la délinquance identifiée comme telle, c’est-à-dire par le travail des services de police et de gendarmerie. Les grandeurs des différents crimes ou délits constatés évoluent selon des logiques distinctes. Sur le long terme, les homicides sont en baisse ; les agressions contre les personnes progressent ; les vols de voiture ont diminué un temps avec les nouveaux dispositifs de verrouillage, le confinement de 2020 a fait chuter le nombre de cambriolages, etc.
Ensuite, entre l’infraction et l’emprisonnement s’intercalent la législation, très évolutive comme on le sait en matière pénale, la politique pénale des ministres, et les consciences des magistrats qui jugent. On sait que depuis trente ans, la loi crée de nouvelles infractions, accroît la sévérité des peines, à la fois pour les primo-délinquants et les récidivistes. C’est le cas de lois générales dont les objectifs sont clairement annoncés (lois pénales du 12 décembre 2005 sur la récidive [2], ou du 5 mars 2007 sur la prévention de la délinquance [3]) ; mais c’est aussi le cas de lois spéciales, dont la plupart ne sont guère perçues : cas de la loi du 22 mars 2016 relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs N° Lexbase : L2650K7B (dont l’analyse ne peut être faite ici).
Mais subsiste cette conviction de l’univocité du lien délinquance et emprisonnement et, par conséquent, cette croyance corrélative que, si le nombre de détenus augmente, c’est bien que nous vivons dans une société de plus en plus dangereuse, dont la « sécurité » est menacée.
B. Quels sont alors les ingrédients de la surpopulation carcérale ?
Ils se trouvent aisément dans les statistiques de la chaîne pénale publiées par le ministère de la Justice (statistiques mensuelles et séries statistiques de la direction de l'administration pénitentiaire) [4], qui malheureusement se concentrent en général sur le court terme.
Cinq données en constituent l’essentiel. Trois indicateurs de mouvements et deux de résultats.
En premier lieu le nombre de peines prononcées : il baisse significativement. De 2006 à 2019 (moins de 550 000), près du quart en moins. Mais les peines d’emprisonnement (incluant sursis) régressent moins, et surtout les seules peines d’emprisonnement fermes restent stables (léger progrès).
En deuxième lieu les placements en détention provisoire : ce nombre varie lui aussi : il baisse de 2006 à 2012 ; mais il remonte très sensiblement de 2013 à 2019. Ce mouvement est en grande partie responsable de l’augmentation du nombre de détenus dans la période et accroît évidemment le pourcentage de prévenus parmi les personnes détenues. Mais, en toute hypothèse, on incarcère très généralement plus de prévenus que de condamnés (grossièrement en 2019, 60 000 prévenus et 40 000 condamnés).
En troisième lieu, la durée moyenne de détention : elle est importante pour l’occupation de la prison ; chacun comprend qu’une personne condamnée à trente ans de réclusion criminelle occupe autant de place que trente condamnés à un an (aménagement des peines et décès mis à part). Ici, s’est produit un changement substantiel et largement inaperçu : depuis trente ans, la durée de la détention provisoire s’est accrue d’environ 10%. Mais pour l’ensemble des personnes incarcérées, l’augmentation est beaucoup plus sensible ; elle passe de 7 mois en 1990 à 9,7 mois en 2019 soit une augmentation de 38,5 % ! Donnée qui signifie d’une part que le quantum des peines prononcées augmente sensiblement – et il est difficile de parler de justice laxiste à ce rythme – ; d’autre part que la prison enferme certes – Dieu merci ! – les grands criminels, mais que l’essentiel des effectifs est constitué de délinquants « petits » et « moyens ».
En quatrième lieu, le nombre de personnes détenues reflète ce qui précède : il a connu dans le moyen terme rétrospectif un minimum en 2001 (moins de 48 000 détenus) ; au 1er décembre 2022, ce nombre était de 72 836 soit une augmentation de 52 % en un peu plus de vingt ans. Comme on sait, cet accroissement engendre en maison d’arrêt une surpopulation (excès de détenus par rapport au nombre de places dites opérationnelles) de près de 143 % (mais 212 % à Nîmes ; 201 % à Bayonne…). Il a de multiples conséquences, qu’on synthétise – à mon avis à tort – seulement par le nombre de matelas par terre posés pour compenser l’absence de lits disponibles.
En cinquième lieu, il est intéressant de rapporter ce nombre de détenus à l’ensemble de la population ce qui gomme les effets démographiques et permet des comparaisons dans le temps et dans l’espace. Pour 100 000 hab., il est aujourd’hui de 107,4. Dans le temps, depuis 1840 (date des premiers relevés) il n’a cessé de baisser (guerres mises à part) jusqu’en 1970. Il n’a pas cessé de remonter depuis, et nous emprisonnons comme nos arrière-grands-parents emprisonnaient dans les années 1880. Dans l’espace, nous sommes en queue de peloton des démocraties de l’Europe de l’Ouest (Allemagne : 78,2) [5].
C. La question de la surpopulation n’est pas réglée et, en toute hypothèse, son règlement ne mettra pas fin aux difficultés de la prison.
1. La réponse à la surpopulation est la construction de nouveaux établissements pénitentiaires. Dans le plan d’action présenté le 5 janvier dernier [6] et censé donner suite aux réflexions des États généraux de la justice, le garde des Sceaux a avancé deux mesures :
2. L’ampleur des dégâts que provoque la surpopulation (pas seulement entassement dans les cellules, mais moins de travail, moins de parloirs, moins de cours de promenade…) amène beaucoup de bons esprits à penser que si le taux d’occupation était de 100 ou moins, la prison serait irréprochable.
Tel n’est pas mon avis. Je pense que le fonctionnement de la prison actuellement conçu et mis en œuvre ne peut pas permettre de réinsérer les détenus et que l’on vit à cet égard dans l’illusion.
III. La prison et l’insertion
Là encore, trois idées vont être esquissées.
A. L’insertion, une affaire de minorités de personnes détenues
De manière schématique, on compte sur les activités déployées en prison pour assurer l’insertion. Le Code pénitentiaire (art. R. 411-1 N° Lexbase : L6885MCY) dresse la liste des activités destinées à « amender » les personnes détenues : travail, formation professionnelle, enseignement, activités socio-culturelles et sportives… On peut tout faire en prison, en-dehors du karting sans doute : manipuler des outils, faire de la musculation, apprendre l’anglais, pratiquer le tai-chi…
Mais la question est : combien de personnes détenues ont accès à ces activités ? D’une part, il est difficile d’intégrer les courtes peines à des stages a fortiori un travail ; d’autre part, des détenus ont peur et ne veulent pas se mêler à d’autres (avec raison) ; enfin le bon ordre et la sécurité s’opposent à la concentration de grands nombres ; d’ailleurs les personnels traînent les pieds pour amener les détenus aux activités. Surtout, en-dehors du sport, l’offre est restreinte, très inférieure à la demande ; il y a des listes d’attente et les candidats à une activité sont donc sélectionnés (après avis de la « commission pluridisciplinaire unique) par le chef d’établissement et évidemment révocables ad nutum : au centre pénitentiaire de Liancourt, sur 244 postes de travail, 51 personnes avaient été déclassées en six mois (21 %).
L’administration dissimule ces nombres limités en se glorifiant des sorties de détenus dans des compétitions sportives, des succès des présentés aux examens (CAP). On doit toujours de demander : combien de personnes en sont bénéficiaires, quel pourcentage de détenus ? Voici quelque temps, le garde des Sceaux se félicitait de ce qu’on était passé à 31 % de détenus au travail (donnée par ailleurs contestable) ; l’aveu est terrible. À Nouméa [8], en 2019, 5,7 % des détenus avaient accès à une formation professionnelle. À la maison centrale d’Arles (130 détenus), 29 (22 %) ont terminé l’année dans les enseignements dispensés. Les activités sont toujours – sauf le sport – très minoritaires.
B. On sait depuis longtemps que la préparation à la sortie est illusoire.
Sortir de prison est difficile : même après une courte peine, on peut avoir tout perdu : travail, logement, famille. On le sait depuis longtemps. La prison s’organise pour aider les sortants. Mais les résultats sont extrêmement décevants, malgré les efforts du service pénitentiaire d’insertion et de probation.
Ainsi pour le travail : en 2018, il y a eu 1 252 sorties de la maison d’arrêt de Douai : 212 d’entre elles ont été reçues avant leur libération par Pôle Emploi ; 13 de ces 212 (6 %) ont obtenu un emploi ; 42 (20 %) ont été dirigées vers un « parcours personnalisé d’accompagnement vers l’insertion professionnelle ». La prison fabrique au mieux de bons chômeurs – i.e. des chômeurs soutenus – pour un temps.
Même chose pour le logement. À Fleury-Mérogis, en 2017, on a dénombré 6 363 levées d’écrou. 55 % des sortants ont renseigné la question relative à l’hébergement ; 18 % de ces derniers (630 personnes) ont indiqué être sans solution de logement. La même année, 101 sortants ont formulé au CPIP une demande de logement : cinquante-et-un ont fait l’objet d’une demande d’enregistrement au SIAO (service intégré d’accueil et d’orientation) du département ; deux ont été contactés par ce service ; un seul a obtenu un accord pour un hébergement.
Je mets volontairement de côté l’aménagement de peines pour ne pas déflorer le sujet qui va être abordé ensuite. Mais, en tout état de cause, dans ces conditions, le pourcentage élevé de récidivistes ne doit pas étonner.
C. Surtout, bon ordre et insertion sont incompatibles
On doit insister sur une seule idée à retenir, que m’a donnée un peu de familiarité avec la vie carcérale.
Les personnes détenues, comme beaucoup de pauvres dans ce pays, sont soumis à des injonctions contradictoires. On leur demande de solder hier (c’est-à-dire de reconnaître le mal commis) et de penser demain : travailler à leur insertion, d’avoir pour cela des « projets » (!), de se former, de s’instruire. De l’autre, on leur impose l’interdiction de toute initiative. Tout ou presque est soumis au bon vouloir d’un tiers (le surveillant en général) : sortir de la cellule, aller voir les siens au parloir, se soigner – sous le regard d’autrui… Le poids du vivre l’aujourd’hui est considérable. Dans une société de rivalités, d’ordre vétilleux, de peurs et de violences, il faut pour assurer son existence « faire le canard », se taire, rester soumis. Si cela ne suffit pas, « cacheton et chichon [haschich] font la bonne prison ». La moitié des détenus reçoivent des antidépresseurs. Survivre à la journée qui passe est la principale perspective. Je rappelle que l’on se suicide sept fois plus en prison. Bien sûr il y a d’un côté les miraculés, ceux qu’une personne a su prendre en charge avec efficacité au bon moment (François Besse et les cours de philo de Saint-Maur) ; de l’autre les rebelles, alignant les sanctions disciplinaires, les « mesures d’ordre et de sécurité » et les peines supplémentaires. Mais la grande majorité doit se réfugier dans la dépossession de soi et la paralysie. La prison diminue les êtres. Peut-être est-ce le but recherché. Il est incompatible avec l’insertion : Charles Lucas avait tort.
*
Reprenons le débat mentionné au début. On doit rassurer les honnêtes gens : on souffre réellement en prison. Le corps souffre ; l’esprit souffre ; la peur et la violence sont des banalités. La Cour européenne des droits de l’Homme évoque dans ses arrêts la « souffrance inhérente à la détention ». Mais s’y ajoutent toutes les difficultés propres à chaque établissement et à chaque détention.
La réalité carcérale est loin de la prison définie par le Code pénitentiaire : elle est une illustration exemplaire de l’écart qui sépare, dans ce pays, la lettre des textes de leur application.
On ne réconciliera pas l’ordre public, évidemment nécessaire à la prison, aux nécessités de l’insertion, sans de profonds changements, même si la question de la surpopulation est résolue, ce qu’elle est loin d’être.
[1] Recommandations en urgence du 18 novembre 2016 du Contrôleur général des lieux de privation de liberté relatives à la maison d'arrêt des hommes du centre pénitentiaire de Fresnes (Val-de-Marne) [en ligne].
[2] Loi n° 2005-1549, du 12 décembre 2005, relative au traitement de la récidive des infractions pénales N° Lexbase : L4971HDH.
[3] Loi n° 2007-297, du 5 mars 2007, relative à la prévention de la délinquance N° Lexbase : L6035HU3.
[4] Études et statistiques, Indicateurs et publications du Service statistique ministériel de la Justice [en ligne].
[5] Selon les données statistiques SPACE 1 2021 du Conseil de l'Europe.
[7] Loi n° 87-432, du 22 juin 1987, relative au service public pénitentiaire N° Lexbase : L5154ISP.
[8] Les données relatives aux établissements pénitentiaires mentionnées dans cet article sont extraites des rapports de visite du contrôle général des lieux de privation de liberté [en ligne].
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