Réf. : CE, 9°-10° ch. réunies, 20 juin 2023, n° 472366, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A094894U
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le 26 Juillet 2023
Mots clés : pantouflage • conflits d'intérêts • probité • transparence • déontologie
Dans un arrêt rendu le 20 juin 2023, la Haute juridiction administrative a dit pour droit qu’un ancien secrétaire d'État souhaitant rejoindre le conseil d'administration d'une entreprise française du secteur dont il avait la charge risque de se retrouver en situation de prise illégale d'intérêts. Une solution logique si on la considère au seul prisme du risque de conflits d’intérêts mais dont on peut se demander si elle n’aura pas pour effet d’empêcher le réemploi de compétences acquises au plus niveau de l’État dans des secteurs pouvant être considérés comme stratégiques, voire de freiner les futures vocations ministérielles par crainte d’être « empêché » ultérieurement. Pour faire le point sur cette question, Lexbase Public a interrogé Jean-François Kerléo, Professeur de droit public, Université Aix-Marseille*.
Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler en quoi consiste la pratique du « pantouflage » ?
Jean-François Kerléo : Le pantouflage est un terme d’argot, datant des années 1880, employé à l’origine au sujet des élèves de Polytechnique qui préféraient rejoindre une entreprise privée à l’issue de leur formation. Il désigne par extension toutes les situations de départ d’un agent public pour le secteur privé. Deux régimes distincts encadrent désormais cette pratique : pénal et déontologique.
Dès 1919, le pantouflage a constitué une infraction aujourd’hui prévue par l’article 432-13 du Code pénal N° Lexbase : L6030LCC, qui punit de trois ans d’emprisonnement et d’une amende de 200 000 euros le fait pour un responsable public « soit d'assurer la surveillance ou le contrôle d'une entreprise privée, soit de conclure des contrats de toute nature avec une entreprise privée ou de formuler un avis sur de tels contrats, soit de proposer directement à l'autorité compétente des décisions relatives à des opérations réalisées par une entreprise privée ou de formuler un avis sur de telles décisions, de prendre ou de recevoir une participation par travail, conseil ou capitaux dans l'une de ces entreprises avant l'expiration d'un délai de trois ans suivant la cessation de ses fonctions ». Est également punie la participation par travail, conseil ou capitaux dans une entreprise privée qui possède au moins 30 % de capital commun ou a conclu un contrat comportant une exclusivité de droit ou de fait avec l’une des entreprises précédemment mentionnées. Les condamnations pénales d’agents publics sont particulièrement rares sur ce fondement.
C’est à partir des années 1990 que la reconversion des agents publics dans le secteur privé a fait l’objet d’un contrôle déontologique. Désormais, celui-ci consiste à s’assurer de la compatibilité de l’activité envisagée avec les fonctions exercées au cours des trois années antérieures. Auparavant effectué par la Commission de déontologie de la fonction publique qui a finalement été supprimée par la loi n° 2019-828 du 6 août 2019, de transformation de la fonction publique N° Lexbase : L5882LRB, le contrôle a été transféré pour les agents publics à l’autorité hiérarchique (CGFP, art. L. 124-4 N° Lexbase : L7185MBQ à L. 124-6 et articles 18 à 25 du décret n° 2020-69 du 30 janvier 2020, relatif aux contrôles déontologiques dans la fonction publique N° Lexbase : L2464LXK) ou, pour les plus hauts responsables publics, à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (articles 18 à 23 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013, relative à la transparence de la vie publique N° Lexbase : L3622IYS).
L’agent souhaitant rejoindre le secteur privé doit préalablement saisir son autorité hiérarchique « afin d’apprécier la compatibilité de toute activité lucrative, salariée ou non, dans une entreprise privée ou un organisme de droit privé ou de toute activité libérale avec les fonctions exercées au cours des trois années précédant le début de cette activité » (CGFP, art. L. 124-4). L’autorité hiérarchique peut solliciter l’avis du référent déontologue ainsi que, si un doute persiste, celui de la HATVP dont l’avis s’impose (en 2022, 330 avis ont été rendus dans le cadre de cette saisine subsidiaire). L’autorité de contrôle s’assure que l’activité envisagée ne risque pas de compromettre ou de mettre en cause le fonctionnement normal, l’indépendance ou la neutralité du service, ou de méconnaître tout principe déontologique prévu par le statut général de la fonction publique [de dignité, impartialité, intégrité, probité et neutralité] ou de placer l’intéressé dans la situation de commettre le délit de pantouflage Le contrôle porte donc tout à la fois sur le risque pénal et déontologique tant du point de vue de l’agent que de l’administration.
Les dispositions relatives à la saisine obligatoire de la HATVP pour les hauts responsables publics sont bien moins précises puisque l’article 23 de la loi de 2013 prévoit que la Haute Autorité effectue son contrôle « au regard des exigences prévues à l’article 1er de cette loi », aux termes duquel « Les membres du Gouvernement (…) exercent leurs fonctions avec dignité, probité et intégrité et veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d'intérêts ». De son côté, la notion de conflit d’intérêts est définie comme « toute situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction » (article 2 de la loi de 2013). Toutefois, en pratique, la Haute Autorité se livre pour les hauts responsables publics qui relèvent de son contrôle à une démarche assez comparable à celle effectuée pour les fonctionnaires et, en particulier, à l’examen du risque pénal pourtant non expressément prévu par la loi de 2013.
Lexbase : De quelle manière la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique exerce-t-elle son contrôle en la matière ?
Jean-François Kerléo : La saisine de la HATVP n’est obligatoire que pour les emplois prévus par la loi de 2013 « dont le niveau hiérarchique ou la nature des fonctions le justifient, mentionnés sur une liste établie par décret en Conseil d’État », ce qui correspond en partie aux emplois soumis au dépôt d’une déclaration de situation patrimoniale ou d’intérêts. Sont notamment visés les membres du Gouvernement, d’une autorité administrative ou publique indépendante et les chefs d’exécutif local pour lesquels la HATVP rend un avis dans le délai de deux mois. La saisine obligatoire au cours des trois années suivant la fin des fonctions n’est pas toujours bien intégrée par les responsables publics, comme l’atteste la récente reconversion de Jean-Michel Blanquer pour laquelle aucune sollicitation préalable de la HATVP n’a été effectuée, les exécutifs locaux échappant eux aussi assez fréquemment à son contrôle. En 2022, 31 avis ont été rendus par la HATVP sur le fondement des saisines obligatoires, le nombre de saisines (tous contrôles déontologiques confondus) ayant augmenté de 93 % par rapport à l’année précédente.
Trois types de décisions peuvent être rendues par la HATVP : avis de compatibilité, avis de compatibilité avec réserves, avis d’incompatibilité. Dans son rapport annuel pour l’année 2022, la HATVP note que pour les mobilités entre les secteurs public et privé, 79,9 % représentent des avis de compatibilité avec réserves (254), 13,8 % des avis de compatibilité simple (44) et 6,3 % des avis d’incompatibilité (20). 90 % provenaient d’anciens membres du Gouvernement et, dans près d’un tiers des cas, le projet a consisté à créer une société de conseil.
Le contrôle de la HATVP vise à prévenir les risques d’ordre déontologique et pénal pour l’agent mais aussi à garantir l’impartialité et l’indépendance de l’action publique. Le Guide déontologique II de la HATVP, distingue selon que le conflit d’intérêts est déjà constitué au moment où l’agent envisage de rejoindre le secteur privé ou qu’il pourrait survenir à la suite du départ de l’agent. Dans le premier cas, cela laisse supposer que l’agent utilise sa position pour préparer sa reconversion professionnelle, ce qui fait naître un doute sur l’impartialité de l’agent dans l’exercice de ses fonctions. Dans le second cas, l’activité envisagée ne doit pas être susceptible de porter atteinte, à l’avenir, au fonctionnement indépendant, impartial et objectif de l’administration où le fonctionnaire a exercé ses fonctions, le risque étant d’autant plus élevé que l’agent se reconvertit dans le même secteur d’activité.
D’une manière générale, la Haute Autorité interdit au responsable public concerné d’accomplir toute démarche, y compris de représentation d’intérêts, auprès de ces services ou bien, en cas de création d’une entreprise, de réaliser des prestations pour le compte de la personne publique dans laquelle il exerçait ses fonctions. Le responsable public ne doit pas davantage prendre pour clientes les entreprises que ses fonctions publiques l’ont amené à contrôler, celles avec lesquelles il conclut des contrats ou encore celles à l’égard desquelles il a rendu des avis dans le cadre de la conclusion d’un contrat ou de la réalisation de toute opération.
Les avis d’incompatibilité sont principalement rendus dans le cas où il existe un risque, pour l’agent, de tomber sous le coup du délit de pantouflage. Dans une délibération n° 2022-302 du 20 septembre 2022 N° Lexbase : X2473CQN, la Haute Autorité a rendu un avis d’incompatibilité pour un agent qui souhaitait rejoindre un groupe privé de gestion de cliniques, centres de soins et maisons de convalescence alors que les organes délibérants de la commune et de la métropole dont il était le directeur général des services s’étaient prononcés sur l’implantation, sur leur territoire, d’un établissement de santé par ce groupe. L’agent a été regardé comme ayant, au cours des trois dernières années, proposé directement à l’autorité compétente des décisions relatives à une opération de l’entreprise qu’il souhaitait rejoindre ou comme ayant formulé des avis sur de telles décisions, au sens de l’article 432-13 du Code pénal.
Lexbase : Quelle a été jusqu'à présent la position du juge administratif en la matière ?
Jean-François Kerléo : Le contentieux administratif du pantouflage est particulièrement rare, seule une poignée d’avis d’incompatibilité rendus par la HATVP a fait l’objet de demandes d’annulation, dont certaines n’ont d’ailleurs pas encore été jugées. S’il apparaît bien prématuré de tirer un bilan en la matière, la jurisprudence valide pour l’instant la doctrine de la HATVP, puisque le juge administratif lui a donné systématiquement raison [1].
Si les avis rendus dans le cadre de la saisine obligatoire de la HATVP (article 23 de la loi précitée de 2013) sont expressément susceptibles d’un recours pour excès de pouvoir, le Conseil d’État a également jugé que l'avis subsidiaire par lequel la Haute Autorité se prononce sur la compatibilité d'un projet d'activité privée lucrative avec les fonctions exercées précédemment par un fonctionnaire a le caractère d'une décision susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir, alors même que la décision finale est prise par l’autorité hiérarchique dont relève le fonctionnaire [2]. Il est également amené à rappeler dans chacune de ses décisions que le contrôle déontologique préalable ne consiste pas à examiner si les éléments constitutifs de l’infraction sont effectivement réunis mais à apprécier l’existence du risque pour l’agent d’être condamné pour pantouflage [3], sous réserve de l’appréciation souveraine du juge pénal.
Dans un arrêt n° 468470 du 12 mai 2023, le Conseil d’État a rejeté la demande d’annulation d’un avis d’incompatibilité formulé par la HATVP à l’encontre d’un directeur général des services d’une commune et d’une communauté de communes qui avait sollicité une mise en disponibilité en vue d'exercer les fonctions de directeur général de la société Pierre et Finance. Le juge reconnaît la légalité de l’incompatibilité au motif que le responsable public concerné avait lui-même visé un projet de délibération soumis à l'approbation du conseil municipal de la commune où il exerçait ses fonctions qui autorisait le maire de cette commune à céder à la société MDB plusieurs parcelles appartenant à la commune en vue d'y construire un pôle santé et, d'autre part, que cette société était détenue par un unique actionnaire qui possédait également, par l'intermédiaire d'une société holding, la société Pierre et Finance qu’il entendait justement rejoindre. Reprenant le raisonnement de la Haute Autorité, il considère que l'interposition d'une société holding entre l'actionnaire détenant la société Pierre et Finance et la société MDB ne fait pas obstacle à l'application des dispositions de l’article 432-13 du Code pénal.
De même, dans une délibération n° 2020-49 du 31 mars 2020 N° Lexbase : X1503CNY, la HATVP a considéré que la présidence d’un salon réunissant les principaux acteurs privés de la filière nucléaire, notamment les sociétés EDF et Orano, dont il avait été, en sa qualité de secrétaire général du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, membre du conseil d’administration, était de nature à faire peser des doutes sur l’impartialité avec laquelle il avait exercé ses fonctions. Or, dans sa décision n° 4409623 du 4 novembre 2020, le Conseil d’État a repris le raisonnement de la Haute Autorité selon lequel est susceptible d'être constitué le délit de pantouflage même si des personnes morales distinctes s'interposent entre le fonctionnaire et les entreprises qu'il a surveillées ou contrôlées et eu égard à l'importance du salon WNE pour les intérêts des sociétés EDF et Orano. De même, l’avis d’incompatibilité est justifié par le risque que la présidence du salon WNE serait susceptible de faire naître des doutes sur les conditions dans lesquelles le responsable concerné avait préalablement exercé les pouvoirs d'administrateur représentant les intérêts de l'État actionnaire au sein des sociétés EDF et Orano. À l’instar de la HATVP, le juge administratif considère donc que le projet crée, en apparence, une situation de conflit d’intérêts qui laisse supposer que le responsable public a profité de sa fonction pour préparer sa reconversion.
Lexbase : N'y a-t-il pas un risque pour tout ancien membre du Gouvernement de ne pouvoir se recycler dans un secteur dans lequel il possède une réelle expertise ?
Jean-François Kerléo : Vous faites ici allusion au cas de l’ancien secrétaire d’État chargé du Numérique, Cédric O, qui critique de manière virulente l’incompatibilité qui lui a été opposée à son projet de reconversion. Dans une tribune publiée dans Le Monde en date du 25 janvier 2023, où il se demandait si nous n’étions pas allés « trop loin dans la régulation des conflits d’intérêts », il appelait à « trouver un équilibre satisfaisant qui permette la porosité (entre le monde politique et le secteur privé) tout en protégeant au maximum des conflits (réels, et pas visuels) » afin de maintenir l’attractivité des services de l’État et estimait qu’ « il devient déraisonnable de vouloir être ministre de l’Industrie (…) si vous avez côtoyé une entreprise industrielle dans les cinq ou dix dernières années et/ou si vous comptez y retourner – à moins d’aimer le lynchage politico-médiatique ou les procédures judiciaires ». Ces reproches semblent en partie partagés par la rapporteure publique Emilie Bokdam-Tognetti dans ses conclusions sur l’arrêt du Conseil d’État n° 472366 du 20 juin 2023 concernant Cédric O, lorsqu’elle écrit : « Pour ce qui est des craintes sur l’attractivité, il n’a peut-être pas entièrement tort ».
Il n’est pourtant pas si difficile de nuancer le jugement porté par Cédric O sur le régime de contrôle du pantouflage. À toutes fins utiles, rappelons que la HATVP a rendu un avis de compatibilité, le cas échéant avec réserves, en faveur de la reconversion professionnelle des Premiers ministres Jean Castex et Édouard Philippe, de Laurent Pietraszewski, Chantal Jouanno, Florence Parly (à 3 reprises), Alain Griset, Annick Girardin, Jean-Baptiste Djebbari (à 3 reprises), Muriel Pénicaud (à 3 reprises), Jean-Yves Le Drian, Christophe Castaner (à 2 reprises), Sophie Cluzel, Jean-Michel Blanquer, Frédérique Vidal (à 2 reprises), Jean-Paul Delevoye, Didier Guillaume, et la liste n’est pas exhaustive… Il apparaît donc difficile d’admettre que l’exercice d’une fonction de membre du Gouvernement fasse obstacle à la reconversion professionnelle, y compris dans les secteurs où l’on dispose d’une expertise, même si pour ces derniers le risque de conflit d’intérêts est évidemment plus élevé [4]. Les avis d’incompatibilité sont très rares de la part de la HATVP, mais il ne faut pas pour autant considérer que les membres du Gouvernement disposent d’un « droit à » la reconversion professionnelle. Il n’est pas illégitime de protéger l’indépendance et l’impartialité de la puissance publique, gage du respect de l’intérêt général et de l’égalité de traitement des citoyens, contre ses anciens membres lorsque leur reconversion crée un avantage disproportionné ou déloyal en faveur de la structure rejointe vis-à-vis de ses concurrents ou risque d’inciter l’administration à la favoriser au détriment d’autres intérêts. Ce serait alors moins les règles de pantouflage qu’il faudrait changer que celles relatives aux obligations de concurrence et de loyauté sur le marché avec lesquelles la déontologie doit être conciliée.
À ce titre, la situation concernant l’ancien secrétaire d’État est indéniablement délicate et mérite que l’on s’y attarde. Cédric O a formé un recours en annulation pour excès de pouvoir, devant le Conseil d’État, contre la délibération de la HATVP n° 2022-407 du 2 novembre 2022 N° Lexbase : X2472CQM (refus réitéré par la délibération n° 2023-18 du 24 janvier 2023 rendue à la suite de son recours gracieux) qui avait adopté un avis d’incompatibilité à son projet de devenir membre du conseil d’administration de la société Atos [5]. Concernant les arguments d’ailleurs retenus par le Conseil d’État, la HATVP a tout d’abord constaté que le groupe Atos a bénéficié de plusieurs plans de soutien sectoriels comportant le versement de subventions de l’État alors qu’il exerçait déjà des fonctions gouvernementales aux dates concernées. Elle souligne ensuite que les décrets d’attribution du 10 avril 2019 puis du 14 août 2020, ont prévu qu'il « veille au développement des entreprises et acteurs français du numérique », dont il est constaté que la société Atos fait partie, et qu’« il participe à la mise en œuvre du programme des investissements d'avenir dans le domaine du numérique ». Son cabinet a alors participé au processus ayant conduit à l'adoption des plans de soutien qui comportaient le versement de subventions au groupe Atos. Or, en droit, un cabinet exerce ses activités sous l’autorité du ministre à moins qu’il ne s’abstienne d’exercer certaines compétences mais dans ce cas, et contrairement aux autres responsables publics, l’abstention doit être formalisée dans un décret de déport qui transfère expressément la compétence au Premier ministre. En l’absence d’un tel décret, le secrétaire d’État est responsable de l’activité de son cabinet dont les membres ont pour mission d’exécuter sa volonté. En conséquence, selon le Conseil d’État, la Haute Autorité a pu légalement estimer que le projet de Cédric O l'exposait au risque de commettre le délit de pantouflage.
Toutefois, à l’appui de son recours, Cédric O faisait valoir que « l'inclusion du groupe Atos dans les plans de soutien se serait imposée avec une évidence telle qu'elle ne nécessitait aucune intervention de sa part ou de son cabinet et que la prise des décisions relatives à ces plans de soutien aurait été le fait d’autres autorités administratives ». Certes, en pratique, le ministre se contente parfois de valider les décisions retenues par d’autres autorités, sans intervention particulière, surtout lorsque certains choix s’imposent d’eux-mêmes. La HATVP ne peut évidemment pas apprécier en détail le rôle précis du ministre dans chacune des décisions retenues, ce qui démontre ici en passant les limites de l’appréciation in concreto du risque de conflit d’intérêts et le rôle central de l’apparence dans son application. Mais, en l’espèce, d’une part, Cédric O a participé à la définition des plans de soutien sectoriels auxquels la société Atos pouvait prétendre d’après lui de manière quasi-automatique, peu importe donc qu’il soit lui-même intervenu dans l’attribution de la subvention puisque lesdits plans impliquaient ipso facto une telle attribution à la société Atos. La question serait tout autre s’il s’était contenté de signer les parapheurs attribuant, en série et de manière impersonnelle, des subventions sans avoir été en fonction au moment de l’élaboration des plans sectoriels. D’autre part, Cédric O avait formellement la possibilité, en tant que secrétaire d’État, et donc responsable des choix retenus par ses services et les autorités placées sous sa tutelle, de refuser les décisions qui lui étaient soumises et de proposer d’autres arbitrages. Qu’il ne l’ait pas fait ne signifie alors rien d’autre que son accord tacite, indirect ou a contrario, sur les choix retenus par les autorités qu’il dirige.
La décision d’incompatibilité s’inscrit donc dans le contexte particulier où un secrétaire d’État, qui souhaite rejoindre une société numérique française, était en charge de la Défense et du financement des sociétés françaises du numérique. La HATVP aurait d’ailleurs pu également évoquer le risque d’atteinte à la concurrence que la reconversion de Cédric O aurait entraîné pour les concurrents de la Société Atos, comme elle l’avait mentionné dans son avis de compatibilité avec réserves rendu à propos du départ de Jean Castex à la RATP. Il est alors difficile de tirer de ce cas des conclusions trop générales sur le régime du pantouflage. Mais il conviendra de rester attentif à ce que l’attribution, non individualisée, en série ou en bloc, de subventions publiques aux acteurs d’un même secteur ne puisse constituer à elle seule un obstacle à la reconversion sans s’être aussi assuré du lien concret unissant le responsable public à la société concernée par son projet de reconversion. Le traitement par le Parquet national financier de la récente affaire concernant la prise illégale d’intérêts de Sébastien Lecornu semble démontrer l’évolution progressive du juge judiciaire vers une prise en compte in concreto des situations dans l’application de ce délit, relativisant le rôle jusqu’alors primordial de l’apparence [6]. Quoi qu’il en soit, et même si une relativisation peut être envisagée, le régime démocratique repose sur la confiance des citoyens et ne peut donc supporter une apparence de partialité qui décrédibiliserait à terme l’intérêt général.
Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.
[1] Pour deux décisions en référé validant l’avis d’incompatibilité de la HATVP : CE, référé, 13 décembre 2021, n° 459115 N° Lexbase : A52847GS ; CE, référé, 14 juin 2022, n° 464441 N° Lexbase : A551177A.
[2] CE, 4 novembre 2020, n° 440963, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A518333D.
[2] CE, 4 novembre 2020, n° 440963.
[4] Les reconversions de Frédérique Vidal ou encore d’Annick Girardin démontrent que l’on peut exercer une activité professionnelle en lien avec les objets visés par la fonction ministérielle précédemment exercée.
[5] À l’appui de sa requête devant le Conseil d’État, Cédric O avait soulevé une QPC dirigée contre le I de l’article 23 de la loi du 11 octobre 2013, contraire selon lui à la séparation des pouvoirs, à la liberté d’entreprendre et à la présomption d’innocence. Le Conseil d’État a refusé de renvoyer la QPC dès lors que le Conseil constitutionnel avait déclaré l’article 23 de la loi du 11 octobre 2013 conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif de sa décision n° 2013-676 DC du 9 octobre 2013 N° Lexbase : A4216KM4.
[6] Sébastien Lecornu, le ministre des Armées, échappe à un procès, Le Monde, 30 juin 2023.
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