Réf. : CE 1° et 6° s-s-r., 1er mars 2013, n° 354188, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9312I8E)
Lecture: 8 min
N6549BTQ
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
le 19 Avril 2013
Marie-Léonie Vergnerie : Il faut rappeler qu'au titre de la réglementation des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE), la question de la responsabilité du propriétaire, en tant que "détenteur" d'ICPE (2), a fait l'objet d'un débat jurisprudentiel de près de dix ans, avant qu'il soit établi sans ambiguïté que ce propriétaire ne pouvait, en cette seule qualité, se voir imposer des mesures de remise en état (3). Cependant, la notion de "détenteur" existe, également, dans la réglementation des déchets (4). Or, une modification de la réglementation des déchets par la loi "Bachelot" en 2003 (5), initialement conçue pour étendre le champ d'intervention de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME), s'est avérée fournir un nouveau fondement à la recherche des "détenteurs" en étendant les sanctions applicables en cas d'abandon de déchets, aux "cas de pollution des sols, de risque de pollution des sols". Cela a donné naissance à un nouveau mouvement jurisprudentiel, notamment à partir de 2006 (6), pour imposer à des propriétaires de terrains de gérer les déchets abandonnés sur leur site, mais aussi les pollutions associées.
La jurisprudence "Wattelez II" du Conseil d'Etat a effectivement marqué un tournant dans l'analyse de la responsabilité du propriétaire de terrain sur lequel des déchets sont entreposés, en ce qu'elle a pris en compte le comportement fautif ou du moins négligent de celui-ci (7) : "le propriétaire du terrain sur lequel ont été entreposés des déchets peut, en l'absence de détenteur connu de déchets, être regardé comme leur détenteur au sens de l'article L. 541-2 du Code de l'environnement (N° Lexbase : L9592INL), notamment s'il a fait preuve de négligence à l'égard d'abandons sur son terrain". Les décisions postérieures des juridictions administratives, principalement rendues par des cours administratives d'appel, témoignent d'une volonté de mieux prendre en compte ce comportement (8), sans, toutefois, l'exprimer de manière aussi claire.
Ce qui mérite cependant d'être noté, c'est l'évolution de l'approche de la Cour de cassation dans un sens similaire à celui du Conseil d'Etat : ainsi, dans un arrêt du 11 juillet 2012, la Cour de cassation a admis que la responsabilité du propriétaire de terrain, en tant que "détenteur" au titre de la réglementation des déchets, ne pouvait pas être retenue lorsque celui-ci "démontre être étranger au fait de leur abandon et ne l'avoir pas permis ou facilité par négligence ou complaisance" (9).
Lexbase : Quelles sont les précisions apportées par l'arrêt du Conseil d'Etat du 1er mars 2013 ?
Marie-Léonie Vergnerie : Dans cette affaire, des déchets avaient été abandonnés par un exploitant, causant un incendie et une explosion en 2002. La cour administrative d'appel avait considéré, sans tenir compte de la jurisprudence "Wattelez II" du Conseil d'Etat, "que nonobstant la circonstance que ces déchets auraient été produits par la société chargée de l'exploitation du site, le maire [...] a pu légalement prendre à l'égard des sociétés [...], en leur qualité de propriétaires du terrain sur lequel sont stockés ces déchets, des mesures sur le fondement des dispositions de l'article L. 541-3 du Code de l'environnement (N° Lexbase : L9591INK)" (10). Il ressort, toutefois, de la lecture des décisions des juridictions inférieures que les sociétés crédit-bailleresses, filiales de grands groupes bancaires, avaient, semble-t-il, reçu des fonds des assurances pour procéder à des travaux sur le site, ce qui a éventuellement pu influer sur l'appréciation des juges.
Toujours est-il que le Conseil d'Etat a, quant à lui, confirmé très clairement la jurisprudence "Wattelez II" et est même allé plus loin en jugeant que "le responsable des déchets au sens de l'article L. 541-3 du Code de l'environnement [...] s'entend des seuls producteurs ou autres détenteurs des déchets [...] si, en l'absence de tout producteur ou tout autre détenteur connu de déchets, le propriétaire du terrain sur lequel ont été entreposés ces déchets peut être regardé comme leur détenteur au sens de l'article L. 541-2 du Code de l'environnement, notamment s'il a fait preuve de négligence à l'égard d'abandons sur son terrain, et être de ce fait assujetti à l'obligation d'éliminer ces déchets, la responsabilité du propriétaire du terrain au titre de la police des déchets ne revêt qu'un caractère subsidiaire par rapport à celle encourue par le producteur ou les autres détenteurs de ces déchets et peut être recherchée s'il apparaît que tout autre détenteur de ces déchets est inconnu ou a disparu".
Ces quelques phrases sont denses mais méritent d'être citées. En effet, le propriétaire d'un terrain n'apparaît pas automatiquement assimilé à un détenteur en l'absence de comportement fautif ou négligent de sa part. De plus, en posant un principe de subsidiarité, le Conseil d'Etat dégage une hiérarchie des responsables au titre de la réglementation des déchets, où la responsabilité de ce propriétaire ne peut être recherchée qu'en dernier ressort, s'il n'existe aucun producteur ou autre détenteur identifié ou solvable.
Lexbase : Quelle a été la position adoptée par la jurisprudence européenne sur ce sujet ?
Marie-Léonie Vergnerie : S'agissant de l'assimilation du propriétaire au détenteur, la Cour de justice de l'Union européenne a jugé, dans plusieurs cas de décharges illégales, que l'exploitant "ou le propriétaire" de telles décharges doit être considéré comme "détenteur" des déchets (11). Le comportement fautif du propriétaire concerné sous-tend ces décisions mais n'a pas fait l'objet d'une analyse spécifique. En revanche, dans une décision rendue à la suite du naufrage de l'Erika, la CJUE a considéré que les coûts de gestion des déchets ne pouvaient être mis à la charge du "détenteur antérieur" ou du "producteur du produit générateur des déchets" que pour autant que ceux-ci aient, par leurs activités, "contribué au risque de survenance de la pollution". Le comportement fautif est ainsi pris en compte, et l'on note, d'ailleurs, qu'il est apprécié largement (la "contribution au risque de survenance de la pollution" suffit), d'autant qu'il peut être constitué par omission, notamment si le producteur ou le détenteur "s'est abstenu de prendre les mesures visant à prévenir un tel évènement" (12).
Il faut rappeler que la CJUE, comme elle l'a relevé dans cette affaire et de manière générale lorsqu'elle a à se prononcer sur des responsabilités en matière environnementale, est guidée par le principe pollueur-payeur, qui la conduit nécessairement à apprécier le comportement fautif ou négligent des acteurs (13).
Lexbase : Aux termes de cette décision, n'y a-t-il pas un risque que le propriétaire négligent puisse s'exonérer facilement de sa responsabilité ?
Marie-Léonie Vergnerie : Cela paraît désormais difficile au regard des termes très clairs de la décision du Conseil d'Etat du 1er mars 2013, d'autant que celui-ci a rendu une deuxième décision, le même jour, dans le même sens (14). De plus, il est prévu que le futur projet de loi sur l'urbanisme et le logement préparé par Cécile Duflot vienne compléter les dispositions du Code de l'environnement relatives aux sites et sols pollués (15), notamment pour préciser la hiérarchie des responsables. Ainsi, l'exploitant ICPE à l'origine de la pollution devrait être recherché par priorité, ou le producteur des déchets qui a contribué à la pollution ou le détenteur dont la faute y a contribué, puis, à défaut, le propriétaire, à moins qu'il ne démontre ne pas être étranger à cette pollution, ne pas l'avoir permise par sa négligence et ne pas avoir pu la connaître.
Tout ceci apparaît parfaitement cohérent avec les solutions dernièrement dégagées par le Conseil d'Etat et par la Cour de cassation et, en les confirmant par voie législative, devrait fournir une meilleure visibilité juridique. En pratique, cela signifie aussi que le propriétaire doit désormais être particulièrement vigilant à l'état environnemental de son terrain lors de l'acquisition, mais aussi pendant toute son occupation, pour être en mesure, le cas échéant, de faire la preuve de son absence de faute ou de négligence.
(1) CE 1° et 6° s-s-r., 26 juillet 2011, n° 328651, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8327HWC).
(2) Voir l'article L. 511-1 du Code de l'environnement (N° Lexbase : L2871IPZ) qui vise les "installations exploitées ou détenues par toute personne physique ou morale, publique ou privée [...]".
(3) Cf. CE 2° et 6° s-s-r., 21 février 1997, n° 160250, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8443AD3). La décision n° 95LY01435 de la cour administrative d'appel de Lyon (CAA Lyon, 1ère ch., 10 juin 1997, n° 95LY01435, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0215BG3) a pu semer une certaine confusion au cours des années suivantes (circulaire DPPR/SEI du 20 juillet 2009, relative à la mise en cause d'un site ou d'une installation, à défaut d'exploitant présent ou solvable) mais le Conseil d'Etat, dans une décision du 8 juillet 2005 (CE, Ass., 8 juillet 2005, n° 247976, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9574DIG), a confirmé, si besoin était, la ligne suivie dans sa décision du 21 février 1997.
(4) Cf., déjà, l'article 2 de la loi n° 75-633 du 15 juillet 1975, relative à l'élimination des déchets et à la récupération des matériaux (N° Lexbase : L6874AGP), selon lequel "toute personne qui produit ou détient des déchets [...] est tenue d'en assurer ou d'en faire assurer l'élimination [...]".
(5) Loi n° 2003-699 du 30 juillet 2003, relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages N° Lexbase : L6837BUR).
(6) CE 1° et 6° s-s-r., 13 juillet 2006, n° 281231, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6552DQQ).
(7) CE 1° et 6° s-s-r., 26 juillet 2011, n° 328651, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8327HWC).
(8) Cf., notamment, CAA Lyon, 3ème ch., 19 juin 2012, n° 11LY02236, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A7618IQ9).
(9) Cass. civ. 3, 11 juillet 2012, n° 11-10.478, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A6684IQM).
(10) CAA Lyon, 3ème ch., 20 septembre 2011, n° 09LY00514, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A3512I9X).
(11) Cf. CJCE, 9 novembre 1999, aff. C-365/97 (N° Lexbase : A5901AY9), jusqu'à CJUE, 10 juin 2010, aff. C-37/09 (N° Lexbase : A6444EYC).
(12) CJCE, 24 juin 2008, aff. C-188/07 (N° Lexbase : A2899D9A).
(13) Cf. par exemple, s'agissant de la Directive (CE) 2004/35 du 21 avril 2004, sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux (N° Lexbase : L2058DYU), conclusions de Mme Kokott sur CJUE, 9 mars 2010, aff. C-378/08 (N° Lexbase : A8584ESQ), C- 379/08 et C-380/08 (N° Lexbase : A8587EST).
(14) CE 1° et 6° s-s-r., 1er mars 2013, n° 348912, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A9294I8Q).
(15) Cf. les articles L. 556-1 (N° Lexbase : L6651IPZ) et suivants du Code de l'environnement, introduits par l'ordonnance n° 2011-253 du 10 mars 2011, portant modification du titre V du livre V du Code de l'environnement (N° Lexbase : L5071IPI).
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:436549