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par Philippe Sanchez, Docteur en philosophie, Membre de l’ERER des Hauts-de-France, Conférencier et formateur en éthique (Cabinet Socrates)
le 12 Juillet 2021
Le 13 avril 2021, s'est tenu à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de l’Université de Lille, un colloque sur le thème « Le vieillissement, à l’épreuve des choix », sous la direction scientifique de Bérengère Legros, Maître de conférences HDR en droit privé et sciences criminelles à l'Université de Lille. Partenaire de cet événement, la revue Lexbase Social vous propose de retrouver l’intégralité des actes de ce colloque.
Le sommaire de cette publication est à retrouver ici (N° Lexbase : N8213BYT).
Les interventions de cette journée sont également à retrouver en podcasts sur Lexradio.
C’est un poncif d’affirmer que notre société est jeuniste, au sens où elle survalorise la jeunesse, et âgiste au sens où la vieillesse est volontiers décriée ou ayant une moindre visibilité médiatique. Mais les poncifs ne sont pas nécessairement faux, et il s’agit de creuser les implications philosophiques d’une telle affirmation. J’explorerai donc ces implications en m’attardant sur les deux axes qui structurent notre colloque « Le vieillissement à l’épreuve des choix » : le vieillissement dans les organisations et le vieillissement des personnes très âgées. Le cœur du problème que je veux traiter ici se trouve dans la question : qu’est-ce que vieillir ?
Le premier temps de mon propos se concentrera sur deux questions : quand nous sentons-nous vieillir dans nos organisations ? Et pourquoi l’âgisme s’y produit-il ? Le deuxième temps explorera trois voies de sagesse pour bien vieillir. Le troisième temps s’attachera à envisager le vieillissement dans le regard de l’aidant d’un patient Alzheimer, à travers la question : qu’est-ce que la maladie d’Alzheimer nous permet d’apprendre de l’expérience du vieillissement ?
I. Quand nous sentons-nous vieillir dans nos organisations ? Pourquoi l’âgisme s’y produit-il ?
Il arrive que le salarié senior se sente laissé de côté, exlocuté, voire soit licencié de son organisation, entreprise, association ou même fonction publique. Être exlocuté c’est être écarté de la conversation, mis à l’écart parce que plus audible ni crédible aux yeux des supérieurs hiérarchiques voire des collègues. Le senior en entreprise n’est pas défini clairement par un âge charnière qui serait le même pour tous. Un jour, à un âge variable, on se découvre avec amertume trop vieux, trop cher, plus dans la dynamique ou plus conforme à la culture d’entreprise.
Ce qui est prégnant chez tous ceux qui vivent l’expérience pénible de l’exclusion, de l’exlocution voire du licenciement pour défaut de jeunesse, est le manque de reconnaissance attendue par ceux qui travaillent, de la part de leurs supérieurs et de leurs pairs. Or, ainsi que le théorise le philosophe allemand contemporain Axel Honneth, la reconnaissance sociale est un bien premier qui concourt au premier chef à l’estime de soi. Pour Honneth, la reconnaissance est un droit relevant de la justice sociale.
Axel Honneth décrit ainsi la dynamique des rapports sociaux par lesquels nous cherchons à être reconnus par nos pareils : « les sujets se rencontrent dans l’horizon d’une attente réciproque d’être reconnus à la fois en tant que personnes morales et pour les prestations sociales qu’ils accomplissent [1]. » Or cette reconnaissance sociale passe essentiellement par le travail. Bien sûr, il est possible de trouver de la reconnaissance dans des sociétés telles que la franc-maçonnerie ou les associations auxquelles nous participons. Mais notre estime de soi se nourrit à la reconnaissance professionnelle, ce qui peut rendre le passage à la retraite difficile.
Honneth décrit ensuite les processus psychologiques qui conduisent les seniors ou toute personne mise à l’écart à faire l’expérience du mépris : « en effet, pour les personnes concernées [par une injustice], de tels cas se présentent toujours lorsque, contrairement à leur attente, une reconnaissance considérée comme méritée n’intervient pas [2] ». Honneth exprime ici un élément psychologique central pour comprendre le sentiment d’injustice lié à l’impression d’être trop vieux pour l’organisation qui nous emploie : la reconnaissance professionnelle est structurante de notre identité de femme ou d’homme. Notre savoir-faire, notre savoir-être, nos compétences et nos qualités professionnelles contribuent à nous définir à nos propres yeux et par le regard des autres.
Et Honneth avertit du risque de souffrance voire de pathologies, lié à notre sentiment de perte d’identité : « dans la mesure où l’expérience de la reconnaissance sociale est une condition dont dépend le développement de l’identité personnelle dans son ensemble, l’absence de cette reconnaissance, autrement dit le mépris, s’accompagne nécessairement du sentiment d’être menacé de perdre sa personnalité [3] ». Mais le mépris est une expérience complexe qui recouvre également la honte, la colère et l’indignation.
Ainsi, nous nous sentons vieillir dans nos organisations dans au moins deux cas de figure. Premièrement, lorsque nous avons à nous adapter à de nouvelles façons de travailler qui – sans adaptation à l’emploi ni formations suffisantes – nous disqualifient par rapport à des collègues formés. Par comparaison avec eux, nous perdons en compétence. Deuxièmement, lorsque nos attentes légitimes de reconnaissance ne sont pas satisfaites, voire sont ouvertement piétinées par des humiliations en tête-à-tête ou publiques de nos supérieurs hiérarchiques. Et il faut préciser que le salaire n’est ni la seule source de motivation ni le seul outil de la reconnaissance de la qualité du travail effectué.
Ces considérations nous amènent à cette question : pourquoi l’âgisme se produit-il dans nos organisations ? Dans son essai intitulé La vieillesse, Simone de Beauvoir propose une réponse lapidaire à cette question : « L’économie est basée sur le profit, c’est à lui pratiquement que toute la civilisation est subordonnée : on ne s’intéresse au matériel humain que dans la mesure où il rapporte. Ensuite on le jette.[4] ». Le senior en entreprise est considéré comme moins performant, moins adaptable ou moins docile, bref une entrave à la productivité et au profit, d’autant que ses revenus peuvent être plus élevés que ceux de collègues plus jeunes, moins chers.
La critique de Simone de Beauvoir est une critique marxiste classique à l’encontre du capitalisme. Et on serait bien hâtif de disqualifier cette critique, sous prétexte que « classique » serait assimilable à « daté » et donc à « impertinent ». La critique de Beauvoir apparaît tout à fait pertinente, bien qu’elle ait été formulée il y a plus de cinquante ans. Ce qui fait que les classiques ne sont pas voués à l’oubli, comme une multitude de livres qui n’ont pas marqué leur temps, c’est justement parce que leur pertinence résonne encore à nos oreilles contemporaines. Ceci dit, l’accusation que porte Beauvoir à la gestion du personnel capitaliste (quand aujourd’hui nous parlerions de « gestion des ressources humaines ») ne saurait s’appliquer à des organisations non lucratives telles que les associations à but non lucratif et les différentes fonctions publiques.
Pour comprendre le phénomène de l’âgisme dans ces organisations, le juriste et professeur au Collège de France Alain Supiot défend une thèse forte quant à l’imaginaire qui guide ceux qui gouvernent les hommes dans les organisations, qu’il rattache à l’évènement de la société de l’informatique. Dans La gouvernance par les nombres, Supiot explique : « Cet imaginaire cybernétique conduit à penser la normativité non plus en termes de législation, mais en termes de programmation. On n’attend plus des hommes qu’ils agissent librement dans le cadre des bornes que la loi leur fixe, mais qu’ils réagissent en temps réel aux multiples signaux qui leur parviennent pour atteindre les objectifs qui leur sont assignés [5] ».
Pour Supiot, l’imaginaire de la conduite ou du gouvernement des hommes et femmes a été longtemps lié à l’imaginaire technologique qui a pris son essor avec la nouvelle science du XVIème et XVIIème siècle, incarnée entre autres par Copernic, Galilée, Kepler et Newton. Cette nouvelle science de la nature a permis l’essor de la technologie par l’invention de nouvelles machines. Une machine marquante dans la mesure du temps est l’horloge. Et ceux qui ont à conduire des hommes rêvent que l’organisation dont ils ont les rennes fonctionne comme une horloge. Le chef impulse le mouvement, et ça tourne avec régularité, sans heurt, avec précision et efficacité. On peut voir dans le travail à la chaîne, systématisé et théorisé par Frederick W. Taylor, un avatar marquant de l’imaginaire mécanique de la conduite des hommes et femmes, pendant plusieurs siècles. La législation, au niveau politique du gouvernement des hommes et femmes, était censée « régler la société » comme une horloge.
L’avènement de l’informatique change la donne. Et cette révolution informatique est étroitement liée à la révolution de la nouvelle physique de la première moitié du XXème siècle. Rappelons que le principe d’indétermination du physicien allemand Werner Heisenberg met en avant la thèse qu’on ne peut connaître à la fois la position et la quantité de mouvement d’une particule lumineuse que l’on analyse. Ce principe est aussi nommé « principe d’incertitude ». À partir d’une telle avancée scientifique, le modèle d’une nature complètement déterminée, qu’on peut comprendre en investiguant les phénomènes naturels pour en déceler les lois éternelles et immuables, devient obsolète. La nature n’est pas réglée comme une horloge [6]. La société ne peut pas être réglée comme une machine et le gouvernement des hommes et femmes pas plus. Désormais, le leader ou manager envoie des signaux ou attend que ses employés captent des signaux extérieurs, et y répondent avec promptitude et efficacité… parfois à toute heure du jour ou de la nuit.
L’avènement d’un nouveau modèle managérial – qui n’a pas encore complètement mis à bas le modèle mécaniste et taylorien – contribue à répandre l’âgisme dans toute forme d’organisation. Alors qu’il fallait effectuer des tâches, toujours les mêmes et en réfléchissant le moins possible, le travailleur contemporain doit désormais être hyperadaptable et hyperréactif. Et il peut y avoir chez certains managers le présupposé qu’il y a obsolescence du salarié au-delà d’un certain âge. Ce n’est plus la peine d’ « upgrader » l’ancienne version du salarié, qui rame et rame encore, par des formations professionnelles. Autant acheter dans une école de management la dernière version du salarié adaptable et hyperréactif fraichement formaté et exploitable. En plus, acheter la nouvelle version dispense de payer la maintenance de l’ancienne qui revient bien cher.
Par conséquent, un salarié peut se sentir vieillissant dans son organisation, à but lucratif ou non, quand il se sent « largué » face aux restructurations, aux nouvelles façons de travailler, au mode managérial décrit précédemment, lorsqu’il se sent en décalage avec des collègues plus jeunes et qu’on lui fait sentir ce hiatus. Qu’il soit conservé dans l’organisation ou congédié, il lui est nécessaire de recomposer son identité sans la reconnaissance qu’il attend de ses pairs, et plus encore de ses supérieurs hiérarchiques. Bien vieillir, en organisation et en général, suppose de trouver des voies de sagesse pour recomposer son identité et maintenir son estime de soi malgré le défaut de reconnaissance professionnelle et sociale. La prochaine partie de notre propos est consacrée à quelques voies de sagesse que propose la philosophie pour bien vieillir.
II. Quelles voies de sagesse peut proposer la philosophie pour bien vieillir ?
Lorsque notre vie prend une bifurcation, que nous subissons une avanie, que nous encaissons un coup de la vie, nous avons besoin de faire le deuil de quelque chose ou de quelqu’un pour restructurer au mieux notre identité, notre image globale de qui nous sommes. Pour bien vieillir et recomposer notre identité, nous avons besoin d’intégrer l’irréversibilité du temps. Ce qui est fait est fait, et même si nous ne sommes pas satisfaits de ce qui s’est passé, il est impossible d’aller rectifier le passé pour qu’il corresponde à nos aspirations et pour qu’il nous soit plus favorable.
Le film About time de Richard Curtis, sorti en 2013 (en français : Il était temps), joue à plein sur ce rêve fou de retourner dans le passé pour le modifier. Un père de 50 ans convoque son fils de 21 ans pour son anniversaire, et s’ensuit le dialogue suivant :
– J’ai un secret à te révéler.
– Je t’écoute Papa.
– Les hommes de la famille peuvent retourner dans le passé.
– Non ! C’est une blague ?!
– Pas du tout. Tu peux essayer. Il te suffit de t’enfermer dans le noir et de te projeter mentalement là où tu veux retourner.
Bien entendu, le jeune homme essaie et passe son temps, durant tout le film, à opérer des corrections dans son passé à son avantage, ce qui n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes quand il retourne dans le présent. En effet, vu qu’il a modifié des choses dans le passé, le présent n’a plus tout à fait la même configuration, ce qui est hautement perturbant.
De ce très beau film, nous pouvons tirer la conséquence philosophique de l’absolue nécessité pour bien vieillir d’accepter qu’on ne puisse pas changer le passé, et donc d’éviter de vivre avec des remords et des regrets. De nombreux philosophes, tels que les stoïciens grecs et latins de l’Antiquité ou encore Spinoza, ont insisté sur le fait que la voie du bonheur est dans l’acceptation de nos déterminations. Lutter mentalement ou d’une quelconque manière contre l’inévitable ne peut que nous conduire à la mélancolie et au désespoir. D’où l’importance de chercher à vivre dans le présent et sans nostalgie d’un passé rêvé ou à rectifier.
Pour avoir la force mentale de s’adonner à la sagesse, de se garder des remords et des regrets et d’envisager le présent avec sérénité, il est important d’avoir un corps silencieux, sans douleur excessive. Simone de Beauvoir ne s’y trompe pas quand elle écrit : « On ne parlera pas de vieillissement tant que les déficiences demeurent sporadiques et sont aisément palliées. Quand elles prennent de l’importance et qu’elles sont irrémédiables, alors le corps devient fragile et plus ou moins impotent : on peut dire sans équivoque qu’il décline. [7] »
Bien vieillir implique une résilience psychologique, notamment quand notre corps nous fait défaut. Pour bien vivre son vieillissement, il est nécessaire que notre corps nous laisse autant que possible en paix. Les douleurs chroniques, lancinantes ou atroces, disqualifient le travail mental que propose la philosophie pour accéder à la sagesse sauf pour des personnes hors du commun.
Souvenons-nous du grand chef d’orchestre autrichien Herbert von Karajan qui, à la fin de sa vie dans les années 80, était atteint d’une maladie du dos et perclus d’arthrite articulaire. Chaque mouvement, chaque geste était une souffrance. Pour ses derniers concerts, Karajan dirigeait assis, et il est peut-être le seul à l’avoir fait dans l’histoire de la musique classique [8]. Impossible de savoir quelle était la philosophie de vie du maestro. Mais nous pouvons lui supposer une très grande force mentale, que tous n’ont pas face au vieillissement qui endolorit le corps.
Ainsi que l’expose le philosophe belge Jean-Michel Longneaux dans son lumineux livre Finitude, solitude, incertitude, dont le sous-titre est Philosophie du deuil, bien vieillir suppose de faire le deuil de ce que nous étions pour passer à autre chose. Il précise : « nous sommes amenés à vivre un deuil chaque fois que notre vie ne peut plus continuer comme avant, c’est-à-dire chaque fois qu’il nous faut par conséquent renoncer à cette vie d’avant, et cela de façon définitive, sans possibilité de retour en arrière. [9] »
Le vieillissement est intimement lié à notre expérience subjective du changement, du temps qui s’écoule, qui est nécessairement une expérience de la perte irréversible. Mais cette perte n’est pas forcément triste. Pour ma part, j’ai perdu ma jeunesse et avance tranquillement vers la cinquantaine. Si un génie de la lampe me proposait de revenir à mes 25 ans, je l’enverrais se faire voir dans sa lampe à huile. J’estime avoir gagné en maturité et être plus ancré désormais, et mon processus de vieillissement (sans douleur physique) m’a amené à être plus en phase avec moi-même que quand j’avais 25 ans. J’invite tous les lecteurs à mener pour eux-mêmes cette méditation philosophique : si un génie de la lampe me proposait de revenir à mes 25 ans, accepterais-je ou pas ? Si oui, pourquoi ? Si non, pourquoi ?
Pour bien vieillir et accepter cette détermination infrangible du temps qui passe et de nos actes qui sont irréversibles, trois prises de conscience existentielles apparaissent d’une grande utilité. Et pour ces trois voies de sagesse, Jean-Michel Longneaux est notre guide. La première réside dans l’acceptation de notre finitude et donc de notre absence définitive de toute-puissance sur nos vies. La seconde requiert de nous l’acceptation de notre solitude existentielle. La troisième consiste à nous rendre à l’évidence que notre vie comme notre monde, que nous souhaiterions prévisible pour agir sur elle, sans être totalement incertaine, est largement emprunte d’incertitude.
La finitude d’abord [10]. Notre culture nous invite à une maîtrise autonome de notre parcours de vie. Prendre sa vie en main pour en faire ce que nous voulons qu’elle soit, en comptant sur nos propres ressources : tel est le crédo qui nous est assené, sans que nous ayons conscience des affres de ce que la sociologie [11] et la philosophie nomment « l’individualisme ». Mais nous ne sommes pas tout-puissants. Nous devons faire face à des contingences. L’idée qu’ « avec de la bonne volonté », on peut dépasser les obstacles qui nous entravent est très largement chimérique. De même, nous devons affronter des nécessités telles que les conséquences – négatives et positives – du vieillissement, au sens général de l’écoulement de notre vie. Accepter notre finitude nous évite de nous heurter à un mur et d’en souffrir.
La solitude ensuite. Nous sommes des individus uns, distincts de tous les autres individus. Lorsque nous sommes nouveau-nés, nous avons l’illusion de ne faire qu’un avec notre mère. L’une des premières étapes de l’avancée en âge, qui est déjà une forme de vieillissement, est la prise de conscience – qui n’est pas confortable et peut être angoissante – que nous sommes un individu séparé de la mère, distinct d’elle et donc seul. Dans notre vie amoureuse, au moins dans les temps de la passion amoureuse, nous pouvons nous bercer de l’illusion que nous ne sommes qu’un avec notre moitié. Dans Le Banquet, Platon [12] nous alerte sur cette illusion.
En outre, dans nos discussions avec les autres, nous cherchons à avoir raison : nous voudrions parfois que l’autre pense comme nous, soit comme nous. Or, pour Longneaux, c’est là une marque flagrante de notre désir de fusion avec l’autre pour ne pas vivre et ressentir notre solitude existentielle [13]. Toute rupture avec une personne, avec un travail, avec une vie d’avant – quand elle est subie – nous renvoie à notre solitude. La sagesse consiste à l’accepter comme une donnée de toute existence, et donc de la nôtre. La sagesse nous invite à nous déprendre de nos illusions.
L’incertitude enfin. Nous avons besoin, pour nous guider dans la vie, de certitudes. En effet, les certitudes nous procurent un sentiment de sécurité essentiel pour vivre. Mais nos vies nous confrontent à l’incertain [14]. Notre bonne santé, par exemple, est incertaine. Dans Knock ou le triomphe de la médecine, Jules Romains écrit : « La santé est un état précaire qui ne laisse présager rien de bon. [15] » Notre société assurantielle a pour objectif de parer aux coups de la vie résultant de l’incertitude de celle-ci : les accidents de santé, le chômage, la vieillesse, la dépendance, etc.
L’État-providence s’est structuré autour de l’organisation de caisses d’assurance pour parer aux incertitudes de l’existence [16]. Accepter l’incertitude est aussi une voie de sagesse, qui nous permet de vivre mieux. Ceci ne signifie pas qu’il faut abolir les assurances et l’État-providence. Au contraire, les assurances publiques et privées doivent nous permettre de vivre l’incertitude avec plus de recul et de sérénité et non dans l’angoisse de l’accident de vie.
L’acceptation de notre finitude, de notre solitude existentielle et de l’incertitude qui plane sur nos vies et notre monde passe, lorsque nous nous heurtons à ces trois réalités, de faire le deuil de nos aspirations à la maîtrise, à la fusion avec autrui, à la certitude et à la prévisibilité qui en est la cause. Faire le deuil cause une recomposition de notre identité, pour devenir autre que ce que nous étions. Pour ce faire, la mémoire et la reconnaissance de soi comme ayant changé est indispensable. Le regard des autres qui nous précise, explicitement ou pas, que nous ne sommes plus le même et que nous avons changé, est nécessaire. Mais face à l’absence de mémoire du patient atteint d’Alzheimer, et face à l’absence de reconnaissance de l’aidant, cette recomposition de l’identité apparaît pour le moins problématique. L’aidant aussi peut souffrir de n’être pas reconnu. C’est ce double problème dont nous allons traiter dans la partie suivante.
III. Qu’est-ce que la maladie d’Alzheimer nous permet d’apprendre du vieillissement ?
Si nous voulons bien vieillir, lorsque notre corps ne nous encombre par de douleurs récurrentes difficiles à supporter, nous avons à recomposer notre identité au fil des saisons de la vie. Or, le propre de la maladie d’Alzheimer – comme toutes les pathologies qui mènent à la démence – est qu’elle s’attaque justement à l’identité même de la personne. La personne perd sa personnalité : elle devient tout autre. Il peut y avoir des survivances de l’ancienne personnalité du malade. Mais la maladie les grignote petit à petit.
Le philosophe Michel Malherbe, professeur émérite de philosophie de l’Université de Nantes, a vécu un drame intime : son épouse Annie Malherbe a contracté la maladie d’Alzheimer, et il l’a accompagné dans la maladie pendant plusieurs années. Il en témoigne dans deux livres : Alzheimer. La vie, la mort, la reconnaissance (qui nous servira de guide dans cette partie) et Alzheimer. De l’humanité des hommes [17]. Ce témoignage est riche et bouleversant, notamment quand il mentionne la fin de la vie commune lorsqu’à bout de possibilités et de forces, il se voit contraint de placer son épouse dans une unité spécialisée d’EHPAD [18].
Au tout début du premier de ces deux livres, Malherbe explique : « On ne laisse pas de me demander fort aimablement : “Est-ce qu’elle vous reconnaît ?”. Je réponds invariablement : “je lui suis certainement familier, mais je doute qu’elle sache encore le lien qui nous unit”. Mais moi, sachant le lien qui nous unit, j’ajoute : “La vraie question est autre, elle est : est-ce que, moi, je la reconnais ?”. [19] »
Pour structurer notre identité et la recomposer, il est nécessaire de s’identifier comme étant le même que par le passé, et qui pourtant a changé. Il est important aussi de reconnaître ceux qui nous sont proches comme ayant changé tout en restant les mêmes. Et c’est ce que Malherbe, face à son épouse Annie, ne parvient plus à faire. Il écrit : « L’autre, j’ai peine à la reconnaître, je ne la connais plus, tel est mon mal, tel est mon malheur. Et je soupçonne qu’elle-même ne se reconnaît plus, ne pouvant plus se connaître : tel est son mal et tel est son malheur. [20] »
Ce qui est sous-jacent au constat de Malherbe est bien connu des professionnels de la gérontologie dans la distinction entre sénescence et sénilité. Les deux vocables sont tirés du latin senex, qui signifie « le vieillard ». La sénescence consiste en le vieillissement normal du corps et de l’esprit d’un être humain ; tandis que la sénilité dénote le vieillissement pathologique du corps et de l’esprit d’un être humain. En vieillissant sans maladie particulière, Michel Malherbe vit une sénescence, tandis qu’atteinte de la maladie d’Alzheimer, Annie est frappée de sénilité. Celle-ci l’empêche de se connaître au présent et de se considérer comme la même ayant changé dans une continuité du passé au présent. Il est souvent dit que les patients Alzheimer conservent (selon les malades) une mémoire d’évènements anciens. Quand c’est bien le cas – et comme Annie prononce des paroles incompréhensibles et désordonnées, c’est impossible à savoir – ces personnes ne font pas le lien entre qui elles étaient par le passé et qui elles sont aujourd’hui.
Pour perpétuer notre identité, il est important que ceux qui nous connaissent depuis longtemps nous aident à percevoir les constantes et les mutations de notre identité, ce qui rend la pratique de la reconnaissance mutuelle particulièrement importante voire cruciale. Malherbe distingue clairement l’identification de la reconnaissance : « L’identification concerne le jeu des apparences, mais la reconnaissance concerne l’être même de la personne. Et les deux opérations ne coïncident pas. [21] ».
Quelqu’un qui ne vous a pas vu depuis dix ans devrait être capable de recouper l’image qu’il a de vous avec dix ans de moins, et l’image de la personne qu’il a présentement devant lui : ainsi il parviendra à vous identifier. Mais la reconnaissance appelle l’intimité. Pour reconnaître l’autre dans ses qualités et défauts, ses richesses d’être et ses manquements, il faut le connaître en profondeur et sur la durée. Telle est la reconnaissance de l’autre, qui aide quelqu’un – par le miroir qu’il lui tend – à se reconnaître lui-même dans ses continuités et ses variations.
Michel Malherbe a renoncé à tendre un miroir à Annie. Quand la maladie s’installe, le sentiment de la perte et du naufrage qui s’annonce peut être extrêmement douloureux pour le patient Alzheimer. Une fois advenue l’inconscience des troubles, qu’aucun éclair de lucidité ne vient plus entamer, le miroir que tend l’autre ne fait plus sens. Et pour Malherbe, il faut qu’il compte sur d’autres proches qu’Annie pour lui tendre un miroir qui lui permettra de se reconnaître vieillissant, dans ses continuités et ses variations de personnalité.
Le propre de la maladie d’Alzheimer, pour les patients dont l’évolution est lente, est qu’ils donnent l’impression d’un recommencement de la même journée chaque jour, en tout cas vu de l’aidant. Malherbe écrit à ce propos : « C’est comme si je devais perpétuellement refaire la même découverte : qu’Annie tire sur ses fils [de son écharpe], qu’elle lisse ses lèvres [avec son index], qu’elle dure… […] Mais cela n’a pas de sens ! Le temps, c’est le changement : comment rester le même si on ne change pas ? […] Oui, j’en suis conscient, je fais bien peu, mais à l’inéluctable “Comment va-t-elle ?”, il me faut répondre “Oh, vous savez, elle dure.” [22] »
C’est un des aspects de la sénilité, lorsque la chute est lente, de ne faire vivre aux personnes que le retour du même, une durée sans fin ni évènement qui casserait la routine, une répétition constante et dépourvue de sens. Pour faire une expérience positive voire joyeuse du vieillissement, il faut la conscience du changement – dans ce qu’il a de bon et aussi de mauvais pour soi – et le regard de l’autre qui nous fait prendre mieux conscience des changements.
La réciprocité est un point central de la réflexion de Malherbe. Il guette les moments où Annie lui évoque par un geste, ou une parole un peu plus signifiante que d’autres, leur passé commun. C’est une quête désespérée, où les petits riens qui laissent entrevoir une survivance de l’Annie de leur passé commun sont très rares. Malherbe explique que la réciprocité en morale est basée sur la capacité d’une personne à reconnaître l’autre comme son semblable. Mais Annie lui est devenue tellement dissemblable. La morale qui incite à respecter des personnes démentes est dépourvue de réciprocité : le respect n’est plus un objet de don et de contre-don, puisque le contre-don appelle l’identification de l’autre comme mon semblable, à qui je dois le respect que je souhaite recevoir de lui. Et donc le respect envers une personne si dissemblable à soi repose sur la fiction du « comme si l’autre était encore mon semblable » [23].
Quand la personnalité de l’autre aimé disparaît, cette fiction n’est pas facile à renouveler chaque jour. Malherbe explique que chaque jour il faut lutter pour se sentir semblable de celui qui s’éloigne et est rendu si différent par la maladie : « N’ayons qu’un seul mot d’ordre : œuvrons en faveur de cette proximité apaisée qui unit le semblable au semblable, œuvrons en faveur de cette familiarité heureuse qui faisait qu’après le dîner nous regardions ensemble la télé ou que nous causions à demi-mots en nous comprenant. [24] »
Nous constatons au terme de cette partie que la maladie d’Alzheimer nous permet de prendre conscience, tout au moins quand on est aidant, que le vieillissement sain, la sénescence, se produit par la capacité que nous avons de nous connaître et de repérer les constantes et les variations de notre personnalité. Cette reconnaissance ne va pas sans la reconnaissance de ceux qui nous connaissent bien, qui nous tendent un miroir, en particulier notre conjoint. La maladie d’Alzheimer prive le patient de la connaissance de soi et rompt la continuité que la mémoire établit entre le moi du passé et le moi d’aujourd’hui. La maladie d’Alzheimer prive les aidants de la reconnaissance de l’autre, qui aide à recomposer notre identité lorsque nous vieillissons.
Conclusion
À la question « Qu’est-ce que vieillir ? », qui peut aussi être formulée par « qu’est-ce qui nous donne l’impression de vieillir ? », nous avons mis au jour cinq réponses principales. Premièrement, dans un contexte professionnel, nous ressentons le sentiment pénible d’être vieillissant lorsque nous sommes exlocutés dans nos organisations, voire exclus, lorsque nous manquons de la nécessaire reconnaissance sociale indispensable à l’estime de soi. Deuxièmement, vieillir signifie ressentir notre corps qui nous fait défaut, ponctuellement ou chroniquement, et qui nous fait souffrir. Troisièmement, nous nous sentons vieillir quand nous faisons l’expérience consciente de l’irréversibilité du temps, de l’impossibilité de réformer des circonstances ou des actes de notre passé qui ne nous conviennent pas. Nos actes, une fois commis, sont incorrigibles. Nous pouvons tout au plus tenter des actions sur leurs conséquences. Bien vieillir – et c’est le quatrième point – nécessite d’abandonner notre phantasme de toute-puissance, notre désir de fusion avec l’autre, de courir après de chimériques certitudes, afin de nous réconcilier avec notre finitude, d’accepter notre solitude existentielle et l’incertitude de notre vie. Cinquièmement, mal vieillir consiste à ne plus pouvoir nous connaître nous-mêmes quand nous sommes frappés de sénilité. Et quand nous sommes l’aidant, cela revient à ne plus être reconnu par un proche, ce qui rend plus difficile la recomposition de notre identité.
Une ressource peut nous être utile pour bien vieillir et parvenir aux prises de conscience existentielles évoquées. Cet article sera donc clos sur une note d’humour. En 1930, la romancière britannique Agatha Christie (40 ans) épousait Max Mallowan (26 ans), qui était assyriologue, soit archéologue spécialiste de la Mésopotamie. Agatha Christie aurait déclaré à une assemblée de femmes venues l’entendre : « Mesdames, épousez un archéologue. C’est le seul homme qui vous regardera vieillir avec intérêt. »
[1] A. Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, La Découverte, 2006, p. 192.
[2] Idem, p. 192.
[3] Idem, p. 193.
[4] S. de Beauvoir, La vieillesse, Paris, Gallimard, 2020, p. 14.
[5] A. Supiot, La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2020, pp. 44-45.
[6] Sur les implications philosophiques de la révolution physique du XXème siècle, voir J. Staune, Notre existence a-t-elle un sens ? Une enquête scientifique et philosophique, Paris, Pluriel, 2017, pp. 49 sqq..
[7] S. de Beauvoir, La vieillesse, Paris, Gallimard, 2020, p. 21.
[8] A. Tubeuf, Dictionnaire amoureux de la musique, Paris, Plon, 2012, p. 285 sqq..
[9] J.-M. Longneaux, Finitude, solitude, incertitude. Philosophie du deuil, 2020, p. 12.
[10] J.-M. Longneaux, Finitude, solitude, incertitude. Philosophie du deuil, 2020, pp. 159 sqq..
[11] Sur la sociologie de l’individualisme, voir l’irremplaçable livre d’A. Ehrenberg, La société du malaise, Paris, Odile Jacob, 2014.
[12] Platon, Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2016.
[13] J.-M. Longneaux, Finitude, solitude, incertitude. Philosophie du deuil, 2020, pp. 201 sqq..
[14] Idem, pp. 249 sqq..
[15] J. Romains, Knock ou le triomphe de la médecine, Paris, Gallimard, 1993.
[16] F. Ewald, L’État providence, Paris, 1986, Grasset.
[17] M. Malherbe, Alzheimer. De l’humanité des hommes, Paris, 2019, J. Vrin.
[18] M. Malherbe, Alzheimer. La vie, la mort, la reconnaissance, Paris, 2015, J. Vrin, pp. 61-63.
[19] Idem, p. 9.
[20] Idem, p. 53.
[21] Idem, p. 184.
[22] Idem, p. 57.
[23] Idem, pp. 31 sqq..
[24] Idem, p. 54.
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