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par Fabien Girard, Directeur de la publication
le 20 Février 2019
1 - « Éloignez de vous ce sentiment pusillanime ; toutes nos actions, et surtout celles du libertinage, nous étant inspirées par la nature, il n’en est aucune, de quel qu’espèce que vous puissiez la supposer, dont nous devions concevoir de la honte ; allons, Eugénie, faites acte de putanisme avec ce jeune homme ; songez que toute provocation, faite par une fille à un garçon, est une offrande à la nature, et que votre sexe ne la sert jamais mieux, que quand il se prostitue au nôtre ; que c’est en un mot, pour être foutue, que vous êtes née et que celle qui se refuse à cette intention de la nature sur elle, ne mérite pas de voir le jour. Rabaissez vous-même la culotte de ce jeune homme jusqu’au bas de ses belles cuisses ; roulez sa chemise sous sa veste ; que le devant… et le derrière qu’il a, par parenthèse, fort beau ; se trouve à votre disposition… Qu’une de vos mains s’empare maintenant de cet ample morceau de chair qui bientôt, je le vois, va vous effrayer par sa forme et que l’autre se promène sur les fesses, et chatouille, ainsi, l’orifice du cul… oui, de cette manière, (pour faire voir à Eugénie ce dont il s’agit, il socratise Augustin lui-même), décalotez bien cette tête rubiconde ; ne la recouvrez jamais en polluant, tenez-la nue… tendez le filet, au point de le rompre… Eh bien ! voyez-vous déjà les effets de mes leçons… Eh toi, mon enfant, je t’en conjure, ne reste pas ainsi les mains jointes, il n’y a-t-il donc pas là de quoi les occuper ; promène-les sur ce beau sein, sur ces belles fesses ».
Une énième histoire de fesse prétexte à intellectualisation ? Sade, c’est déjà de la dynamite, La philosophie dans le boudoir c’est de la philosophie nucléaire… et vous ne croyez pas si bien dire… écoutez plutôt :
« Je conviens que l’on ne peut pas faire autant de lois qu’il y a d’hommes ; mais les lois peuvent être si douces, en si petit nombre, que tous les hommes, de quelque caractère qu’ils soient, puissent facilement s’y plier. Encore exigerais-je que ce petit nombre de lois fût d’espèce à pouvoir s’adapter facilement à tous les différents caractères ; l’esprit de celui qui les dirigerait serait de frapper plus ou moins, en raison de l’individu qu’il faudrait atteindre. Il est démontré qu’il y a telle vertu dont la pratique est impossible à certains hommes, comme il y a tel remède qui ne saurait convenir à tel tempérament. Or, quel sera le comble de votre injustice si vous frappez de la loi celui auquel il est impossible de se plier à la loi ! »
Et voilà Sade jeter les bases de notre droit actuel… non pas celui né de la philosophie des lumières, non pas celui de Tronchet et de Portalis ; non Sade a vaincu Kant et l’insociable sociabilité ; il a placardisé Rousseau et son contrat social ; il s’est vengé des cachots de Napoléon, en refondant les droits de l’Homme… nouveau… ce n’est pas moi qui le dit, c’est François Ost, c’est Bernard Edelman… «Voltaire s'en prend à la religion, Jean-Jacques (Rousseau) à la société, Diderot à la morale. Et Sade à tout à la fois ».
2 - Mais n’allons pas trop vite en besogne… Commençons par une traditionnelle fiche de lecture…
La Philosophie dans le boudoir ou Les Instituteurs immoraux est un ouvrage du marquis de Sade, publié en 1795. Le sous-titre en est Dialogues destinés à l'éducation des jeunes demoiselles.
L’ouvrage se présente comme une série de dialogues retraçant l’éducation érotique et sexuelle d’une jeune fille de 15 ans, Eugénie de Mistival, naïve mais cherchant à ne plus l’être, voulant échapper à l’emprise de sa mère prude et revêche. Sa haine de sa mère donne le ton à tous ses actes, et elle pourra finalement y donner libre cours à l’arrivée de celle-ci sur la scène.
La jeune fille est initiée à travers les plaisirs de la chaire à la vraie liberté, selon l’auteur, par Mme de Saint-Ange, assistée en cela par son frère (le chevalier de Mirvel), un ami de son frère (Dolmancé) et par son jardinier (Augustin).
La force de l’œuvre, à tout le moins sa portée, n’est ni pornographique, ni même érotique, encore que la langue avec laquelle s’exprime nos protagonistes en plein acte licencieux relève d’une verve et d’un français toujours plaisant à lire ou à écouter. On y parle de « foutre, de sodomie, de vit » à qui mieux mieux… Moins pour exciter les sens que pour exciter l’esprit et appliquer la transgression morale sans cesse haranguée par l’auteur à tous les niveaux.
Non l’intérêt, et d’autant plus pour notre rendez-vous, c’est l’alternance entre dissertation philosophique et application concrète des préceptes évoqués par Sade, autour de l’égalité, de la liberté, de la condition féminine, de la loi et finalement sa vision du droit. Ici, la théorie alterne avec la pratique.
Et l’opuscule « Français, encore un effort si vous voulez être républicains » inséré à la fin du quatrième dialogue, synthétise toute la pensée politique de Sade au-delà du simple sadisme où on l’a confiné.
Avec Sade, la nature affronte la loi qui encadre la société et comme rien ne peut dépasser la nature, à quoi sert d’encadrer la liberté et finalement l’homme lui-même ?
3 - Mais qui est-il ce divin marquis au juste ?
Donatien Alphonse François de Sade, né le 2 juin 1740 à Paris à l’hôtel de Condé, de Jean Baptiste, comte de Sade, héritier de la maison de Sade, l'une des plus anciennes maisons de Provence, seigneur de Saumane et de Lacoste, coseigneur de Mazan, et de Marie Éléonore de Maillé, parente et « dame d’accompagnement » de la princesse de Condé.
Donatien passe les trois premières années de sa vie à l’hôtel de Condé éloigné de ses parents. Élevé avec la conviction d’appartenir à une espèce supérieure, sa nature despotique et violente se révèle très tôt.
Ecoutons le plutôt :
« Allié par ma mère, à tout ce que le royaume avait de plus grand ; tenant, par mon père, à tout ce que la province de Languedoc pouvait avoir de plus distingué ; né à Paris dans le sein du luxe et de l’abondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons ; je le crus, parce qu’on avait la sottise de me le dire, et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colère ; il semblait que tout dût me céder, que l’univers entier dût flatter mes caprices, et qu’il n’appartenait qu’à moi seul et d’en former et de les satisfaire ».
Pour faire simple, la vie de Sade alterne entre libertinage, écriture et prétoires…
En 1763, il est arrêté dans sa garçonnière rue Mouffetard pour « débauche outrée » et est enfermé au donjon de Vincennes sur ordre du roi à la suite d'une plainte déposée par une prostituée occasionnelle, Jeanne Testard, qui n'a pas apprécié les petits jeux sadiques et blasphématoires du marquis. « Petite maison louée, meubles pris à crédit, débauche outrée qu’on allait y faire froidement, tout seul, impiété horrible dont les filles ont cru être obligées de faire leur déposition », écrit le comte de Sade à son frère l’abbé en novembre 1763. Son intervention et celle des Montreuil le font libérer et assigner à résidence jusqu’en septembre 1764 au château d’Échauffour en Normandie chez ses beaux-parents.
En 1768, « Un certain Comte de Sade, neveu de l'Abbé, auteur de Pétrarque, rencontra, le mardi de Pâques, une femme grande et bien faite, âgée de trente ans, qui lui demanda l'aumône ; il lui fit beaucoup de questions, lui marqua de l'intérêt, lui proposa de la tirer de sa misère, et de la faire concierge d'une petite maison qu'il a auprès de Paris. Cette femme l'accepta ; il lui dit d'y venir le lendemain matin l'y trouver ; elle y fut ; il la conduisit d'abord dans toutes les chambres de la maison, dans tous les coins et recoins, et puis il la mena dans le grenier ; arrivés là, il s'enferma avec elle, lui ordonna de se mettre toute nue ; elle résista à cette proposition, se jeta à ses pieds, lui dit qu'elle était une honnête femme ; il lui montra un pistolet qu'il tira de sa poche, et lui dit d'obéir, ce qu'elle fit sur-le-champ ; alors, il lui lia les mains, et la fustigea cruellement.
Quand elle fut tout en sang, il tira un pot d'onguent de sa poche, en pansa ses plaies, et la laissa ; je ne sais s'il la fit boire et manger, mais il ne la revit que le lendemain matin. Il examina ses plaies, et vit que l'onguent avait fait l'effet qu'il en attendait ; alors, il prit un canif, et lui déchiqueta tout le corps : il prit ensuite le même onguent, en couvrit toutes les blessures, et s'en alla. Cette femme désespérée se démena de façon qu'elle rompit ses sens, et se jeta par la fenêtre qui donnait sur la rue. On ne dit point qu'elle se soit blessée en tombant ; tout le peuple s'attroupa autour d'elle ; le lieutenant de police a été informé de ce fait ; on a arrêté M. de Sade ; il est, dit-on, dans le château de Saumur. L'on ne sait pas ce que deviendra cette affaire, et si l'on se bornera à cette punition, ce qui pourrait bien être, parce qu'il appartient à des gens assez considérables et en crédit ; on dit que le motif de cette exécrable action était de faire l'expérience de son onguent ».
C’est du moins que ce que relate Madame du Deffand, qui tenait le salon le plus en vogue de cette fin du XVIIIème siècle, à Horace Walpole, quatrième comte d’Orford, de ses amis.
Un nouveau scandale éclate en juin 1772. A l’hôtel des Treize Cantons, le marquis a proposé à ses partenaires sexuelles des pastilles à la cantharide au cours d'une « soirée de Cythère » chez l'hôtesse Mariette Borely. Deux filles se croient empoisonnées, les autres sont malades. Comme en 1768, la rumeur enfle.
Le récit des Mémoires secrets de Bachaumont daté du 25 juillet 1772 en témoigne.
Je cite : « On écrit de Marseille que M. le comte de Sade, qui fit tant de bruit en 1768, pour les folles horreurs auxquelles il s’était porté contre une fille, vient de fournir dans cette ville un spectacle d’abord très plaisant, mais effroyable par les suites. Il a donné un bal, où il avait invité beaucoup de monde, et dans le dessert il avait glissé des pastilles au chocolat, si excellentes que quantité de gens en ont dévoré ; mais il y avait amalgamé des mouches cantharides. On connaît la vertu de ce médicament : elle s’est trouvé telle, que tous ceux qui en avaient mangé, brûlant d’une ardeur impudique, se sont livrés à tous les excès auxquels porte la fureur la plus amoureuse. Le bal a dégénéré en une de ces assemblées licencieuses réputées parmi les Romains ; les femmes les plus sages n’ont pu résister à la rage utérine qui les travaillait. C’est ainsi que M. de Sade a joui de sa belle-sœur, avec laquelle il s’est enfui, pour se soustraire au supplice qu’il mérite. Plusieurs personnes sont mortes des excès auxquelles elles se sont livrées dans leur priapisme effroyable, et d’autres sont encore très incommodées ».
Sade est cette fois condamné à la peine de mort pour empoisonnement et sodomie. Le 12 septembre 1772 se déroule à Aix les exécutions en simulacre des deux hommes avec des mannequins grandeur nature (tête de l'effigie de Sade tranchée et celle de son valet pendue) qui sont ensuite jetés au feu ; en effet le marquis s’est enfui en Italie avec sa jeune belle-sœur…
En janvier 77, Sade revient à Paris, mais il est arrêté le 13 février et incarcéré au donjon de Vincennes par lettre de cachet, à l’instigation de sa belle-mère, Madame de Montreuil. Cette mesure lui évite l’exécution, mais l’enferme dans une prison en attendant le bon vouloir du gouvernement et de la famille. Or la famille a maintenant peur de ses excès. Elle a soin de faire casser la condamnation à mort par le parlement de Provence (le marquis profitera de son transfert à Aix pour s’évader une nouvelle fois en juillet 1778 et se réfugier à Lacoste ; il sera repris au bout de quarante jours), mais sans faire remettre le coupable en liberté.
Sade a trente-huit ans. Il restera onze ans enfermé, d'abord au donjon de Vincennes puis à la Bastille où il est transféré le 29 février 1784, le fort de Vincennes devant être désaffecté en tant que prison d'État.
Il est relâché 10 jours avant la prise de la Bastille… Il essaie de jouer un rôle pendant la Révolution mais il est incarcéré aux Madelonnettes comme suspect le 8 décembre 1793. En janvier 1794, il est transféré aux Carmes, puis à Saint-Lazare. Le 27 mars, Constance Quesnet réussit à le faire transférer à Picpus, dans une maison de santé hébergeant de riches « suspects » incarcérés dans différentes prisons de Paris que l’on faisait passer pour malades, la maison Coignard, voisine et concurrente de la pension Belhomme, que Sade qualifie en 1794 de paradis terrestre. Le 26 juillet (8 thermidor) il est condamné à mort par Fouquier-Tinville pour intelligences et correspondances avec les ennemis de la République avec vingt-sept autres accusés. Le lendemain (9 thermidor), l’huissier du Tribunal se transporte dans les diverses maisons d’arrêt de Paris pour les saisir au corps, mais cinq d’entre eux manquent à l’appel, dont Sade. Il est sauvé par la chute de Robespierre et quitte Picpus le 15 octobre.
Sade prospère sous le Directoire ; c’est d’ailleurs au cours de cette période qu’il publie la Philosophie, parmi les « Incoyables » et les « Meveilleuses » du moment… mais le 6 mars 1801, une descente de police a lieu dans les bureaux de son imprimeur Nicolas Massé. Le Consulat a remplacé le Directoire. Le Premier consul Bonaparte négocie la réconciliation de la France et de la papauté et prépare la réouverture de Notre-Dame. On est plus chatouilleux sur les questions de morale. Sade est arrêté. Il va être interné 13 ans, sans jugement, de façon totalement arbitraire, à Sainte-Pélagie.
Obèse et malade, Sade meurt le 2 décembre 1814 d'un « œdème aigu du poumon d'une très probable origine cardiaque ».
4 - Alors pour bien comprendre Sade il faut comprendre Hobbes. Celui-ci, dans Le Léviathan (en 1651), part du principe que les hommes à l’état de nature disposent des mêmes désirs et que ces désirs portent sur les mêmes objets. Il en déduit alors qu’un état de conflit permanent entre les hommes serait inéluctable. Selon lui, la Société permettrait de contenir ce conflit par l’instauration de règles communes, les lois, et en cela, de dépasser l’état de nature. On voit tout ce que Sade doit à la réflexion de Hobbes. Il en reprend le postulat de départ mais se refuse à le dépasser. L’homme doit, selon lui, demeurer en cet état de nature puisque la Nature demeure la seule force suprême à l'œuvre dans le monde. Il est pour Sade inconcevable d’établir ce Léviathan qu’est l’État.
En répondant d’une façon totalement originale et inédite à la question du rapport de l’homme à la loi, Sade nous oblige à considérer cette question sous un nouveau jour – c’est cet aspect qui intéresse le plus directement, dans ce livre, le philosophe du droit et le juriste qu’est François Ost dans Sade et la loi, chez Odile Jacob, en 2005.
Je vous livre l’analyse de Dominique Demange, Maître de conférences.
Ce principe métaphysique premier reçoit par Sade lui-même le nom d’isolisme : tout être humain est par nature refermé sur lui-même, il trouve en lui-même sa propre complétude et satisfaction. Toute passion et toute raison trouve donc son unique fondement dans la singularité de l’individu, annulant tout principe transcendant d’universalité.
On commence à entrevoir la critique des droits de l’Homme tels que les concevaient les révolutionnaires de 1789.
L’être sadien est par essence complet, il trouve sa propre satisfaction en lui-même, il est sans autre. Si la logique sadienne s’emploie constamment à inverser les opposés, à confondre les contraires, jusqu’à prêter son nom à cette figure de l’ambiguïté par excellence qu’est le sado-masochisme, c’est parce qu’elle vise à nier le moment symbolique de la différence sexuelle, par lequel s’établit le discours et se tisse la relation entre les êtres.
Les conséquences d’une telle logique dans la sphère éthique et juridique sont radicales. Tout d’abord, l’isolisme conduit à un renversement complet de l’axiome de la Critique de la raison pratique d’Emmanuel Kant, philosophe chrétien par excellence : « Autrui ne sera jamais pour moi qu’un moyen de jouissance personnelle, et jamais ne pourra devenir en lui-même une fin. Toute liberté est illusoire, l’être humain est le jouet des lois aveugles de la nature ; la liberté de jugement est elle-même purement déterminée par la physique du corps (« toutes nos idées doivent leur origine à des causes physiques et matérielles qui nous entraînent malgré nous») ; aucune instance ne peut donc venir détourner une créature du but que la nature a fixé en elle, à savoir la jouissance. Deuxièmement, une telle logique diabolique aboutit à la négation de toute loi universelle et de tout contrat social. Pour Sade, il n’est de loi que privilège, et de droit que droit d’exception. Une loi ne consacre jamais qu’un point de vue particulier à l’encontre d’un autre point de vue particulier, ce dont atteste son extrême variabilité dans le temps et l’espace ». De là, la haine absolue de Sade envers l’État, incarnation du principe d’universalité dans l’ordre social, et son horreur envers la manifestation la plus directe et violente de l’état qu’est la peine de mort. Nous y reviendrons un peu plus tard.
Au moment même où Napoléon institue le Code civil, qui deviendra le fondement de notre société moderne, Sade expose une théorie du droit qui, pour excessive ou paradoxale qu’elle apparaisse, atteint à la racine les fondements de la société démocratique moderne, en tant qu’elle entend concilier l’intérêt particulier et l’intérêt général. En soutenant que l’intérêt général n’est toujours que le déguisement d’un intérêt particulier, et en soutenant que la loi, si changeante dans le temps et l’espace, n’est toujours que relative à des individus donnés, Sade se place au point aveugle, inéliminable, de toute conception juridique. Car il n’y a effectivement de société concrète que par les individus, les classes et les communautés qui la composent, lesquels peuvent à tout moment décider de se réclamer du seul intérêt particulier et nier le principe d’universalité qui fonde la loi, en la dénonçant comme institution d’un rapport de domination.
La conséquence de cette négation de l’universalité de la loi, et même de tout droit de l’Homme, c’est l’émergence d’un nouvel homme, affublé de nouveaux droits de l’Homme sanctuarisés par… la Cour européenne elle-même !!
5 - Pour surenchérir, voilà ce que professe Bernard Edelman, Maître de conférences lui aussi, dans Sade, le désir le droit, en 2014 :
« Le credo de Sade, sa ‘ morale ‘, c’est l’égoïsme intégral : chacun doit faire de qui lui plait, chacun n’a d’autre loi que son plaisir et autrui est là pour le satisfaire comme il doit satisfaire autrui. A telle enseigne qu’il eut pu ériger « une sorte de Déclaration des droits de l’érotisme avec pour principe fondamental, cette maxime valable aussi bien pour les femmes que pour les hommes : se donner à tous ceux qui le désirent, prendre tous ceux que l’on veut »…
« Parce que les lois ne sont pas faites pour le particulier, mais pour le général, ce qui les met dans une perpétuelle contradiction avec l’intérêt, attendu que l’intérêt personnel l’est toujours avec l’intérêt général. Mais les lois, bonnes pour la société, sont très mauvaises pour l’individu qui la compose ; car, pour une fois qu’elles le protègent ou le garantissent, elles le gênent et le captivent les trois quarts de sa vie ; aussi l’homme sage et plein de mépris pour elles les tolère-t-il, comme il fait des serpents et des vipères, qui, bien qu’ils blessent ou qu’ils empoisonnent, servent pourtant quelquefois dans la médecine ; il se garantira des lois comme il fera de ces bêtes venimeuses ; il s’en mettra à l’abri par des précautions, par des mystères, toutes choses faciles à la sagesse et à la prudence ».
D’abord subvertir la loi, puis subvertir les droits l’Homme telle est la conquête implacable de la philosophie hédoniste sadienne.
En lieu et place a surgi un nouvel homme, égoïste, hédoniste, à la recherche de son seul plaisir ; sa préoccupation première, essentielle, c’est l’amour de soi, l’émerveillement de soi, la satisfaction de soi et l’Etat est sommé d’y satisfaire : voilà le postulat de Sade.
Le pacte politique sadien est aux antipodes du pacte rousseauiste : les hommes de sont pas réunis pour que chacun soit protégé par tous, mais pour que chacun jouisse de tous et tous de chacun. C’est un pacte d’immoralité, de férocité, un pacte du désir inassouvi qui ne se satisfait que de sa perpétuelle insatisfaction, un pacte de cruauté naturelle.
Le tour de force de Sade c’est d’instituer la liberté en doit individuel, en droit subjectif : désormais, c’est le sujet lui-même qui devient cause des droits de l’Homme ; non plus le sujet dans son rapport avec autrui, mais dans son rapport avec lui-même, le sujet dans son désir…
Et Sade, dans La philosophie dans le boudoir, de s’attaquer à la transmission, à la généalogie par exemple. Il pousse le trait à vanter le fait que le bon républicain ne dit avoir que la patrie comme parent, finalement !!!
« Premièrement, tant que je couche avec mon mari, tant que sa semence coule au fond de ma matrice, verrais-je dix hommes en même temps que lui, rien ne pourra jamais lui prouver que l’enfant qui naîtra ne lui appartienne pas ; il peut être à lui comme n’y pas être, et dans le cas de l’incertitude il ne peut ni ne doit jamais (puisqu’il a coopéré à l’existence de cette créature) se faire aucun scrupule d’avouer cette existence. Dès qu’elle peut lui appartenir, elle lui appartient, et tout homme qui se rendra malheureux par des soupçons sur cet objet le serait de même quand sa femme serait une vestale, parce qu’il est impossible de répondre d’une femme, et que celle qui a été sage peut cesser de l’être un jour. Donc, si cet époux est soupçonneux, il le sera dans tous les cas : jamais alors il ne sera sûr que l’enfant qu’il embrasse soit véritablement le sien ».
Plus l’homme des droits de l’Homme était collectif, plus il était « désindividualisé » ; et plus il était « désindividualisé », plus il était universel et donc protégé, ajoute Edelman.
Aujourd’hui, un autre homme est né, étonnamment sadien, et qui n’a plus qu’une lointaine parenté avec son ancêtre. La transgression l’habite et il veut s’affranchir de toute contrainte, du corps ; sa seule crainte est d’être entravé dans sa liberté de s’expérimenter, de mener des expériences avec sa propre vie, fût-ce jusqu’à narguer la mort, comme s’il lui fallait éprouver physiquement un monde qui se dérobe symboliquement. Et la loi a changé de fonction ; elle n’est plus ce qui institue la liberté mais ce qui permet à la transgression d’exister comme liberté.
Si bien que, et Edelman poursuit, la Cour européenne se comporte comme le nouvel homme qu’elle a engendré ; elle veut parler sa langue, vivre sa vie, ressentir ce qu’il ressent ; ce qui l’indigne l’indignera, ce qui le réjouira la réjouira.
La Cour va elle aussi rompre brutalement avec la généalogie : c’est toute la jurisprudence sur la PMA et la GPA… elle est chargée de garantir à l’Homme de vivre comme il l’entend, même pour qu’il puisse s’adonner à toute activité perçue comme étant de nature physiquement ou moralement dommageable ou dangereuse pour la personne. La cour se plie à une juxtaposition d’espace privé et n’entend plus édifier et garantir un espace public où le vivre ensemble est la clé de la paix entre les Hommes, philosophie confucéenne par excellence.
L’égalité dans le plaisir sadien suppose que les femmes se libèrent de la fatalité de la procréation ; qu’elles puissent déléguer. A cette double condition elles conquerront et la maîtrise de leur corps et la maîtrise de la transmission.
« Étendant la mesure de nos droits, nous avons enfin reconnu que nous étions parfaitement libres de reprendre ce que nous n’avions donné qu’à contre-cœur ou par hasard, et qu’il était impossible d’exiger d’un individu quelconque de devenir père ou mère s’il n’en a pas envie ; que cette créature de plus ou de moins sur la terre n’était pas d’ailleurs d’une bien grande conséquence, et que nous devenions, en un mot, aussi certainement les maîtres de ce morceau de chair, quelque animé qu’il fût, que nous le sommes des ongles que nous retranchons de nos doigts, des excroissances de chair que nous extirpons de nos corps, ou des digestions que nous supprimons de nos entrailles, parce que l’un et l’autre sont de nous, parce que l’un et l’autre sont à nous, et que nous sommes absolument possesseurs de ce qui émane de nous ».
Ou plus simplement : « Une jolie fille ne doit s'occuper que de foutre et jamais d'engendrer ».
Ou encore : « Ne crains point l’infanticide ; ce crime est imaginaire ; nous sommes toujours les maîtresses de ce que nous portons dans notre sein, et nous ne faisons pas plus de mal à détruire cette espèce de matière qu’à purger l’autre, par des médicaments, quand nous en éprouvons le besoin ».
Avec Sade comme pour la Cour européenne, le corps devient une valeur suprême : signe de l’identité et de la liberté sexuelle. La cour valide ainsi les pratiques sado-masochistes par respect de la volonté de la victime ! en 1997 par exemple. C’est la même logique qui validera l’imposition des prostituées obligées de se prostituer à nouveau pour payer leurs impôts… l’Etat n’est pas proxénète… et puis selon la Cour vendre ses charmes librement reste digne… voir en cela une décision du 11 septembre 2007.
En 2002, c’est le fait qu’un transsexuel à l’origine de sexe masculin, qui se fait opérer et se soumet à des traitements hormonaux pour devenir la femme qu’il voulait être, se marie avec un homme, qui est validé par la Cour européenne des droits de l’Homme.
Au final, on a le droit de coïncider avec soi-même, de former un tout harmonieux entre la perception de soi-même et son corps ; de plier la nature à son désir.
Irons-nous jusqu’à briser le tabou de l’inceste, à l’annonce de Sade lui-même ?
« L’absurdité au point de croire que la jouissance de sa mère, de sa sœur ou de sa fille pourrait jamais devenir criminelle ! N’est-ce pas, je vous le demande, un abominable préjugé que celui qui paraît faire un crime à un homme d’estimer plus pour sa jouissance l’objet dont le sentiment de la nature le rapproche davantage ? Il vaudrait autant dire qu’il nous est défendu d’aimer trop les individus que la nature nous enjoint d’aimer le mieux, et que plus elle nous donne de penchants pour un objet plus elle nous ordonne en même temps de nous en éloigner ! »
6 - Sur le plan pénal, le premier des combats du divin marquis, et le concernant on ne le serait à moins, c’est la peine de mort.
Dans Sade et la question pénale / L’Irascible publié dans Revue de l’Institut Rhône-Alpes de Sciences Criminelles, en 2012, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer observe que les dates du marquis correspondent exactement à une période précise de l’histoire du droit français, à savoir la réforme pénale, à l’origine de notre droit contemporain. Et l’on sait donc que Sade a précisément eu affaire à la justice pénale.
« En accordant la liberté de conscience et celle de la presse, songez, citoyens, qu’à bien peu de chose près, on doit accorder celle d’agir, et qu’excepté ce qui choque directement les bases du gouvernement, il vous reste on ne saurait moins de crimes à punir, parce que, dans le fait, il est fort peu d’actions criminelles dans une société dont la liberté et l’égalité font les bases, et qu’à bien peser et bien examiner les choses, il n’y a vraiment de criminel que ce que réprouve la loi ; car la nature, nous dictant également des vices et des vertus, en raison de notre organisation, ou plus philosophiquement encore, en raison du besoin qu’elle a de l’un ou de l’autre, ce qu’elle nous inspire deviendrait une mesure très incertaine pour régler avec précision ce qui est bien ou ce qui est mal. Mais, pour mieux développer mes idées sur un objet aussi essentiel, nous allons classer les différentes actions de la vie de l’homme que l’on était convenu jusqu’à présent de nommer criminelles, et nous les toiserons ensuite aux vrais devoirs d’un républicain ».
Et, voilà ce que nous livre le philosophe et juriste français dans sa thèse.
Sade, en dépit de l’apologie du meurtre à laquelle se livrent certains de ses personnages (et précisément pour cette raison), s’oppose fermement à la peine de mort et souhaite activement son abolition.
Il développe à cet égard les arguments classiques des réformateurs, à travers une approche surtout utilitariste qui n’est pas sans rappeler celle de Beccaria :
« il n’y a point de plus mauvais calcul que celui de faire mourir un homme pour en avoir tué un autre, puisqu’il résulte évidemment de ce procédé qu’au lieu d’un homme de moins, en voilà tout d’un coup deux, et qu’il n’y a que des bourreaux ou des imbéciles auxquels une telle arithmétique puisse être familière ».
L’argument principal de Sade consiste à montrer que la peine de mort est criminogène. Comment ? Précisément parce qu’en raison de son équivalence au crime qu’elle punit, l’exemple qu’elle donne, loin de dissuader, invite plutôt au meurtre.
Ceux qui défendent la peine de mort pensent qu’elle permet de sauver ceux que le meurtrier aurait sans doute tué s’il était encore en vie. Ce à quoi Sade répond que seul un législateur omniscient (autant dire seul Dieu lui-même) pourrait condamner à mort en étant certain qu’il sauve ainsi d’autres vies. Or, un tel législateur n’existe que dans les contes. La peine de mort qui détournerait de la sorte l’argument d’utilité est par conséquent illégitime, même d’un point de vue chrétien :
« vos lois ont tort parce qu’elles ne voient pas dans l’avenir, elles n’opèrent que sur des apparences et toujours par incertitude (…). Tant que vous en condamnerez à mort un seul, ignorant les décrets de la providence et ne pouvant par conséquent juger si ce qu’il a fait est bien ou mal relativement à ce qui aurait résulté de son action, vous aurez fait une cruauté gratuite, vous aurez commis un crime réel et vous vous serez peut-être rendu coupable envers la providence puisqu’il sera possible que vous ayez dérangé ses intentions… ».
L’argument est assez proche de celui qu’avancera Fichte : la peine de mort ne serait légitime que sous une théocratie juridique.
Non seulement la peine de mort est injuste dans son principe, puisqu’un crime n’en lave ni n’en répare un autre, mais encore est-elle illégitime utilitairement parlant, puisqu’elle n’est pas dissuasive :
« indépendamment de ce que vos rigueurs imbéciles n’ont jamais arrêté le crime, c’est qu’il est absurde de dire qu’un forfait en puisse acquitter un autre et que la mort d’un second homme puisse être bonne à celle d’un premier ; vous devriez, vous et les vôtres, rougir de pareils systèmes prouvant bien moins votre intégrité que votre goût dominant pour le despotisme ; on a bien raison de vous appeler les bourreaux de l’espèce humaine : vous détruisez plus d’hommes, à vous seuls, que tous les fléaux réunis de la nature ».
On comparera, enfin, les arguments de la critique sadienne du « meurtre judiciaire » et ceux de la critique beccarienne de « l’assassinat public » : ils sont pour l’essentiel simplement identiques. Sade, sur ce chapitre, sans doute plus encore que sur les autres, est l’héritier de Beccaria.
Et de conclure :
« Contrairement à ce qu’on lit souvent, Sade ne propose pas d’abolir toutes les lois et il n’y a rien de tel qu’un ‘anarchisme sadien’ ». L’anarchisme de Sade est une légende tenace. Si on lit Sade au-delà de tout préjugé, libéré de tout axiome et en résistant à l’influence des caricaturistes, on trouvera que Sade est un modéré. En l’occurrence, c’est au ver qu’il s’attaque et non à la pomme. Par quoi remplacer la prison pénale et la peine de mort ?
Sade évoque, dans une lettre à sa femme, une solution d’une remarquable actualité pour faire que l’emprisonnement, au lieu de rendre pire le malheureux, s’occupe de le corriger et de préparer sa réintégration :
« Il eût bien mieux valu m’envoyer ici tous les quinze jours un homme d’esprit, qui eût alternativement travaillé sur mon cœur et sur ma tête et qui les eût remis tous deux ».
7 - « Me voilà donc à la fois incestueuse, adultère, sodomite, et tout cela pour une fille qui n'est dépucelée que d'aujourd'hui », conclut Eugénie en fin de journée.
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