La lettre juridique n°662 du 7 juillet 2016 : Éditorial

Les "blogues" juridiques sont-ils la doctrine de demain ?

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Les "blogues" juridiques sont-ils la doctrine de demain ?. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/32901620-lesbloguesjuridiquessontilsladoctrinededemain
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 08 Juillet 2016


La question est osée, mais même dans un pays de droit continental, plutôt conservateur, il est pertinent de la poser.

Vous allez me dire que je suis un récidiviste ; en ce que je commets perpétuellement le même éditorial à intervalle régulier, comme d'autres publient le même roman tous les ans, qui sur l'appréhension de la mort (d'Ormesson) ou de l'amour (Lévy).

Moins anthropologique toutefois sera ma prose sur cette nouvelle question de la diversité des doctrines, ou plus précisément, de ses sources.

Soyons honnête, la question ne fut pas posée en ces termes en France, mais au Québec, qui le 26 octobre prochain, sous la présidence de Catherine Martel, Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l., organisera une conférence avec Edith Guilhermont de l'Université de Sherbrooke et Karim Renno, avocat-blogueur chez Renno Vathilakis Inc..

Le teasing -une gageure quand on évoque le Québec et que l'on francise le mot "blog"- est édifiant :

"Des monographies obsolètes dès leur publication. Des revues obscures auxquelles personne n'a accès. Des articles dont la révision s'éternise. Trop fixe, trop conservateur, trop lent. Certains crient au déclin de l'imprimé juridique. Pendant ce temps, la blogosphère juridique s'agite : ces commentaires, souvent produits en temps réel, sont-ils appelés à remplacer la doctrine traditionnelle ? Les formats sont multiples : certains proposent des commentaires étoffés, d'autres des capsules dont la brièveté est l'atout, d'autres encore, se présentent comme des répertoires. Timidement, quelques juges y prennent appui. Cette formation de l'ABC-Québec se veut une présentation de la blogosphère québécoise, tant au plan externe qu'interne".

Je ne sais pas à Montréal, mais en France, le déjeuner-causerie (sic) ferait certainement des remous. C'est la raison pour laquelle l'association Juriconnexion, chargée de promouvoir l'accès au droit, son intelligibilité, son opérationnalité, en fait, aujourd'hui la communication. Mais ce faisant, la question de la nature de la doctrine de demain et des nouveaux canaux de diffusion était, déjà, posée, il y a tout juste un an, par Vincent Canu, dans son éditorial de juin 2015 pour la Revue des Loyers et auquel nous avions répondu.

C'est dire que le positionnement de la doctrine, son renouvellement, la question de sa nature taraudent les juristes, professionnels comme universitaires.

C'est que l'on part de beaucoup plus loin. Observez la formulation de la question : il s'agit simplement de déterminer si les blogs, dans leurs formats, leur réactivité, leur liberté, constituent la doctrine de demain -ça c'est au Québec- ; quand je vous assure que la première interrogation en France est de savoir si un blog peut, d'abord, être considéré comme de la doctrine.

Dans son acceptation la plus large, la doctrine concerne tous les écrits consacrés aux questions juridiques autres que les jugements ; elle équivaudrait à la littérature juridique. Voilà pour la définition anglo-saxonne. Une définition plus restreinte, de droit continental en somme, tendrait à considérer que la doctrine ne concerne que le droit savant, qui émane généralement des professeurs et chercheurs des facultés de droit, par opposition aux ouvrages pratiques, qui émanent souvent des praticiens. On la retrouve sous différents formats : traités, monographies, articles dans des revues spécialisées, commentaires d'arrêts et essais.

Je bats ma coulpe : quand on pense que certains se demandent s'il y a une doctrine Lexbase alors que l'on publie des revues hebdomadaires, numérotées, référencées, depuis 18 ans, sous la plume de Christophe Radé, d'Etienne Vergès, de Deen Gibirila, de Pierre-Michel Le Corre, de Pierre Tifine, de Thibault Massart, de Christophe Willmann, de Pascal Lokiec, d'Adeline Gouttenoire, de Gaël Piette, de Christian Louit, de Frédéric Douet, de David Bakouche, d'Hervé Causse, de Gilles Auzéro, de Sébastien Tournaux, de Romain Ollard et j'en omets car la liste serait bien plus longue que vous ne le pensez... Alors un blog... tenu par un avocat... de la Doctrine ? Pensez-vous donc !

Et bien, si je m'inscris en faux sur l'analyse de nos cousins québécois, dans des monographies obsolètes dès leur publication, des revues obscures auxquelles personne n'a accès, des articles dont la révision s'éternise, des éditeurs trop fixes, trop conservateurs, trop lents, je conçois parfaitement que la doctrine s'enrichisse de diversités de fins, de styles, d'auteurs et de médias. Finalement, seule la qualité de l'interprétation prévaut si cette doctrine, publiée dans les revues savantes, sur internet ou sur les blogs, sert un même intérêt : comprendre l'ordre existant pour donner sens à sa vie et à son action, fut-elle contestatrice, comme le revendique Alain Supiot, dans son essai sur la fonction anthropologique du droit, Homo juridicus.

L'éminent Professeur écrit : "Mieux vaudrait revenir à ce qui a fait la grande singularité du Droit : non pas les croyances sur lesquelles l'Occident a prospéré, mais les ressources d'interprétation qu'il recèle. Comme n'importe quel autre système normatif, le Droit remplit une fonction d'interdit : il est une Parole qui s'impose à tous et s'interpose entre chaque homme et sa représentation du monde. Partout ailleurs, cette fonction anthropologique a été le lot des religions, qui, en conférant un sens commun à la vie humaine, ont jugulé le risque de voir chacun sombrer dans le délire individuel auquel nous expose l'accès au langage. [...] Le droit peut donc servir des fins diverses et changeantes, aussi bien dans l'histoire des systèmes politiques que dans celle des sciences et des techniques, mais il les sert en subordonnant le pouvoir et la technique à une raison humaine. Il est donc aussi faux de le réduire, comme on tend le faire aujourd'hui, à une "pure technique" vide de signification que de le rapporter, comme on le faisait hier, aux règles d'un supposé Droit naturel. Car, dans chaque cas, on manque l'essentiel, qui est la capacité du Droit de mettre à la raison les formes diverses d'exercice du pouvoir politique ou de la puissance technique".

S'il n'est pas "pure technique", alors pourquoi les seuls savants pourraient gloser dessus ? Je me souviens d'un mauvais procès fait par un Professeur émérite à Félix Rome, critiquant le fait que ces éditoriaux ne constituaient pas de la Doctrine juridique -ce à quoi l'éditorialiste(s) de Dalloz n'aspirait nullement au passage-. Et pourtant... L'analyse du droit, de la légistique, y est souvent incisive et pertinente... elle permet justement cette intelligibilité et cette mise en perspective qu'il manque parfois avec la "pure technique".

Vincent Canu faisait référence à un excellent article de Pierre J. Dalphond, juge à la Cour d'appel du Québec, écrit à partir d'une allocution prononcée le 31 mars 2008 à l'occasion de la Conférence annuelle de la Revue de droit de McGill. Ce dernier identifie clairement les défis de la doctrine, aujourd'hui : la prolifération des outils électroniques de recherche ; la disparition possible des traités et monographies sous format Livre ; le désir du praticien de trouver, toujours plus vite, la solution au cas en litige ; l'accélération des changements sociaux et la nécessité de modifications constantes aux normes légales qui en résulte ; le rôle de plus en plus restreint du Code civil dans les rapports sociaux ; la disparition d'une culture juridique ; le nouveau rôle du droit et, par voie de conséquence, du juge (la décision judiciaire risquant de devenir l'élaboration du compromis du jour).

Nous avions répondu, alors, par l'essor de la Doctrine pratique qui échappe à la doctrine traditionnelle et universitaire, non par ses auteurs, mais par les enjeux sociétaux et rétrospectifs qu'elle obère pour répondre à de simples questions : la loi ou la jurisprudence me permettent-elles d'agir ainsi ? Quel est le bon modus operandi ? Quel est le bon comportement juridique à adopter ? Autant de questions qui requièrent des réponses pragmatiques, parfois à la lisière du droit, des réponses d'applicabilité directe. Au final, la doctrine pratique laisse peu de place au questionnement sans réponse, en qualité de meilleur ennemi du vide juridique.

Le blog constitue un média comme un autre pour diffuser toutes les doctrines. Nombre de Professeurs tiennent des blogs, voire de grande qualité, surtout parmi les auteurs écrivant chez Lexbase. La question n'est donc pas le format, mais assurément la qualité de l'auteur et de son interprétation. Car l'on ne peut résolument pas laisser l'intelligibilité de la Parole à n'importe qui : l'enjeu sociétal est trop important. Le coupable n'est pas le porte-voix, mais celui qui tonne de la voix...

Quant à l'accès à cette doctrine ? C'est l'éternelle question de la gratuité de l'analyse contre la scientificité de la publication qu'il faut dépasser par les valeurs (immédiateté, personnalisation, interprétation, authenticité, accessibilité, incarnation, mécénat, trouvabilité) qui innerve les éditeurs juridiques. Cette gratuité, cette diversité de la doctrine, ne doivent pas, en revanche, confiner les éditeurs juridiques à la legal tech. La valeur ajoutée d'un éditeur juridique sera de combiner la doctrine de ses auteurs à l'algorithme du big data. Si la Doctrine migre entièrement vers les blogs, c'est cette combinaison qui s'étiolera ; pire le droit pourrait paradoxalement devenir une science exacte chez les éditeurs, quand il resterait une science humaine sur les blogs juridiques... Une fois encore, tout est une question de savant dosage entre l'offre doctrinale et les besoins documentaires des professionnels, d'abord, des sujets de droit, ensuite.

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