La lettre juridique n°662 du 7 juillet 2016 : Fiscal général

[Jurisprudence] Les présomptions irréfragables d'intentions frauduleuses

Réf. : CE 9° et 10° ch.-r., 8 juin 2016, n° 383259, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A2407RSX)

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par Christian Louit, Professeur agrégé des Facultés de droit et Avocat

le 07 Juillet 2016

L'arrêt du Conseil d'Etat du 8 juin 2016 (CE 9° et 10° ch.-r., 8 juin 2016, n° 383259, publié au recueil Lebon) nous met en présence d'une pièce en trois actes montée par des auteurs de talent. Le coeur du scénario est constitué par la loi n° 2009-1674 du 30 décembre 2009, de finances rectificative pour 2009 (N° Lexbase : L1817IGE), dans son article 22.

Sont modifiés en vertu de la loi l'article 39 duodecies (N° Lexbase : L3833KWU), ainsi que l'article 145 du CGI (N° Lexbase : L3836KWY), interdisant un régime de faveur à des sociétés établies dans un Etat ou territoire non coopératif.

L'article 39 duodecies, 2, c dispose que "le régime des plus-values à court terme s'applique à l'occasion de la cession de titres de sociétés établies dans un Etat ou territoire non coopératif au sens de l'article 238 A (N° Lexbase : L3230IGQ)". Il exclut donc, quel que soit le caractère de la plus-value, le régime plus favorable des plus-values à long terme.

En vertu du même article 22 de la loi de finances rectificative du 30 décembre 2009, et de la même façon, de l'article 145-6, i, "le régime fiscal des sociétés-mères n'est pas applicable [...] aux produits des titres d'une société établie dans un Etat ou territoire non coopératif au sens de l'article 238-0 A (N° Lexbase : L3333IGK)".

Ces dispositions s'inscrivent dans le cadre d'une lutte renforcée contre les paradis fiscaux et l'évasion fiscale internationale. Rappelons que les Etats et territoires non coopératifs, notion introduite dans le droit français par cet article 22, codifiée à l'article 238-0 A du CGI, correspondent à "des entités politiques qui ne respectent pas les standards internationaux d'échanges d'informations en matière fiscale" (François Marc, rapporteur pour avis de la Commission des finances du Sénat, avis n° 730, p. 124).

Cette liste est mise à jour chaque année par arrêté des ministres chargés de l'Economie et du Eudget, après avis du ministre des Affaires étrangères. Elle comprenait début 2014 les Etats et territoires suivants : Botswana, Brunei, Guatemala, Iles Marshall, Iles vierges Britanniques, Montserrat, Nauru et Niue, les Bermudes et Jersey en ayant été retirés en 2014.

Le scénario de la pièce dont nous sommes spectateurs a été le suivant : saisine du Conseil d'Etat pour irrégularité de la doctrine administrative parce qu'elle se bornait à reprendre le texte de loi (on lui reproche en règle générale, par le moyen d'un recours pour excès de pouvoir, d'ajouter à la loi).

Or en matière fiscale, la compétence législative est exclusive, d'où l'intervention d'une QPC (1) (I). Intervient alors une décision du Conseil constitutionnel en réponse à cette QPC (II). Puis enfin l'annulation par l'arrêt ici commenté des dispositions contestées du BoFip (III).

I - L'arrêt du Conseil d'Etat du 20 octobre 2014, acte I (CE 9° et 10° s-s-r., 20 octobre 2014, n° 383259, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7126MYL)

L'Association française des entreprises privées (AFEP) et six grandes sociétés françaises ont, dans un premier temps, formé un recours pour excès de pouvoir assorti d'une QPC à l'encontre des paragraphes 420 à 510 et 650 à 680 des commentaires administratifs publiés au BoFip (BOI-INT-DG-20-50-20140211 N° Lexbase : X5852ALC).

Le recours pour excès de pouvoir est celui par lequel il est demandé au juge administratif, a priori le Conseil d'Etat, de prononcer, de manière exclusive, l'annulation d'un acte administratif au motif que cet acte est illégal, autrement dit édicté en méconnaissance d'une règle de fond ou de forme qui s'imposait à l'administration.

En matière fiscale, le législateur étant seul compétent, lorsqu'une instruction ou une circulaire ajoute à la loi, et acquiert ainsi un caractère réglementaire, elle est de ce fait a priori illégale et doit donc être annulée. Ce n'est pas le cas lorsque l'instruction se borne à donner l'interprétation qu'appelle un texte législatif, le recours pour excès de pouvoir étant alors irrecevable.

Au cas d'espèce, les commentaires du BoFip se bornent à reprendre le texte législatif et sont attaqués pour cette raison car ils portent atteinte au principe d'égalité devant la loi et devant les charges publiques.

Les dispositions législatives dont sont issus les commentaires n'ont pas déjà été déclarés conformes par le Conseil constitutionnel. La question prioritaire de constitutionnalité sera donc renvoyée au Conseil constitutionnel. Il est sursis à statuer sur le recours pour excès de pouvoir formé par l'AFEP et autres jusqu'à ce que le Conseil constitutionnel ait tranché la question de constitutionnalité.

II - La décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 2015, acte II (Cons. const., 20 janvier 2015, décision n° 2014-437 QPC N° Lexbase : A4823M9I)

Le Conseil constitutionnel reconnaît à la lutte contre la fraude fiscale le caractère d'un principe de valeur constitutionnelle. Ceci étant, il a toujours considéré que ce principe devait être concilié avec d'autres tels que l'égalité devant la loi et les charges publiques ou encore celui de proportionnalité : toute atteinte portée à l'exercice d'une liberté fondamentale doit toujours être adaptée, nécessaire et proportionnée à l'objectif de prévention poursuivi.

Il avait déjà rappelé cette nécessaire conciliation dans sa décision n° 2013-679 DC du 4 décembre 2013, relative à la loi portant sur la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière (Cons. const., 4 décembre 2013, n° 2013-679 DC N° Lexbase : A5483KQ7). L'article 57 de cette loi permettait d'ajouter à la liste des ETNC les Etats et territoires non membres de l'Union européenne qui n'ont pas conclu avec la France une convention d'assistance administrative dont les stipulations ou la mise en oeuvre assurent l'obtention des renseignements nécessaires par la voie de l'échange sur demande ou automatique, ainsi que les Etats et territoires non membres de l'UE qui n'ont pas pris l'engagement de mettre en place un échange tant sur demande que par voie automatique avec la France.

Le Conseil constitutionnel avait jugé que les conséquences qui résultaient des nouveaux critères d'inscription d'un Etat ou territoire sur cette liste revêtaient, pour les entreprises qui y ont une activité, un caractère disproportionné à l'objectif poursuivi et étaient de nature à entraîner une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques. Les dispositions de l'article 57 de la loi méconnaissaient en conséquence les exigences découlant de l'article 13 de la DDHC de 1789 (N° Lexbase : L1360A9A).

La clause de sauvegarde, dont l'association et les sociétés requérantes dénonçaient l'absence dans les commentaires administratifs contestés, permet au contribuable de faire la preuve qu'il n'a pas tenté d'échapper à l'impôt. Nous étions donc, du fait de la loi, devant une présomption irréfragable de fraude fiscale.

Le Conseil constitutionnel avait eu l'occasion, à plusieurs reprises déjà, de juger que de telles présomptions peuvent porter atteinte au principe d'égalité devant les charges publiques : l'impôt est en effet déterminé sans lien avec les facultés contributives (voir par exemple la décision : Cons. const., 29 décembre 2012, n° 2012-661 DC N° Lexbase : A6287IZU) (2)

Au cas d'espèce, les requérants faisaient valoir, par le biais de la QPC, que la différence de traitement instituée par les dispositions contestées de l'article 145 du CGI entre les sociétés-mères selon que leurs filiales sont établies ou non dans un ETNC méconnaît le principe d'égalité devant la loi et les charges publiques, en posant une présomption irréfragable de fraude fiscale.

Il en est de même pour l'article 39 duodecies, 2, c et l'article 219, I, a sexies (N° Lexbase : L6543K8T) qui régissent le régime des plus et moins-values sur cession de titres.

Curieusement, le Conseil constitutionnel ne suit pas la démarche des requérants. Il juge "que le grief tiré de la méconnaissance du principe d'égalité devant la loi doit être écarté".

Il considère par ailleurs que "le niveau d'imposition susceptible de résulter, au titre de la loi fiscale française, de l'application des dispositions contestées n'est pas tel qu'il en résulterait une imposition confiscatoire".

Il formule cependant une réserve d'interprétation, qui est fondamentale pour le contribuable français en raison de la protection dont il bénéficie au regard de la doctrine administrative, du fait de l'article L. 80 A du LPF (N° Lexbase : L4634ICM) : le contribuable doit être admis à "apporter la preuve de ce que la prise de participation dans une société établie dans un Etat ou territoire non coopératif correspond à des opérations réelles qui n'ont ni pour objet, ni pour effet de permettre dans un but de fraude fiscale, la localisation de bénéfices dans un tel Etat ou territoire".

S'ouvre dès lors l'acte III, c'est-à-dire la décision du Conseil d'Etat du 8 juin 2016 ici commentée.

III - L'acte III et dernier de cette pièce assez originale : l'arrêt principalement commenté du 8 juin 2016

La construction réalisée par ces trois décisions est sophistiquée, sinon bouleversante.

Les mêmes requérants, suite à la décision du Conseil constitutionnel de janvier 2015, ont de nouveau saisi le Conseil d'Etat en demandant à la Haute assemblée de constater que l'administration ne tenait pas compte dans ses commentaires de la réserve d'interprétation formulée par le Conseil constitutionnel.

Ils réitèrent leur demande d'annulation des commentaires du BoFip déjà attaqués parce que trop conformes à une loi contraire aux normes juridiques supérieures.

Ils requièrent également qu'une injonction sous astreinte de modifier les paragraphes en cause soit notifiée à l'administration fiscale.

Rappelons que, de façon inusitée, il est reproché aux commentaires administratifs de ne pas avoir ajouté à la loi, au cas présent, la possibilité d'une preuve de leur bonne foi.

Pour le Conseil d'Etat, les réserves d'interprétation formulées par le Conseil constitutionnel sont revêtues de l'autorité absolue de la chose jugée. Elles lient en conséquence le juge administratif et donc par définition les services fiscaux. La doctrine administrative ne peut dès lors plus s'abriter derrière la loi : elle peut être illégale alors même qu'elle n'apporte rien.

En conséquence, les commentaires du BoFip relatifs à l'imposition des dividendes dans le cadre du régime des sociétés-mères-filles, qui dénient au contribuable conformément à la loi de faire la preuve que les participations détenues dans un ETNC correspondent à des opérations réelles et n'ont pas un but de fraude fiscale, doivent être annulés.

Il en est de même des commentaires administratifs traitant les plus-values de cession de titres.

Le Conseil d'Etat juge en revanche inutile d'enjoindre à l'administration de publier de nouveaux commentaires, conformes à cette jurisprudence, de façon que la garantie établie par l'article L. 80 A du LPF joue pleinement.

En conclusion, la situation actuelle est la suivante :

Malgré l'arrêt du Conseil d'Etat, le BoFip relatif à l'article 145, publié le 9 juin, tient compte de la réserve de constitutionnalité ; les services ne résistent pas cependant à la tentation de saisir l'occasion pour apporter des conditions restrictives à la possibilité d'une preuve contraire (implantation physique et cycle commercial complet).

Mais le CGI, donc la loi, avait vu préalablement de son côté certains des articles en cause mis en harmonie avec la jurisprudence. Ainsi, en est-il de l'article 145, qui concerne le régime des sociétés mères et filiales, qui dispose dans son 6° que le régime de faveur continue de s'appliquer si la société-mère apporte la preuve que les opérations de la société établie hors de France "correspondent à des opérations réelles qui n'ont ni pour objet, ni pour effet de permettre, dans un but de fraude fiscale, la localisation des bénéfices dans un Etat ou territoire non coopératif" (loi n° 2015-1786 du 29 décembre 2015, de finances rectificative pour 2015, art. 29 (V) et 36 N° Lexbase : L1131KWS).

Remarquons pour finir que la réduction des présomptions irréfragables semble une tendance assez générale : la lutte contre la fraude fiscale ne doit pas tout permettre et cela est plutôt satisfaisant (v. nos obs, Etablissement stable et pénalité de 80 % pour activité occulte : une avancée de la jurisprudence du Conseil d'Etat, Lexbase, éd. fisc., n° 639, 2016 N° Lexbase : N0825BWH).


(1) Rappelons que la saisine directe du Conseil constitutionnel à l'encontre d'une loi notamment n'est pas possible pour un citoyen.
(2) Voir également le commentaire de la décision du Conseil constitutionnel en date du 20 janvier 2015.

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