La lettre juridique n°301 du 17 avril 2008 : Domaine public

[Jurisprudence] La confirmation de l'approbation du juge judiciaire quant à la compétence des juridictions administratives pour trancher les litiges nés de l'occupation sans droit ni titre du domaine public

Réf. : Cass. civ. 1, 5 mars 2008, n° 07-12.472, Société Chantier naval du Cap d'Ail (CNCA), FS-P+B (N° Lexbase : A3339D7S)

Lecture: 21 min

N6743BEH

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] La confirmation de l'approbation du juge judiciaire quant à la compétence des juridictions administratives pour trancher les litiges nés de l'occupation sans droit ni titre du domaine public. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3210037-jurisprudencelaconfirmationdelapprobationdujugejudiciairequantalacompetencedesjuridicti
Copier

par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

le 23 Octobre 2014

L'occupation sans titre du domaine public est un phénomène qui perdure par-delà les siècles. Il y a là, souvent, un reflet de la société, des tendances qui l'animent mais aussi des tensions qui la traversent. Comme face à toute situation d'illégalité, la puissance publique a schématiquement le choix entre trois attitudes. Elle peut tolérer l'occupation sans titre (1), elle peut régulariser l'occupation sans titre par la cession des emprises occupées ou l'octroi a posteriori d'un titre d'occupation (2), ou elle peut, enfin, procéder à des poursuites contre l'occupant sans titre. Par principe, l'autorité administrative est tenue de faire usage des pouvoirs qu'elle tient de la législation en vigueur pour faire cesser les occupations sans titre et enlever les obstacles qui s'opposent à l'utilisation normale du domaine public. Ce principe a, notamment, été appliqué en matière de contraventions de grande voirie (3) et en cas d'entraves à la liberté d'utilisation du domaine public fluvial (4) ou des ports maritimes (5). Indépendamment de ce principe, l'administration dispose de moyens d'action renforcés à l'encontre des particuliers qui occupent ou qui ont occupé indûment le domaine public, et cela alors même que la situation de fait de l'occupant sans titre aurait été tolérée antérieurement (6). Mais, en cas d'occupation irrégulière du domaine, l'administration ne peut pas instituer une sanction administrative s'ajoutant aux sanctions pénales prévues par les textes. Pour faire cesser l'occupation sans titre, l'administration doit recourir au juge et ne doit pas, en principe, faire usage de l'exécution forcée.

Jusqu'en 1961, le juge administratif ne se reconnaissait le droit d'ordonner l'expulsion de l'occupant sans titre que dans deux hypothèses : lorsque l'occupation se rattachait à un contrat expiré ou résilié (7), ou lorsque l'occupation était sanctionnée par le régime des contraventions de grande voirie (8). En dehors de ces deux hypothèses, les demandes tendant à l'expulsion des occupants sans titre du domaine public relevaient de la compétence du juge judiciaire (9).

Puis, une jurisprudence établie par le Conseil d'Etat en 1961 (10) a apporté une certaine confusion, puisque le juge administratif a retenu sa compétence dans tous les cas, indépendamment du contentieux contractuel et du contentieux de grande voirie, pour ordonner l'expulsion des occupants sans titre du domaine public. Or, comme le juge judiciaire continuait à se reconnaître compétent (11), les deux ordres de juridiction se disputaient le privilège de statuer en la matière.

Il a été mis fin à cette confusion par une décision du Tribunal des conflits (12) qui a clairement affirmé la compétence exclusive de principe du juge administratif : les litiges nés de l'occupation sans titre du domaine public, que celle-ci résulte de l'absence de tout titre d'occupation ou de l'expiration, pour quelque cause que ce soit, du titre précédemment retenu, relèvent des juridictions administratives, sous réserve des dispositions législatives spéciales et sauf dans les cas de voie de fait ou de contestation sérieuse en matière de propriété. La Cour de cassation écarte, désormais, la compétence du juge judiciaire (13), hormis ces exceptions prédéfinies.

C'est dans ce contexte qu'intervient l'arrêt de la Cour de cassation du 5 mars 2008 "Société Chantier Naval du Cap d'Ail (CNCA) c/ Société du Port de Plaisance de Cap d'Ail (SPPC)". Par un arrêté du 29 décembre 1977, le préfet des Alpes-Maritimes a concédé l'établissement et l'exploitation d'un port de plaisance sur le littoral de la commune de Cap d'Ail à la société du Port de Cap d'Ail (SPCA), qui a conclu, le 6 août 1981, un traité de sous-concession du port de plaisance avec la SPPC. La société CNCA est actionnaire de la SPPC. Cette participation lui donne droit à la jouissance privative, en fonction de ses droits sociaux, d'une partie des terrains donnés à bail emphytéotique à la SPCA et sous-concédés à la SPPC. Le maire de Cap d'Ail lui a, de plus, accordé un permis de construire de bureaux et ateliers.

Courant octobre 1994, la société SPPC s'est installée dans une partie des locaux que la société CNCA avait fait construire régulièrement sur des terrains du domaine public maritime dont elle revendique la jouissance privative. Ne pouvant obtenir à l'amiable le recouvrement des locaux lui appartenant, la société CNCA a fait assigner la société SPPC devant le tribunal de commerce de Nice, afin que lui soient ordonnés l'expulsion des locaux techniques et le paiement d'indemnités d'occupation. Par un jugement du 19 novembre 2004, le tribunal de commerce de Nice s'est déclaré incompétent, car il a estimé que le litige concernait l'occupation du domaine public. Par un arrêt du 16 novembre 2006, la cour d'appel d'Aix-en-Provence a confirmé le jugement déféré, et la société CNCA a, alors, décidé de former un pourvoi en cassation.

Dès lors, la Cour de cassation devait se prononcer sur un litige portant sur le sort de locaux techniques situés sur le domaine public maritime, dans lesquels s'est installée la SPPC, sous-concessionnaire de ce domaine public, mais revendiqués par la CNCA sur le fondement du règlement intérieur du port, lui attribuant pour lot le "droit à l'occupation privative, ainsi qu'à l'exploitation des locaux, équipements, aménagements, aire de carénage constituant le chantier naval".

En se déclarant incompétente, la Cour de cassation signifie clairement que le contentieux domanial, qu'elle qu'en soit la nature, doit être confié, par principe, au juge administratif. En agissant de la sorte, elle entérine la décision préalable du Tribunal des conflits et la compétence du juge administratif en la matière (I). Mais il subsiste certaines dérogations traditionnelles et certaines pratiques, qui empêchent que la compétence du juge administratif soit finalement une compétence exclusive (II).

I - L'entérinement de la compétence du juge administratif

En rappelant la compétence de principe du juge administratif (A), la Cour de cassation tente de mettre fin ainsi aux nombreuses réserves émises par les juridictions du fond (B) quant à la réalité de la compétence du juge administratif, pour les litiges concernant l'occupation sans titre du domaine public.

A - Un juge judiciaire qui rappelle la compétence de principe du juge administratif

L'arrêt de la Cour de cassation rappelle, ici, une compétence ancienne du juge administratif, qui veut que, quand l'occupation du domaine public à laquelle il est mis fin procède d'un contrat, le juge administratif est compétent. C'est sur le fondement de l'article 1er d'un décret-loi du 17 juin 1938 que la connaissance des litiges relatifs aux conventions d'occupation du domaine public lui a été réservée. L'article 1er du décret a, par la suite, été abrogé et codifié dans le Code du domaine de l'Etat. L'article L. 84 de ce code (N° Lexbase : L2077AA8) dispose ainsi que "les litiges relatifs aux contrats comportant occupation du domaine public, quelle que soit leur forme ou dénomination, passés par l'Etat, les établissements publics ou leurs concessionnaires, sont portés en premier ressort devant le tribunal administratif". Ce dernier a, aujourd'hui, à son tour, été abrogé au 1er juillet 2006 (14) et remplacé par l'article L. 2331-1 du Code général de la propriété des personnes publiques (15).

Le décret-loi du 17 juin 1938 a fait l'objet, dès l'origine, d'une conception extensive, érigeant le juge administratif en véritable gardien du domaine public lorsque l'occupation à laquelle il est mis fin procède d'un contrat. Cette compétence ne fait évidemment aucun doute lorsque l'occupation du domaine public se fonde sur un titre. En une telle hypothèse, la convention ou le titre autorisant l'occupation temporaire du domaine public a, nécessairement, un caractère administratif dont il appartient au juge administratif de connaître. Mais la compétence administrative a été étendue au-delà des textes aux occupations ne reposant sur aucun titre juridique, ou procédant d'un titre unilatéral (16). Cette extension de compétence a alors abouti à une compétence concurrente des deux ordres de juridiction, mais a été confirmée à de nombreuses reprises (17).

L'occupation du domaine public peut même être seulement indirecte et entraîner, néanmoins, la compétence du juge administratif. Ainsi, le bail portant sur un immeuble édifié sur une dalle recouvrant un canal d'évacuation des eaux usées (la dalle étant accessoire au domaine public) est regardé par le juge comme relevant du domaine public (18). Cette compétence est acquise même lorsque le contrat est simplement relatif à l'occupation du domaine public, sans comporter par lui-même occupation dudit domaine (19). Il arrive, enfin, que le juge administratif retienne sa compétence en matière d'expulsion par référence, non à la domanialité publique, mais aux critères du service public ou de la puissance publique. L'on peut citer, par exemple, les logements de fonction concédés par nécessité de service en raison du caractère administratif du titre d'occupation (20).

Si la compétence du juge administratif était ainsi perçue de manière extensive, elle n'en était pas pour autant exclusive. Sans revenir encore sur les décisions rendues par les juridictions du fond, la dualité de compétence au niveau du juge de l'urgence était, à cet égard, aussi significative. Le juge judiciaire des référés avait compétence pour ordonner l'expulsion de l'occupant sans titre du domaine public, dès lors que cette mesure pouvait être décidée sans qu'il y ait lieu d'interpréter le titre administratif d'occupation ou d'en apprécier la légalité (21). Le juge administratif des référés avait, lui-même, qualité pour faire droit à la demande d'expulsion, à condition qu'une telle demande ne se heurte à aucune contestation sérieuse, que l'expulsion puisse être ordonnée sans faire préjudice au principal et que la délibération des locaux occupés présente un caractère d'urgence (22).

C'est le Tribunal des conflits qui allait mettre fin à cette situation de concurrence juridictionnelle, qui offrait finalement au requérant, en l'absence de texte, le choix de son juge pour obtenir l'expulsion. C'est en 2001 qu'il indiqua, dans un considérant de principe fixant le droit applicable, que relèvent de la compétence exclusive du juge administratif "les litiges nés de l'occupation sans titre du domaine public, que celle-ci résulte de l'absence de tout titre d'occupation ou de l'expiration, pour quelque cause que ce soit, du titre précédemment détenu" (23). C'est ce considérant de principe que rappelle la Cour de cassation dans l'arrêt rapporté, dans la mesure où cette simplification du droit n'a pas toujours été suivie d'effet au niveau du juge judiciaire, et plus spécialement, des juges du fond.

B - Un juge judiciaire qui tente de mettre fin aux réserves des juges du fond

La question de la nature partagée ou exclusive de la compétence du juge administratif reste posée aujourd'hui en la matière, l'effectivité de la simplification opérée par le Tribunal des conflits restant encore, à cet égard, en suspens. En effet, après un temps d'adaptation (24), la Cour de cassation a pris acte de l'évolution et décline, désormais, sa compétence en la matière. Lorsqu'il existe un contrat d'occupation, elle effectue une simple mise en oeuvre du décret-loi du 17 juin 1938 précité (25). Elle va même plus loin en se déclarant incompétente hors du cadre contractuel, et affirme, à propos d'une emprise située dans une forêt domaniale qui fait partie du domaine privé de l'Etat, que "tout litige relatif à l'occupation même sans titre d'une parcelle du domaine public relève des juridictions administratives" (26).

En revanche, les juridictions inférieures font preuve d'une plus grande réserve. En pratique, les personnes publiques affectataires de dépendances du domaine public ont, en ce sens, la fâcheuse habitude de saisir le juge judiciaire, et plus particulièrement le juge des référés du tribunal de grande instance. Celui-ci, en dépit des règles interprétées largement, comme il a été dit, a parfois tendance à accueillir favorablement de tels recours et considère, alors, que le litige n'est pas manifestement insusceptible de relever de sa compétence.

Par exemple, le juge judiciaire est, notamment, compétent en matière de contentieux de voirie routière, mais ce dernier a pu être amené à préciser sa compétence pour expulser les occupants sans titre du domaine public en général, sans viser la voirie routière en particulier. Cela a été le cas à propos d'une affaire concernant le maintien prolongé de la "grande roue" sur la place de la Concorde à la suite des festivités de l'an 2000, où le juge s'est contenté d'indiquer simplement, de façon lapidaire, que "le contentieux de l'occupation sans titre du domaine public ressortit au juge judiciaire", sans forcément le rattacher au régime des contraventions de voirie routière (27).

De même, dans de nombreux cas d'occupation de locaux du domaine public par des "sans-papiers", l'expulsion sans exécution forcée a presque toujours été ordonnée par le juge judiciaire des référés. L'affaire des tentes installées sur le domaine public dans un certain nombre de grandes agglomérations françaises pour loger des personnes sans domicile fixe pendant l'hiver 2006/2007, à l'initiative de l'association "Les enfants de Don Quichotte", illustre la tendance à la résistance des juges judiciaires du fond. En ce sens, le juge judiciaire s'est déclaré compétent en tant que garant des droits fondamentaux de la personne humaine, à propos d'une demande d'expulsion de personnes ayant établi sur le domaine public leur domicile, en tant que ce dernier est un attribut essentiel de la personnalité (28).

Le raisonnement aboutit à écarter la compétence administrative, dès lors que des occupants sans titre élisent domicile sur une dépendance du domaine public. La juridiction judiciaire des référés se considère, ainsi, toujours comme le juge naturel de l'expulsion, quelles que soient les propriétés illégalement occupées, cette résistance battant en brèche l'autorité de la chose jugée par le Tribunal des conflits.

L'arrêt de la première chambre civile en date du 5 mars 2008 est l'occasion pour la Cour de cassation de rappeler, de façon claire sur ce point, qu'"il n'appartient pas au juge judiciaire de connaître des litiges portant sur l'occupation du domaine public". La Cour de cassation avait déjà, en 2003 et en ce sens, interprété de façon extensive la décision du Tribunal des conflits de 2001, en affirmant la compétence exclusive de la juridiction administrative sans mention des réserves énoncées par celui-ci. Il y avait, pour elle, incompétence du juge judiciaire des référés, vu la compétence exclusive du juge administratif, pour prononcer l'expulsion du propriétaire d'un bar restaurant dont les installations étaient illégalement établies sur le domaine public communal (29).

II - La persistance d'une compétence non exclusive du juge administratif

Si le principe est que le juge administratif est seul compétent pour connaître du contentieux des litiges portant sur l'occupation du domaine public, le Tribunal des conflits a bien rappelé qu'il existe toujours certaines dérogations traditionnelles, dont il convient de faire état ici (A). De même, témoignant de la difficulté toujours présente de répartition des compétences, il arrive, dans certains cas, et malgré la simplification opérée par le Tribunal des conflits, que la domanialité publique ne suffise, à elle seule, à fonder la compétence du juge administratif (B).

A - L'existence de dérogations traditionnelles à la compétence du juge administratif

Le juge judiciaire s'est depuis longtemps considéré comme le juge "naturel" de l'expulsion. Saisi au fond ou, le plus souvent, en référé, sur le fondement de l'article 809-1 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L3104ADC), par l'administration gestionnaire ou par l'occupant régulier troublé dans l'exercice de ses droits, le juge judiciaire s'estimait compétent, dès lors qu'il n'y avait pas lieu de prendre parti sur l'interprétation ou la légalité d'un titre administratif d'occupation (30). En rappelant la compétence de principe du juge administratif, le Tribunal des conflits a fait significativement évoluer la compétence de principe du juge judiciaire, ne l'ayant pas supprimée mais considérablement réduite.

Traditionnellement, trois hypothèses tiennent en échec la compétence du juge administratif en la matière. Relève, tout d'abord, de la compétence du juge judiciaire, la voie de fait administrative en cas d'expulsion opérée dans des conditions grossièrement illégales. Cependant, celle-ci n'est que rarement reconnue, l'expulsion illégale ne constituant pas en elle-même une voie de fait et il n'appartient, dès lors, qu'au juge administratif d'ordonner la réintégration des intéressés (31). Seuls des agissements graves, comme, par exemple, l'enlèvement d'office du matériel et le changement de serrures, hors de toute urgence (32), relèvent alors de la voie de fait. Ensuite, cette même compétence concerne les litiges relatifs aux contraventions de voirie routière, en application de l'article L. 116-1 du Code de la voirie routière (N° Lexbase : L1695AEI). La compétence judiciaire est largement entendue car elle concerne les voies du domaine public routier, mais aussi leurs accessoires (trottoirs, parcs de stationnement) (33).

De même, au titre des dispositions législatives spéciales, on peut citer la loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000, relative à l'accueil et à l'habitat des gens du voyage (N° Lexbase : L0716AID) (34). Telle qu'elle était applicable avant sa modification en mars 2007, les juridictions de l'ordre judiciaire étaient seules compétentes pour connaître des demandes introduites par le maire d'une commune ayant mis à disposition des gens du voyage une ou plusieurs aires aménagées, ou ayant contribué sans y être tenue au financement de ces aires, aux fins d'ordonner l'évacuation forcée de résidences mobiles stationnées sur une propriété du domaine public de la commune, en violation d'un arrêté d'interdiction de stationnement en dehors des aires aménagées. Il faut, cependant, relever que ce régime de recours n'est plus en vigueur, la procédure étant dorénavant entre les mains des autorités administratives (35).

Enfin, et bien évidemment, la compétence du juge judiciaire est exclusive lorsque le litige élève une contestation sérieuse en matière de propriété, c'est-à-dire lorsqu'est en cause le droit de propriété lui-même ; il peut en aller ainsi lorsqu'un particulier oppose à l'administration un titre de propriété du terrain que l'administration croit relever de son domaine public. Avant de statuer sur l'occupation, si la contestation est sérieuse, il faut statuer sur le titre de propriété.

B - Une domanialité publique qui peut, en certains cas, ne pas suffire à fonder la compétence du juge administratif

Il a été avancé dans la présente espèce que le litige opposant une société sous-concessionnaire (SPPC), personne privée, à une autre personne privée (CNCA), afin de déterminer l'étendue des droits de celle-ci dérivant de sa qualité d'actionnaire de la partie adverse, mettait seulement en jeu des rapports de droit privé n'ayant qu'une incidence indirecte sur la question de l'occupant légitime du domaine public.

En vertu de l'article L. 2331-1 du Code général de la propriété des personnes publiques précité (ancien article L. 84 du Code du domaine de l'Etat), les conventions portant occupation du domaine public sont des contrats administratifs. Si l'on réserve les cas dérogatoires de voie de fait et d'emprise irrégulière, il y aurait donc là un "bloc de compétence administrative". Il faut pourtant compter avec le fait que souvent, le domaine public est le siège d'une exploitation d'un service public à caractère industriel et commercial. Dans un premier temps, le Conseil d'Etat avait négligé cette éventuelle source de complication, dans une espèce où la victime d'un dommage avait pourtant la qualité d'usager d'un service public industriel et commercial, mais où le litige avait été jugé rattachable à l'exécution d'un contrat d'occupation du domaine exploité par une chambre de commerce (36).

Plus tard, le Tribunal des conflits avait adopté une autre solution à propos d'un début d'incendie qui avait endommagé un véhicule garé dans un parc de stationnement, exploité près d'un aérodrome par une chambre de commerce. La compétence judiciaire avait été retenue puisque l'accident était imputé à une faute du préposé du garage. Il était donc jugé ici que le dommage avait été occasionné dans le cadre des prestations fournies à l'usager, prestations de nature commerciale, et ceci indépendamment de l'occupation du domaine (37).

Donc, les litiges contractuels entre personnes privées qui se développent sur le domaine public relèvent normalement du juge judiciaire. Autrement dit, la domanialité publique ne suffit pas, à elle seule, à fonder a priori la compétence du juge administratif. En ce sens, la compétence exclusive du juge administratif quant aux litiges relatifs aux contrats d'occupation du domaine public ne fait pas obstacle à celle du juge judiciaire relative aux relations entre les services publics à caractère industriel et commercial et leurs usagers.

La compétence du juge judiciaire l'emporte ainsi sur celle du juge administratif lorsqu'elle apparaît déterminante. Le Tribunal des conflits a, ainsi, pu juger que le contrat de crédit-bail portant sur des installations incorporées au domaine public n'avait pas, par lui-même, pour objet l'occupation du domaine public. Il se bornait à mettre en place une opération de financement entre deux sociétés commerciales, le crédit-bailleur et le concessionnaire crédit-preneur. Dès lors, le litige, ayant pour seul objet l'inexécution alléguée de clauses d'un contrat de droit privé conclu entre personnes privées, et n'ayant fait naître entre celles-ci, même si la collectivité publique s'est ultérieurement substituée à l'une d'elles, que des rapports de droit privé, relevait de la compétence de la juridiction judiciaire (38).

Le Tribunal des conflits a aussi pu juger qu'alors même que le requérant est lié à une personne publique par une convention d'occupation du domaine public, dans la mesure où le préjudice subi par lui l'est en tant qu'usager d'un service public industriel et commercial, en l'occurrence un abattoir, il relève du juge judiciaire (39). La seule exception, c'est lorsque le litige fait intervenir un concessionnaire de service public (40), ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Il semble, toutefois, que ce distinguo ne soit plus vraiment opérationnel, au moins du côté de la jurisprudence judiciaire, où il a été jugé que le contrat entre un concessionnaire et un sous-concessionnaire relève du juge administratif, dès lors qu'il comporte occupation du domaine public, alors même que ne serait pas en cause une concession de service public (41). De même, il a été jugé que la circonstance qu'un contrat de droit privé aurait été passé sur le domaine public est sans incidence sur la compétence juridictionnelle ; encourt donc la cassation l'arrêt qui déduit la compétence judiciaire de l'existence d'un bail d'habitation, alors qu'il existait une difficulté sérieuse sur la qualification domaniale (domaine public ou privé) du logement litigieux, que seule la juridiction administrative pouvait trancher sur question préjudicielle (42). Cela démontre, en ce sens, que c'est de bon droit que la Cour de cassation a jugé en l'espèce, même si finalement la dualité de compétences et les difficultés de répartition dans ce contentieux semblent encore persister.


(1) Par exemple : par tradition, la vente du muguet le 1er mai.
(2) Par exemple : le statut domanial de la zone des cinquante pas géométriques dans les départements d'outre-mer, où le législateur a entrepris une vaste opération de régularisation des parcelles occupées, par la loi n° 96-1241 du 30 décembre 1996, relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur de la zone dite des cinquante pas géométriques dans les départements d'outre-mer (N° Lexbase : L0282HUY ) (JO, 1er janvier 1997, p. 24).
(3) CE, 23 février 1979, n° 04467, Ministre de l'Equipement c/ Association des amis des chemins de ronde (N° Lexbase : A2200AKP), Rec. CE, p. 75, concl. Bacquet, D., 1979, jurisp., p. 405, note Lombard, RDP, 1979, p. 1157, note Waline, JCP éd G, 1990, II, n° 19329, note Davignon.
(4) CE, 27 mai 1977, n° 98122, Société anonyme Victor Delforge et Compagnie et sieur Victor Delforge (N° Lexbase : A8448B8E), Rec. CE, p. 253, JCP éd. G, 1978, II, n° 18778, note Pacteau.
(5) CE, 7 décembre 1979, n° 13001, Société "Les fils de Henri Ramel" (N° Lexbase : A0128AKX), D., 1980, jurisp., p. 303, concl. Genevois, JCP éd. G, 1981, II, n° 19500, note Pacteau.
(6) CE, 24 mai 1995, n° 139227, Commune de Sanary-sur-Mer c/ SARL "Bar Le Lyon" (N° Lexbase : A3987ANY), GP, 1995, 2, lettre jurisp., p. 569.
(7) CE, 29 mars 1957, Roger, Rec. CE, p. 223, AJDA, 1957, p. 205, concl. Grevisse.
(8) CE, 3 mars 1958, Pitié, Rec. CE, p. 142.
(9) Cass. civ. 1, 17 octobre 1958, Bull. civ. n° 308 ; CE, 10 juillet 1954, Ville de Caen, Rec. CE, p. 459.
(10) CE, 13 juillet 1961, Compagnie fermière du Casino municipal de Constantine, Rec. CE, p. 487, RDP, 1961, p. 1087, concl. Bernard.
(11) Par exemple : Cass. civ. 1, 7 octobre 1980, n° 79-13.845, Association des modélistes ferroviaires de la région parisienne (N° Lexbase : A5022CG4), Bull. civ. I, n° 247.
(12) T. confl., 24 septembre 2001, Société B. E. diffusion, BJCP, 2002, p. 61, concl. Commaret, Contrats Marchés Pub., 2001, comm. 242, note Eckert, CJEG, 2002, p. 217, note Yolka.
(13) Cass. civ. 1, 5 février 2002, n° 00-12.824, Commune de Forcalquier c/ Mme Josette Djoudi, épouse Djoudi Tchotcho, F-D (N° Lexbase : A9321AXI) ; Cass. civ. 1, 19 mars 2002, n° 00-17.233, M. Ibrahim Faye c/ Office national des forêts, F-D (N° Lexbase : A3041AYB) ; Cass. civ. 1, 11 juin 2002, n° 98-18.218, Association des constructeurs amateurs de l'Auxerrois (ACAA) c/ Aéroclub de Joigny F-D (N° Lexbase : A8867AY3).
(14) Cf. l'ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006, relative à la partie législative du Code général de la propriété des personnes publiques (N° Lexbase : L3736HI9), JO, 22 avril 2006, p. 6024.
(15) L'article L. 84 du Code du domaine de l'Etat avait fait l'objet d'une interprétation jurisprudentielle extensive, rendue nécessaire par une rédaction maladroite qui visait seulement certaines personnes publiques, certains titres d'occupation et certaines juridictions administratives. Cette triple restriction disparaît avec l'article L. 2331-1 du Code général de la propriété des personnes publiques selon lequel : "sont portés devant la juridiction administrative les litiges relatifs : 1° Aux autorisations ou contrats comportant occupation du domaine public, quelle que soit leur forme ou leur dénomination, accordés ou conclus par les personnes publiques ou leurs concessionnaires".
(16) CE, 13 juillet 1961, Compagnie fermière du Casino municipal de Constantine, précité.
(17) Par exemple : CE, 9 décembre 1988, n° 80151, SARL Le royaume de la bouillabaisse (N° Lexbase : A0522AQE), ou encore CE, 24 mai 1995, M. Choukroun et autres - SARL Galerie des tissus - SARL Galerie Les bons tissus (N° Lexbase : A4275ANN), Rec. CE, p. 781.
(18) CE, 28 janvier 1970, n° 76557, Consorts Philip-Bissinger (N° Lexbase : A8811B8T), Rec. CE, p. 58.
(19) CE, 19 février 1965, n° 56698, Brangeon (N° Lexbase : A2820B8X), Rec. CE, p. 118.
(20) CE, 2 mars 1990, n° 91687, Mme Peugnez (N° Lexbase : A5555AQS), Rec. CE, p. 59, AJDA, 1990, p. 384, chron. Honorat et Baptiste, Les petites affiches, 1990, 20 juin, p. 7, concl. De Guillenschmidt.
(21) Par exemple : Cass. civ. 1, 7 octobre 1980, n° 79-13.845, Association des modélistes ferroviaires de la région parisienne, précité.
(22) Par exemple : CE, 16 janvier 1985, n° 57106, Codorniu (N° Lexbase : A3377AMZ), RFDA, 1985, p. 516, note Rezenthel.
(23) T. confl., 24 septembre 2001, Société B. E. diffusion, précité.
(24) Cass. civ. 1, 11 décembre 2001, n° 00-15.897, M. Laurent Martrette c/ Commune de Collioure, F-D (N° Lexbase : A6323AXH).
(25) Cass. civ. 1, 11 juin 2002, n° 98-18.218, Association des constructeurs amateurs de l'Auxerrois (ACAA) c/ Aéroclub de Joigny (N° Lexbase : A8867AY3).
(26) Cass. civ. 1, 19 mars 2002, n° 00-17.233, M. Ibrahim Faye c/ Office national des forêts, précité.
(27) TGI Paris, 11 janvier 2002, Maire de Paris c/ SARL La grande roue de Paris, AJDA, 2002, p. 445, note Dufau, Les petites affiches, 6 juin 2002, p. 19, note Spitz et Cocquio.
(28) TGI Aix-en-Provence, 16 janvier 2007, n° RG 07/00050, Commune d'Aix-en-Provence c/ Monsieur Denis Clairefond e.a. (N° Lexbase : A7244DUT), JCP éd. A, 2007, n° 2188, comm. Yolka, AJDI, 2007, p. 177, note Raynaud.
(29) Cass. civ. 1, 13 novembre 2003, n° 01-01.146, M. Thierry Desprez c/ Commune de Carcans (N° Lexbase : A1215DAA), JCP éd A, 2003, n° 2129, commentaire Renard-Payen, Bull. civ. p. 185.
(30) Par exemple : Cass. civ. 1, 7 octobre 1980, n° 79-13.845, Association des modélistes ferroviaires de la région parisienne, précité, Bull. civ. I, n° 247.
(31) Beaucoup d'arrêts relèvent que l'expulsion ne porte atteinte ni à la propriété privée, ni à une liberté fondamentale, et (ou) qu'elle se rattache à un pouvoir appartenant à l'administration. Par exemple : T. confl., 18 octobre 1999, n° 03169, Mme Martinetti (N° Lexbase : A5617BQ4), Rec. CE, p. 468 ou Cass. civ. 1, 19 décembre 1995, n° 93-21.657, Ville d'Epinay-sur-Seine c/ Association Maison des jeunes et de la culture d'Orgemont (N° Lexbase : A6153ABI), Bull. civ. I, n° 483.
(32) Cass. civ. 1, 30 mars 1999, n° 97-15.603, Ville de Kientzheim c/ Société Le Château de Reichenstein (N° Lexbase : A3431AUM), Bull. civ. I, n° 117.
(33) Par exemple : T. confl., 4 juillet 1977, n° 02053, Epoux Baume et Juarez (N° Lexbase : A8092BD3), Rec. CE, p. 738.
(34) Loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000, relative à l'accueil et à l'habitat des gens du voyage (N° Lexbase : L0716AID), JO, 6 juillet 2000, p. 10689.
(35) Les règles du II de l'article 9 de la loi n° 2000-614 de 2000 ont été profondément remaniées par la loi n° 2007-297 du 5 mars 2007, relative à la prévention de la délinquance (N° Lexbase : L6035HU3) (JO, 7 mars 2007, p. 4297). Désormais, en cas de stationnement illégal et lorsque le stationnement est de nature à porter atteinte à la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publiques, le maire peut demander au préfet de mettre en demeure les occupants de quitter les lieux et, si la mise en demeure n'est pas suivie d'effets dans le délai fixé et n'a pas fait l'objet d'un recours dans les conditions fixées, le préfet peut directement procéder à l'évacuation forcée des résidences mobiles. Le président du TGI n'a donc plus à intervenir, et la procédure est entièrement entre les mains des autorités administratives.
(36) CE, 13 décembre 1972, Compagnie d'assurances maritimes, aériennes et terrestres Camat' (N° Lexbase : A9772B73), Rec. CE, p. 805, JCP éd. G, 1974, II, n° 17686, note Moderne.
(37) T. confl., 17 novembre 1975, n° 02016, Gamba (N° Lexbase : A8330BDU), Rec. CE, p. 801, AJDA, 1976, p. 82, chron. Boyon et Nauwelaers.
(38) T. confl., 21 mars 2005, n° 3436, Slibail Energie c/ Ville de Conflans-Sainte-Honorine (N° Lexbase : A1187DPN), AJDA, 2005, p. 1186, note Dreyfus, DA, 2005, n° 8-9, comm. n° 115, note Menemenis, BJCP, 2005, n° 41, p. 327, note Mauguë.
(39) T. confl., 14 février 2005, n° 3405, SA Maison de Domingo (N° Lexbase : A1181DPG), JCP éd. A, 2005, p. 709, comm. Moreau, RJEP, 2005, p. 254, note Lenica.
(40) CE, 11 décembre 2000, n° 207488, M. et Mme Leniau (N° Lexbase : A1584AII), AJDA, 2001, p. 193, note Raunet et Rousset.
(41) Cass. civ. 1, 6 mars 2001, n° 98-23.120, Société White Sas c/ Mme Vinceneux, ès qualités de liquidateur de M Marty (N° Lexbase : A4597ARP), Bull. civ. I, n° 61.
(42) Cass. civ. 1, 13 décembre 2005, n° 04-14.033, Crédit municipal de Paris c/ Mme Simone Locatelli, FS-P+B (N° Lexbase : A0345DMQ), AJDI, 2006, p. 457, obs. Zalewski, BJCL, 2006, p. 192, avis Sainte-rose et note Janicot, Contrats MP, 2006, mars, p. 23, note Eckert, JCP éd. A, 2006, n° 1312, note Renard-Payen.

newsid:316743