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N7532BEP
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le 07 Octobre 2010
Un conflit opposait deux ex-époux à propos de la liquidation de la communauté. Les juges du fond ont reconnu que l'époux était redevable à l'indivision post-communautaire de la somme de 10 839,13 euros au titre de la valeur d'un matériel agricole commun. Toutefois dans cette affaire, les parties avaient conclu de concert que la valeur de ce matériel s'élevait à 35 734,04 euros. La question se posait donc de savoir si le juge pouvait procéder à une réévaluation des biens objet du litige alors qu'il n'existait aucun différend sur ce point.
En filigrane, cet arrêt posait la question de la nature juridique de l'évaluation d'un bien. Si l'évaluation est considérée comme une opération de qualification juridique, elle relève assurément du pouvoir du juge au regard de l'article 12 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2043ADZ). A l'inverse, s'il s'agit d'une question de fait, on doit lui appliquer les articles 4 (N° Lexbase : L2631ADS) et 5 (N° Lexbase : L2632ADT) du même code qui interdisent au juge de modifier l'objet du litige tel qu'il a été déterminé par les parties.
La Cour de cassation opine sans hésitation en faveur de la seconde interprétation en affirmant "qu'en se déterminant ainsi, alors que les parties avaient toutes deux conclu à une valeur de 234 400 francs hors taxes [soit 35 734,04 euros] pour l'ensemble du matériel agricole, la cour d'appel a méconnu les termes du litige et violé les textes susvisés".
En d'autres termes, les parties peuvent lier le juge par une évaluation commune qui résulte de conclusions concordantes. La solution s'impose. Lorsque les parties tombent d'accord sur la valeur d'un bien, cette question sort du champ du litige dont le juge est saisi. La décision de justice qui remettrait en cause l'accord des parties sur une question de fait devrait être censurée dans la mesure où le juge aurait alors modifié les termes du litige. En effet, une chose est de savoir si l'époux doit à l'indivision post-communautaire la valeur du matériel agricole, une autre est de connaitre la valeur exacte de ce matériel. Si les deux questions peuvent se poser matériellement à la suite d'un divorce, une seule a été soumise au juge et ce dernier, en statuant sur les deux, a tout simplement commis un excès de pouvoir.
II - Droits de la défense et procès équitable confrontés à la dichotomie assistance/représentation
L'article 25 de la loi du 10 juillet 1991, sur l'aide juridictionnelle (loi n° 91-647 N° Lexbase : L0378A9U), prévoit que "le bénéficiaire de l'aide juridictionnelle a droit à l'assistance d'un avocat et à celle de tous officiers publics ou ministériels dont la procédure requiert le concours".
Cette formule du "droit à l'assistance" présente une certaine ambigüité dans la mesure où le Code de procédure civile distingue traditionnellement les missions d'assistance et de représentation (1). L'assistance correspond à la mission de conseil et de présentation de la défense en justice. La représentation correspond au mandat dont dispose l'avocat, l'avoué ou tout autre représentant pour effectuer les actes de la procédure au nom de la partie concernée. En ne visant que le "droit à l'assistance", l'article 25 de la loi du 10 juillet 1991 ne précise pas le contenu de ce droit.
La question s'est posée à propos d'une partie à une instance en divorce qui avait obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle et qui avait sollicité le renvoi de l'affaire dans l'attente de la désignation d'un avocat. Toutefois, la cour d'appel avait statué au fond sans attendre la désignation de l'avocat. On pouvait alors se demander si la procédure d'aide juridictionnelle s'était achevée avec la désignation de l'avoué permettant à l'époux d'être représenté lors de l'instance en divorce, ou si, à l'inverse, le "droit à l'assistance" de la loi du 10 juillet 1991 emportait, aussi, un droit à la désignation d'un avocat chargé de conseiller l'époux et de plaider en sa faveur devant la cour d'appel.
La Cour de cassation répond à la question en affirmant "qu'en cause d'appel, la présence d'un avoué assurant la représentation du bénéficiaire de l'aide juridictionnelle dans l'accomplissement des actes de la procédure n'est pas exclusive de l'assistance d'un avocat". La formule n'est pas de la plus grande clarté, mais elle est éclairée par le chapeau de l'arrêt. En effet, pour la Haute juridiction "le bénéficiaire de l'aide juridictionnelle a droit à l'assistance d'un avocat et à celles de tous officiers publics ou ministériels dont la procédure requiert le concours ; [...] cette assistance doit constituer un droit concret et effectif". L'expression "droit concret et effectif" renvoie sans hésitation à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme, qui répète à loisir que "la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs". Cette référence à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme est confirmée par le visa de l'arrêt qui comporte non seulement l'article 25 de la loi du 10 juillet 1991, mais aussi l'article 6 § 1 de la Convention européenne (N° Lexbase : L7558AIR).
On déduit de l'arrêt étudié que le droit d'accéder au juge (inhérent à l'article 6 § 1 de la CESDH (2)) emporte tout à la fois droit à la représentation en justice et droit à l'assistance par un défenseur. Une solution assez proche avait déjà été retenue dans un arrêt de principe (3) qui avait permis à l'Assemblée plénière de la Cour de cassation d'affirmer que le principe des droits de la défense "exige que soit assuré l'accès de chacun, avec l'assistance d'un défenseur, au juge chargé de statuer sur sa prétention". La solution est évidemment conforme à la jurisprudence de la CEDH qui considère que toute partie en justice doit pouvoir bénéficier d'une assistance effective (4).
Concrètement, le "droit à l'assistance" d'un auxiliaire de justice aménagé par la loi du 10 juillet 1991 emporte non seulement le droit à la représentation, mais encore le droit à l'assistance au sens des articles 411 et 412 du Code de procédure civile. En conséquence, dans une instance en appel, la cour est tenue de renvoyer l'affaire lorsqu'une partie bénéficiant de l'aide juridictionnelle est simplement représentée par un avoué et qu'elle demande aussi à être défendue par un avocat.
En soi, cette solution n'est pas une nouveauté. La troisième chambre civile de la Cour de cassation l'avait déjà adoptée dans un arrêt du 7 mai 2003 (5), mais au simple visa de l'article 25 de la loi du 10 juillet 1991. L'arrêt du 20 février 2008 présente ainsi l'intérêt de rattacher la solution à l'article 6 § 1 de la CESDH, soulignant tout à la fois le rapprochement des droits de la défense du droit au juge, mais permettant aussi à la Cour de cassation de s'approprier les méthodes européennes d'interprétation des principes fondamentaux de la procédure à travers la notion de "droits concrets et effectifs".
III - Principe du délai raisonnable et exercice des voies de recours
La durée raisonnable ou excessive d'une procédure est toujours délicate à apprécier, notamment lorsque l'allongement des délais peut être imputé, tant à la justice qu'aux parties. Pour autant, en application de l'article 6 § 1 de la CESDH, il est admis qu'un justiciable exerce une action contre l'Etat sur le fondement de l'article L. 141-1 du Code de l'organisation judiciaire (anciennement l'article L. 781-1 du même code N° Lexbase : L7823HN3) du fait du fonctionnement défectueux du service de la justice. Cette action est alors engagée pour faute lourde ou déni de justice. Si l'application de ces dispositions est fréquente de la part des juridictions du fond (6), la consultation des bases de données indique que la Cour de cassation n'est pas encline à reconnaitre la responsabilité de l'Etat qui découle, pourtant, du droit d'être jugé dans un délai raisonnable prévu expressément par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme.
Pour cette raison, l'arrêt rendu le 20 février 2008 par la première chambre civile de la Cour de cassation est riche en enseignement. Dans cette espèce, un assuré social avait agi devant les juridictions compétentes pour voir reconnaitre la faute inexcusable de son employeur à la suite d'un accident du travail dont il avait été victime. La procédure avait traversé de multiples étapes, en appel, puis en cassation, puis devant une cour de renvoi, de telle sorte que le justiciable avait dû attendre quatorze années pour obtenir gain de cause.
Ce dernier intenta alors une action en responsabilité contre l'Etat devant la juridiction civile, reprochant aux juridictions une durée excessive de la procédure. L'affaire n'était pas simple, car la longueur de la procédure était, notamment, due aux multiples renvois qui avaient dû être ordonnés et aux voies de recours qui avaient été exercées par le justiciable. Ainsi, celui qui réclamait une indemnisation pour durée excessive avait, précisément, contribué à accroitre cette durée. Par ailleurs, la cour d'appel lui reprochait de n'avoir pas mis en oeuvre tous les moyens pour accélérer la procédure, notamment en sollicitant le juge pour qu'il fixe rapidement une date d'audience. Ainsi, les juges du fond avaient-ils estimé que la lenteur de la justice dans cette affaire n'était pas significative "d'une carence patente des juridictions saisies constituée par une inactivité ou une désorganisation". La cour d'appel adoptait, ici, une conception restrictive de la faute lourde en matière de durée procédurale, en considérant implicitement que seule l'inactivité ou la désorganisation d'une juridiction était susceptible de constituer une telle faute.
Cette analyse a été censurée par la Cour de cassation qui affirme "qu'un délai de 14 ans pour obtenir une décision définitive dans un litige relatif à un accident du travail dénué de complexité caractérisait une série de faits traduisant l'inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi". Elle ajoute "qu'il ne pouvait être reproché à M. X d'avoir exercé les voies de recours dont il disposait".
L'arrêt donne ainsi deux précisions importantes s'agissant des critères d'appréciation du délai raisonnable. Le premier consiste à comparer la durée de la procédure et la complexité de l'affaire. Il est raisonnable de penser qu'une affaire complexe juridiquement ou factuellement nécessite plus de temps pour être jugée qu'une affaire simple. En l'espèce, le litige était "dénué de toute complexité". Les quatorze années de procédure devaient donc être imputées principalement à une carence de l'institution judiciaire. Le second critère tient au rôle imputable au justiciable dans le retard pris pour trancher le litige. Ainsi, le requérant qui multiplie les voies de recours ne peut ensuite reprocher à l'institution judiciaire d'avoir usé d'un délai adéquat pour statuer sur chacune de ces voies de recours (7). Encore faut-il que l'exercice des voies de recours ait un caractère dilatoire (8). Dans l'espèce étudiée, l'exercice des recours n'était en rien dilatoire, puisque la première cour d'appel avait débouté le justiciable de sa demande et que ce dernier avait dû s'adresser à la Cour de cassation, puis à la cour de renvoi, pour obtenir finalement gain de cause. La Haute juridiction a ainsi pu juger que l'exercice des voies de recours n'était pas imputable au justiciable.
En définitive, cet arrêt présente un caractère innovant, dans le sens où il reconnait pour la première fois un manquement au délai raisonnable devant la Cour de cassation. Pour autant, et bien que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme ne soit pas citée, l'arrêt reproduit fidèlement le raisonnement initié par la CEDH pour apprécier le caractère raisonnable de la durée d'une procédure.
IV - Principe de loyauté et recherche de la preuve par un huissier
On sait que, dans le domaine du droit du travail, le principe de loyauté dans la recherche de la preuve s'impose avec force aux employeurs lorsque ceux-ci mettent en place un système de surveillance de l'activité de leurs salariés à l'insu de ces derniers (9). La Cour de cassation vient encore d'affirmer que "si l'employeur a le pouvoir de contrôler et de surveiller l'activité de son personnel pendant le temps de travail, il ne peut mettre en oeuvre un dispositif de surveillance clandestin et à ce titre déloyal" (10). En d'autres termes, l'employeur ne peut rechercher la preuve d'une faute commise par un employé par une procédure de surveillance, qu'à la condition que cette procédure soit connue de l'employé. Toute preuve dérogeant au principe de loyauté serait considérée comme illicite au sens de l'article 9 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L3201ADW) et, à ce titre, écartée des débats.
Il s'agit alors de savoir si l'employeur peut avoir recours à un huissier pour faire admettre en justice une preuve qui serait illicite si elle était recueillie sans l'aide de l'officier ministériel. Cette question se pose avec plus d'acuité encore, depuis que la Chambre sociale, dans un arrêt du 23 mai 2007, a autorisé la recherche de données privées contenues dans l'ordinateur mis à disposition d'une salariée lorsque cette recherche, effectuée par un huissier, constituait une mesure autorisée par le juge en vertu de l'article 145 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2260AD3) (11).
Dans l'espèce étudiée, un employeur, qui avait des doutes sur l'honnêteté de l'une de ses caissières, avait sollicité un huissier pour que celui-ci mette en oeuvre un stratagème qui consistait à organiser un montage en faisant effectuer, par des tiers des achats en espèces puis en procédant, après la fermeture du magasin et hors la présence de la salariée, à un contrôle des caisses et du registre des ventes.
La cour d'appel avait écarté le constat d'huissier des débats et jugé le licenciement de la caissière abusif. Dans son pourvoi, l'employeur reprochait aux juges du fond d'avoir ainsi statué alors que le constat dressé par un huissier qui s'est borné à effectuer des constatations purement matérielles dans un lieu ouvert au public constituait un mode de preuve licite.
La Cour de cassation ne suit pas ce raisonnement. Bien au contraire, elle affirme d'abord sous la forme d'un principe que "si un constat d'huissier ne constitue pas un procédé clandestin de surveillance nécessitant l'information préalable du salarié, en revanche il est interdit à cet officier ministériel d'avoir recours à un stratagème pour recueillir une preuve". Elle constate, ensuite, "que l'huissier ne s'était pas borné à faire des constatations matérielles, mais avait eu recours à un stratagème pour confondre la salariée". La Cour en déduit enfin que "le constat établi dans ces conditions ne pouvait être retenu comme preuve".
La solution semble s'imposer avec force. D'une part, le procédé utilisé par l'huissier constituait, sans discussion possible, un stratagème visant à provoquer la faute de la vendeuse. En procédure pénale, ce type de preuve recueillie par une autorité publique est qualifié de "provocation à l'infraction" et doit être annulé (12). D'autre part, le recours à un huissier ne présente pas les mêmes garanties qu'une recherche de la preuve in futurum autorisée par un juge sur le fondement de l'article 145 du Code de procédure civile. L'huissier n'apprécie par l'opportunité de la preuve et ne contrôle pas le procédé de recherche de la preuve.
Les employeurs doivent donc retenir que s'ils souhaitent contrôler l'activité de leurs salariés pour démontrer l'existence d'une éventuelle faute, ils doivent, soit les avertir de la mise en place de mesures de surveillance, soit demander au juge l'autorisation de faire rechercher une preuve par un huissier et au moyen d'un procéder loyal (simple constatation). En aucun cas, l'aide d'un huissier dans la mise en place d'un stratagème ne permet à l'employeur d'échapper au principe de loyauté dans la recherche des preuves.
Etienne Vergès,
Professeur agrégé des facultés de droit, Professeur à l'Université de Grenoble II
(1) C. proc. civ., art. 411 (N° Lexbase : L2644ADB) et 412 (N° Lexbase : L2645ADC).
(2) CEDH, 21 février 1975, Req. 4451/70, Golder c/ Royaume-Uni (N° Lexbase : A1951D7E).
(3) Ass. plén., 30 juin 1995, n° 94-20.302, M. X. c/ Conseil de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation (N° Lexbase : A5729CKE), D., 1995, juris., p. 513.
(4) CEDH, 13 février 2003, Req. 36378/97, Bertuzzi c/ France (N° Lexbase : A0422A7R).
(5) Cass. civ. 3, 7 mai 2003, n° 01-16.936, M. Christian Losfeld c/ SNC Cofimab, FS-P+B (N° Lexbase : A0205B7Q).
(6) Par exemple, CA Paris, 20 janvier 1999, D., 1999, IR, p. 125 pour une procédure d'appel ayant duré plus de trente mois.
(7) Par ex., CEDH, 8 décembre 1983, Req. 7984/77, Pretto c/ Italie (N° Lexbase : A9068D7Y).
(8) La CEDH parle, ainsi, de prolongation "fautive" de la procédure.
(9) Par ex., Cass. soc. 20 novembre 1991, n° 88-43.120, Mme Neocel c/ M. Spaeter (N° Lexbase : A9301AAQ), D., 1992, p. 73, selon lequel est illicite l'enregistrement par l'employeur d'images ou de paroles à l'insu des salariés durant leur temps de travail.
(10) Cass. soc., 18 mars 2008, n° 06-45.093, M. Gérard Bonnici, FS-P+B (N° Lexbase : A4784D7C) et les obs. de Ch. Radé, La prohibition des stratagèmes et la loyauté de la preuve dans l'instance prud'homale, Lexbase Hebdo n° 299 du 3 avril 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N6280BEC) ; D., 2008, IR, p. 993, dans une espèce jugée le même jour que l'arrêt commenté.
(11) Cass. soc., 23 mai 2007, n° 05-17.818, Société Datacep, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3963DWP).
(12) Même si la Chambre criminelle refuse d'annuler des preuves recueillies ainsi par une partie privée.
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