La lettre juridique n°607 du 2 avril 2015 : Procédure administrative

[Jurisprudence] La possibilité, pour le juge administratif, de verser une partie de l'astreinte prononcée au budget de l'Etat est conforme à la Constitution

Réf. : Cons. const., décision n° 2014-455 QPC du 6 mars 2015 (N° Lexbase : A7734NCG)

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N6660BU9

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Lorraine et Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Procédure administrative"

le 02 Avril 2015

Dans une décision rendue le 19 décembre 2014, le Conseil constitutionnel a énoncé que la possibilité de verser une partie de l'astreinte prononcée par le juge administratif au budget de l'Etat est conforme à la Constitution. Pendant longtemps, le juge administratif s'est refusé à adresser une injonction à l'administration, a fortiori assortie d'une astreinte en se fondant sur le principe de séparation des pouvoirs et son corollaire, le refus d'ingérence dans le fonctionnement des services publics : le juge administratif ne peut être administrateur (1). Puis, dans un arrêt d'Assemblée, le Conseil d'Etat, saisi d'un recours contre un décret instituant de nouvelles règles de procédure destinées à constituer partie du Nouveau Code de procédure civile, a jugé que la faculté reconnue aux juges de prononcer une astreinte, en vue de l'exécution de leurs décisions ou des mesures d'instruction qui en sont le préalable, a le caractère d'un principe général du droit et qu'il n'appartient qu'au législateur de déterminer, d'étendre ou de restreindre les limites de cette faculté (2). Toutefois, cette faculté ne s'appliquait qu'au juge judiciaire. C'est le législateur qui a doté le juge administratif d'un instrument procédural de coercition avec la loi du 16 juillet 1980 (3). Si cette loi a permis au Conseil d'Etat de contraindre l'administration à exécuter une décision de la juridiction administrative grâce à plusieurs procédures, le système mis en place a, assez vite, montré ses limites en raison de la position très réservée du Conseil d'Etat à manier l'astreinte et à la liquider et, surtout, du fait que les statistiques relatives au cas d'inexécution de décisions rendues par le juge administratif n'ont cessé de croître franchissant chaque année un palier supplémentaire. Un groupe de travail a alors été mis en place au Conseil d'Etat pour réfléchir à son amélioration dont les travaux ont permis toute une série de propositions que le législateur a reprises en partie à son compte avec la loi du 8 février 1995 (4). S'agissant de la question spécifique de l'astreinte, la loi a doté le juge administratif de droit commun d'un véritable pouvoir d'astreinte à l'égal de celui que la décision "Barre et Honnet" avait reconnu comme principe général du droit au juge judiciaire. Pour autant, certaines difficultés subsistent tenant, notamment, à la persistance de certaines spécificités entre l'astreinte administrative et l'astreinte judiciaire dont celle qui concerne l'article L. 911-8 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L8525DGT) ouvrant la faculté au juge administratif de décider qu'une fraction de l'astreinte liquidée ne sera pas versée au requérant, mais affectée au budget de l'Etat.

Il ressort des faits de l'espèce que, par jugement du tribunal administratif de Poitiers du 10 mars 2011, le requérant a obtenu du juge administratif l'annulation du refus de lui communiquer des documents administratifs le concernant. Ce même tribunal a prononcé, par un autre jugement en date du 28 novembre 2013, deux astreintes à l'encontre de l'Etat : la première d'un montant de 100 euros par jour de retard à défaut de communication des documents, la seconde de 15 euros par jour de retard à défaut de versement des intérêts sur la somme mise à sa charge sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3227AL4). Se heurtant encore et toujours à un refus de l'administration, le requérant a saisi une troisième fois le tribunal de demandes tendant à ce que soit conféré un caractère définitif à la double astreinte prononcée en 2013 et à ce que soit prononcé une nouvelle astreinte. Par un jugement du 12 juin 2014, le tribunal procède à la liquidation d'office des astreintes prononcées en 2013, ce qui représentait une somme totale de 16 600 euros, mais le tribunal a estimé que, compte tenu des circonstances de l'espèce, il ne convenait d'allouer au requérant que 10 % seulement de cette somme, soit 1 660 euros. Le requérant a, au final, formé un pourvoi contre ce jugement en soulevant, à l'appui de son pourvoi, une QPC portant sur la conformité des dispositions de l'article L. 911-8 aux principes constitutionnels. L'article étant "contraire à la Constitution [...] en ce qu'il permet à l'Etat débiteur de l'astreinte définitivement liquidée de ne pas en verser le montant au créancier". Dans sa décision du 19 décembre 2014 (5), le Conseil d'Etat a renvoyé la question au Conseil constitutionnel en relevant que le moyen tiré soulevait une question qui présentait un caractère sérieux. La possibilité pour le juge, en l'occurrence, de réduire le montant de l'astreinte due au requérant et d'affecter la part non versée à l'intéressé au budget général de l'Etat, sans prévoir une autre possibilité d'affectation lorsque l'astreinte est prononcée à l'encontre de l'Etat, serait ainsi susceptible de méconnaître le droit à l'exécution des décisions juridictionnelles, composante du droit au recours effectif protégé par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen (N° Lexbase : L1363A9D).

Le Conseil constitutionnel a affirmé que les dispositions en cause étaient conformes à la Constitution en indiquant, tout d'abord, "qu'il résulte de la jurisprudence constante du Conseil d'Etat que le second alinéa de l'article L. 911-8 ne s'applique pas lorsque l'Etat est débiteur de l'astreinte décidée par une juridiction". Il a ensuite rappelé que "lorsque la juridiction décide de prononcer, à titre provisoire ou définitif, une astreinte à l'égard de l'Etat, les articles L. 911-3 (N° Lexbase : L3331ALX) et suivants du Code de justice administrative lui permettent de fixer librement le taux de celle-ci afin qu'il soit de nature à assurer l'exécution de la décision juridictionnelle inexécutée". Par ailleurs, "la faculté ouverte à la juridiction, par les dispositions contestées, de réduire le montant de l'astreinte effectivement mise à la charge de l'Etat s'exerce postérieurement à la liquidation de l'astreinte et relève du seul pouvoir d'appréciation du juge aux mêmes fins d'assurer l'exécution de la décision juridictionnelle". Dès lors, "le respect des exigences découlant de l'article 16 de la Déclaration de 1789 est garanti par le pouvoir d'appréciation ainsi reconnu au juge depuis le prononcé de l'astreinte jusqu'à son versement postérieur à la liquidation".

Par cette décision, le Conseil constitutionnel met en avant le droit constitutionnel d'obtenir l'exécution des décisions juridictionnelles. Celui-ci n'existe pas directement, mais il apparaît comme une composante du droit au recours effectif qui, lui, a directement valeur constitutionnelle (I). Après ce rappel, la disposition litigieuse est jugée néanmoins conforme à la Constitution dans la mesure où le juge dispose d'un large pouvoir d'appréciation depuis le prononcé de l'astreinte jusqu'à son versement postérieur à la liquidation (II).

I - Un droit constitutionnel d'obtenir l'exécution des décisions juridictionnelles

L'examen de constitutionnalité des dispositions de l'article L. 911-8 du Code de justice administrative passe par l'examen de l'unique grief soulevé tenant à ce que la possibilité pour le juge de réduire le montant de l'astreinte due au requérant et d'affecter la part non versée à l'intéressé au budget général de l'Etat, sans prévoir une autre possibilité d'affectation lorsque l'astreinte est prononcée à l'encontre de l'Etat, serait susceptible de méconnaître le droit à l'exécution des décisions juridictionnelles. Celui-ci n'est pas directement consacré, mais il peut apparaître comme une composante du droit au recours effectif ce que va reconnaître le Conseil constitutionnel en l'espèce (A). En agissant de la sorte, il adopte une solution analogue à celle retenue par la Cour européenne des droits de l'Homme (B).

A - Une composante de la garantie constitutionnelle liée au droit à un recours juridictionnel effectif

Le Conseil constitutionnel, dans la décision rapportée, ne consacre pas directement un principe constitutionnel d'exécution des décisions de justice, mais il le met en avant comme étant une composante du droit au recours effectif ou droit au juge qui, lui, a valeur constitutionnelle. A la différence d'autres pays européens qui consacrent directement un droit à un juge dans leur Constitution (Allemagne, Espagne et Grèce, par exemple), il n'existe pas en France un principe directement affirmé par la Constitution du droit à un juge. Bien que le droit d'agir en justice caractérise une société démocratique, dans la mesure où l'Etat, en le reconnaissant, accepte que les citoyens puissent contrôler son action en recourant à un juge, aucun texte de droit positif interne ne l'énonce expressément en France.

Dans un premier temps, les juges administratif et judiciaire suprêmes ont qualifié le droit au recours de "principe général du droit" (6). Se refusant d'intégrer au bloc de constitutionnalité les conventions internationales et notamment la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, le Conseil constitutionnel, quant à lui, n'a pu faire état de ces conventions pour affirmer un droit au juge. C'est à partir d'autres sources qu'il a progressivement dégagé le droit fondamental au juge, droit de valeur constitutionnelle.

Plusieurs décisions balisent cette reconnaissance. Les Sages ont d'abord estimé que le droit au recours appartenait au domaine législatif (7), puis ont reconnu valeur constitutionnelle au droit à un recours administratif par une décision du 13 août 1993, afin de permettre à l'intéressé "d'exercer effectivement les droits de la défense qui constituent pour toute personne [...] un droit fondamental à caractère constitutionnel" (8). Par une décision du 21 janvier 1994 (9), ils ont admis le droit à un juge en rattachant ce droit à l'article 16 de la DDHC, article qui assure "la garantie des droits" (10), tout en considérant qu'il puisse faire l'objet d'atteintes pourvu qu'elles ne soient pas substantielles (considérant no 4).

Le droit à un recours juridictionnel effectif a ensuite expressément été consacré dans plusieurs décisions depuis 1996 (11) et s'applique en matière pénale, civile ou administrative. Une décision est spécialement à relever en ce qu'elle a jugé que ce droit découlait de l'article 16 de la DDHC, et concerne la procédure d'opposition à tiers détenteur ouverte à certains organismes de sécurité sociale (CSS, art. L. 652-3 N° Lexbase : L1295I74). Si le Conseil constitutionnel admet que le législateur puisse "conférer un effet exécutoire à certains titres délivrés par des personnes morales de droit privé chargées d'une mission de service public et permettre ainsi la mise en oeuvre de mesures d'exécution forcée", il "doit garantir au débiteur le droit à un recours effectif en ce qui concerne tant le bien-fondé desdits titres et l'obligation de payer que le déroulement de la procédure d'exécution forcée". De plus, il a été jugé qu'il ne devait pas "être porté d'atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction" (12).

Dans la décision commentée, le conseil juge expressément que la disposition de l'article 16 de la DDHC garantit "le droit des personnes à exercer un recours juridictionnel effectif qui comprend celui d'obtenir l'exécution des décisions juridictionnelles" (considérant n° 3). En agissant de la sorte, il adopte une solution analogue à celle du juge européen.

B - Une solution analogue à celle adoptée par la Cour européenne des droits de l'Homme

L'influence du juge européen et de la CESDH sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel n'est pas contestable. Déjà soulignée avant l'institution de la QPC, cette influence a été singulièrement renforcée par cette dernière (13). La jurisprudence de la Cour est à l'évidence un paramètre du contrôle de constitutionnalité a posteriori. Il est aisé de constater que, dans bon nombre de décisions QPC, le Conseil constitutionnel a pris en compte implicitement la jurisprudence de la Cour, comme en témoignent tant les commentaires "officiels" de ses décisions que les dossiers documentaires. La décision n° 2013-366 QPC du 14 février 2014 (14) est, à cet égard, emblématique dans la mesure où le Conseil a, en matière de validation législative, aligné sa motivation sur celle de la Cour pour donner une pleine cohérence aux contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité.

Le Conseil constitutionnel fait de même en l'espèce en calant sa jurisprudence sur celle du juge européen. L'inexécution des décisions de justice crée une situation incompatible avec le principe de la prééminence du droit qui est au fondement même de la Convention. Étendant sensiblement les garanties du procès équitable, l'arrêt "Hornsby contre Grèce" du 19 mars 1997 (15) énonce que le droit à un procès équitable suppose le droit à l'exécution des décisions de justice : "l'exécution d'un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du procès au sens de l'article 6" (§ 40). La Cour juge qu'"en s'abstenant pendant plus de cinq ans de prendre les mesures nécessaires pour se conformer à une décision judiciaire définitive et exécutoire, les autorités nationales ont, en l'occurrence, privé les dispositions de l'article 6, paragraphe 1, de la convention de tout effet utile" (§ 45) (16). Par la suite, la Cour consacrera expressément le "droit à l'exécution des jugements" comme partie intégrante du "droit à un tribunal" (17).

Le rapprochement entre la jurisprudence constitutionnelle et la jurisprudence européenne peut encore être évoqué, de façon plus globale concernant le droit à un recours effectif à travers la question des visites domiciliaires. Dans sa décision n° 2014-387 QPC du 4 avril 2014 (18), le Conseil constitutionnel analyse la conformité à la Constitution du régime des visites domiciliaires, perquisitions et saisies dans les lieux de travail sous le seul angle du droit à un recours juridictionnel effectif garanti par l'article 16 de la DDHC et déclare contraire à la Constitution l'article L. 8271-13 du Code du travail (N° Lexbase : L3452IMS), dès lors qu'aucune voie de droit ne permet à la personne intéressée, en l'absence de poursuites contre elle, de contester l'autorisation judiciaire d'effectuer une visite domiciliaire dans les lieux de travail et la régularité des opérations de visite, de perquisition ou de saisie (considérant n° 7). Le Conseil s'inspire manifestement de l'arrêt "Ravon contre France" du 21 février 2008 (19). La Cour européenne juge, en effet, que le pourvoi en cassation ouvert aux personnes ayant subi une visite domiciliaire en matière fiscale ne répond pas aux exigences de l'article 6 de la Convention (N° Lexbase : L7558AIR), en ce qu'il ne permet pas d'obtenir un contrôle juridictionnel effectif, en fait comme en droit, de la régularité de la décision prescrivant la visite, ainsi que des mesures prises sur son fondement.

Après avoir ainsi mis en avant, conformément à la jurisprudence européenne, que l'obtention de l'exécution des décisions juridictionnelles était bien un droit bénéficiant d'une garantie constitutionnelle, le Conseil s'est livré à l'examen des dispositions de l'article L. 911-8 du Code de justice administrative pour voir si ces dernières portaient atteintes à ce droit.

II - Un droit dont l'atteinte n'est pas caractérisée par le versement d'une partie de l'astreinte au budget de l'Etat

Pour le juge constitutionnel, il n'y a pas d'atteinte au droit à l'obtention des décisions juridictionnelles quand une partie de l'astreinte est versée au budget de l'Etat à partir du moment où, à travers les dispositions contestées, le juge dispose d'une grande liberté d'appréciation. Au final, cela permet de ne pas priver le droit d'exécution des décisions juridictionnelles de garanties légales (A). Pour autant, le Conseil d'Etat a pu, récemment, posé en principe que c'est le requérant, victime de l'inexécution, qui doit recevoir les astreintes et a ainsi invalidé l'application de l'article L. 911-8 dans le cadre de l'affectation d'astreintes prononcées à l'occasion de contraventions de grande voirie (A).

A - Une liberté d'appréciation du juge qui donne au droit d'exécution des décisions juridictionnelles des garanties légales

Le juge use rarement de la possibilité qui lui est conférée par l'article L. 911-8 d'affecter le montant en tout ou partie de l'astreinte à une autre personne que le requérant, alors qu'il peut être essentiel justement pour ces requérants potentiels de connaître les hypothèses dans lesquelles s'applique cette disposition dérogatoire et comment s'effectue le niveau de partage. La jurisprudence était jusqu'alors peu abondante et quelque peu confuse. On trouvait seulement des arrêts appliquant l'article L. 911-8 alors que l'Etat était requérant, ce qui présentait donc moins d'intérêt (20), des arrêts précisant que le juge ne pouvait pas affecter l'astreinte à l'intérieur du budget de l'Etat, notamment au fond de compensation pour la TVA (21), ou encore des arrêts utilisant la possibilité de partage à parts égales comme un principe de droit commun, y compris lorsque le contrevenant est une personne privée (22).

De manière générale cependant, le juge peut attribuer à l'Etat une part non négligeable de l'astreinte définitivement liquidée, celle-ci pouvant parfois aller jusqu'à 90 % de son montant, voire son intégralité (23). Mais il ne s'agit là que d'une faculté que le juge met en oeuvre librement, en fonction des circonstances de l'espèce. Dans l'arrêt "Commune du Castellet" (24), 9/10e du montant de l'astreinte a été affectée au budget de l'Etat compte tenu "des circonstances de l'espèce" tenant à ce que la commune refusait de communiquer un certain nombre de documents administratifs dont elle contestait le bien-fondé de l'obligation de communication. Mais, nonobstant le peu de justifications fournies par la commune pour expliquer les raisons de son retard, elle a réduit le taux de l'astreinte compte tenu de la "charge manifestement excessive pour le budget de la commune".

Tantôt le requérant perdra le bénéfice d'une partie de l'astreinte (25), tantôt il en recueillera la totalité, "compte tenu des circonstances de l'espèce" (26). Lorsqu'une astreinte est prononcée à l'encontre de l'Etat, la juridiction ne fait pas usage de cette faculté et attribue l'intégralité de la somme au requérant. Comme le relève le Conseil constitutionnel, le second alinéa de l'article L. 911-8 ne s'applique donc pas lorsque l'Etat est débiteur de l'astreinte décidée. En pratique, dans ce cas là et lorsque l'astreinte est définitive, le juge administratif bénéficie du pouvoir de moduler l'astreinte compte tenu des circonstances de l'espèce. Il y a lieu, néanmoins, de regretter que les juridictions administratives n'explicitent presque jamais "les circonstances de l'espèce" auxquelles elles se réfèrent pour justifier ce partage, donnant ainsi l'impression d'un certain arbitraire.

Ce pouvoir de modulation de l'astreinte s'explique par des considérations tant d'équité que d'intérêt général qui visent à éviter l'enrichissement sans cause dans le contentieux administratif. En effet, pour avoir une chance d'atteindre leur objectif, les astreintes prononcées à l'encontre des personnes publiques doivent être d'un montant significatif. Si la collectivité publique tarde à exécuter la décision de justice prononcée à son encontre, la liquidation de l'astreinte peut la conduire à devoir verser des sommes conséquentes. Or, rien ne justifie que ces sommes soient intégralement versées au requérant. Si l'exécution tardive de la décision lui cause un préjudice, rien ne l'empêche par ailleurs d'intenter une action en responsabilité sur ce motif. Comme peut le noter le juge constitutionnel dans la décision d'espèce, "au surplus, la responsabilité de l'Etat peut, le cas échéant, être mise en cause en réparation du préjudice qui résulterait de l'exécution tardive d'une décision de justice" (27).

B - Un Conseil d'Etat qui a pourtant posé, en principe, que c'est le requérant, victime de l'inexécution, qui doit recevoir les astreintes

Dans un arrêt en date du 5 février 2014 "Voies navigables de France contre Société Cardinal Shipping" (28), le Conseil d'Etat vient confirmer très clairement que c'est, en principe, le requérant, victime de l'inexécution, qui doit recevoir les astreintes. En agissant de la sorte, il applique le droit commun des astreintes qui ne prévoit, en guise d'affectation, que la possibilité d'affecter les astreintes au requérant : la solution est constante en procédure judiciaire, quand bien même elle n'est consacrée par aucun texte, et quand bien même l'astreinte ne constitue en aucun cas une forme de dommages-intérêts.

En conséquence, le juge n'utilise l'article L. 911-8 que comme une exception très limitée et considère qu'il est inapplicable en l'espèce. En effet, cet article ne s'applique qu'aux astreintes régies par le Code de justice administrative, c'est-à-dire à celles que le juge administratif peut prononcer contre les personnes publiques et les personnes privées chargées d'une mission de service public, astreintes qu'il ne pourrait prononcer en l'absence de dispositions textuelles. C'est à une interprétation stricte du champ d'application de la loi que se livre, logiquement, la juridiction suprême dans la mesure où l'article L. 911-8 lui-même ne mentionne nullement que son application est réservée aux astreintes prononcées contre ces personnes. Néanmoins, d'autres articles du même titre le font nettement (29) et, pour le juge, l'ensemble des articles du titre constitue un tout indissociable.

En l'espèce, le tribunal administratif avait liquidé l'astreinte à hauteur de 32 250 euros (ce qui représentait tout de même 215 jours de retard) et avait décidé de partager à moitié cette somme entre Voies navigables de France et l'Etat. L'établissement public avait fait appel, puis s'était pourvu en cassation pour obtenir le versement de la totalité de l'astreinte. Le Conseil d'Etat lui a donné gain de cause, dans la mesure où le contrevenant, la société X, "n'est ni une personne morale de droit public, ni un organisme privé chargé de la gestion d'un service public". Partant, l'astreinte ne pouvait être affectée, même pour partie, au budget de l'Etat. En matière de contraventions de grande voirie, sauf à ce que l'auteur de celle-ci soit une personne publique ou une personne privée gestionnaire de service public, c'est en vertu de ses pouvoirs généraux et non des dispositions du Code de justice administrative que le juge administratif peut prononcer des astreintes. Ainsi, lorsque le juge administratif condamne une personne privée "ordinaire", non chargée d'une mission de service public, à une astreinte, celle-ci ne peut être versée qu'au requérant (30).

Il y a au final deux types d'astreintes dans le contentieux administratif, celles qui concernent les personnes publiques ou les personnes privées gestionnaires de service public et celles qui, comme en matière de contraventions de grande voirie, concernent les personnes privées et qui ne peuvent être régies par les dispositions de l'article L. 911-8 CJA. Le versement d'une partie ou de la totalité de l'astreinte au budget de l'Etat est donc conforme aux principes constitutionnels, mais l'application de cette possibilité n'est pas uniforme dans le contentieux administratif et dépend de la qualité de la personne débitrice de l'astreinte. Comme peut le noter Gweltaz Eveillard, "si, en définitive, la solution retenue par le Conseil d'État relève de la plus élémentaire logique juridique, il n'en reste pas moins qu'elle peut apparaître difficilement compréhensible pour le justiciable" (31). L'auteur ajoutant que, "non seulement les règles d'affectation de l'astreinte ne sont pas uniformes, mais elles ne le sont pas non plus au sein de l'ordre juridictionnel administratif -y compris au sein des juridictions administratives- ni même au sein d'un contentieux particulier attribué à cet ordre juridictionnel" (32).


(1) CE, 27 janvier 1933, Le Loir, Rec. CE, p. 136, DP, 1934, 3, p. 68, concl. Detton.
(2) CE, Ass., 10 mai 1974, n° 85132 et n° 85149 (N° Lexbase : A9187MHQ), Rec. CE, p. 276, AJDA, 1974, p. 525, chron. M. Franc et M. Boyon.
(3) Loi n° 80-539 du 16 juillet 1980, relative aux astreintes prononcées en matière administrative et à l'exécution des jugements par les personnes morales de droit public (N° Lexbase : L3531HD7), JO, 17 juillet 1980, p. 1799.
(4) Loi n° 95-125 du 8 février 1995, relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative (N° Lexbase : L1139ATD), JO, 9 février 1995, p. 2175.
(5) CE 1° et 6° s-s-r., 19 décembre 2014, n° 382504, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A2621M8L).
(6) Cass., Plén., 1er juillet 1994, n° 94-82.593, publié au bulletin (N° Lexbase : A6806CES), D., 1994, p. 445, concl. Jéol ; CE, Ass., 30 octobre 1998, n° 200286 et n° 200287 (N° Lexbase : A8519ASC), Rec. CE, p. 368. La Cour de cassation a aussi admis que "le principe du respect des droits de la défense [...] constitue pour toute personne un droit fondamental à caractère constitutionnel" dont "l'exercice effectif exige que soit assuré l'accès de chacun, avec l'assistance d'un défenseur, au juge" (Ass. Plén., 30 juin 1995, n° 94-20.302, publié au bulletin (N° Lexbase : A5729CKE), JCP éd. G, 1995, II, n° 22478, concl. M. Jéol, note Perdriau, D. 1995, p. 513, note R. Drago. Le Conseil d'Etat semble pourtant distinguer ces deux aspects. Il a pu affirmer dans un avis qu'il n'existait aucune "méconnaissance d'une garantie essentielle des droits de la défense, ni une atteinte au droit d'exercer un recours effectif devant une juridiction" (CE, Avis, 29 décembre 1999, n° 210147 N° Lexbase : A3372AX8, Rec. CE, p. 426.
(7) Cons. const., décision n° 80-119 DC du 22 juillet 1980 (N° Lexbase : A8015ACT), Rec. CC, p. 46, JO, 24 juillet 1980, p. 1868.
(8) Cons. const., décision n° 93-325 DC du 13 août 1993 (N° Lexbase : A8285ACT), Rec.CC, p. 224, JO, 18 août 1993, p. 11722.
(9) Cons. const., décision n° 93-335 DC du 21 janvier 1994 (N° Lexbase : A8301ACG), Rec. CC, p. 40, JO, 26 janvier 1994, p. 1382, considérant n° 4.
(10) "Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée [...] n'a pas de constitution".
(11) Cons. const., décision n° 96-373 DC du 9 avril 1996 (N° Lexbase : A8338ACS), Rec. CC, p. 43, JO, 13 avril 1996, p. 5724. Puis, par exemple, pour les décisions plus récentes tenant à des QPC et notamment citées dans le cadre du commentaire "officiel" de la décision rapportée sur le site du Conseil constitutionnel : Cons. const., décision n° 2010-71 QPC du 26 novembre 2010 (N° Lexbase : A3871GLX), Rec. CC, p. 343, JO, 27 novembre 2010, p. 21119, considérant n° 33 ; Cons. const., décision n° 2011-198 QPC du 25 novembre 2011 (N° Lexbase : A9850HZT), Rec. CC, p. 553, JO, 26 novembre 2011, p. 20015, considérant n° 3.
(12) Cons. const., décision n° 99-416 DC du 23 juillet 1999 (N° Lexbase : A8782ACA), Rec. CC, p. 100, JO, 28 juillet 1999, p. 11250, considérant n° 38.
(13) M. Guillaume, Question prioritaire de constitutionnalité et Convention européenne des droits de l'Homme, in Mélanges Jean-Paul Costa, Dalloz, 2009, p. 304.
(14) Cons. const., décision n° 2013-366 QPC du 14 février 2014 (N° Lexbase : A2428MEN), JO, 16 février 2014, p. 2724.
(15) CEDH, 19 mars 1997, Req. 107/1995/613/701 (N° Lexbase : A8438AWG), Rec. CEDH, I, p. 510. L'arrêt est cité dans le dossier documentaire sur le site du Conseil constitutionnel.
(16) En l'espèce, l'administration s'est abstenue d'exécuter des arrêts du Conseil d'Etat annulant la décision refusant aux requérants l'autorisation d'ouvrir une école pour l'enseignement de l'anglais.
(17) CEDH, 11 janvier 2001, Req. 21463/93 (N° Lexbase : A7270AW8), à propos du refus de l'autorité administrative d'apporter le concours de la force publique pour exécuter une ordonnance d'expulsion.
(18) Cons. const., décision n° 2014-387 QPC du 4 avril 2014 (N° Lexbase : A4069MIK), JO, 5 avril 2014, p. 6480.
(19) CEDH, 21 février 2008, Req. 18497/03 (N° Lexbase : A9979D4D). L'arrêt est cité dans le dossier documentaire sur le site du Conseil constitutionnel.
(20) CAA Marseille, 22 décembre 2003, n° 02MA00299.
(21) CAA Paris, 4 avril 2003, n° 00PA01252 (N° Lexbase : A7344B9U).
(22) CE, 9 décembre 2010, n° 330996, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A7179GMT) ; CAA Lyon, 11 octobre 2012, n° 11LY02134 (N° Lexbase : A2857IWQ).
(23) Par ex., CE 10 février 1997, n° 160756, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8450ADC) ; CE, 10 avril 2009, n° 299549, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A4937EGX).
(24) CE, 6 octobre 2010, n° 307683, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3495GB3).
(25) CE, 30 mars 2001, n° 185107, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A2373AT3) ; CAA Nancy, 2 août 2007, n° 04NC01137 (N° Lexbase : A7234DX9).
(26) CE, 28 février 2001, n° 205476 et n° 209474, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9078ARN), p. 1148.
(27) CE, Ass., 27 novembre 1964, Ministre des affaires économiques et des finances c/ Mme Veuve Renard, Rec. CE, p. 520 ; CE, 10 avril 2009, n° 299549, inédit au recueil Lebon, préc..
(28) CE 3° et 8° s-s-r., 5 février 2014, n° 364561, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9270MDP). Lire nos obs., Lexbase Hebdo n° 325 du 27 mars 2014 - édition publique (N° Lexbase : N1157BUE).
(29) Les articles L. 911-1 (N° Lexbase : L3329ALU) et L. 911-2 (N° Lexbase : L3330ALW) du Code de justice administrative, relatifs aux injonctions, ainsi que l'article L. 911-5 du même code (N° Lexbase : L3333ALZ), relatif aux astreintes prononcées par le juge de l'exécution saisi a posteriori.
(30) Par qui il faut comprendre, dans le cadre des contraventions de grande voirie, non le requérant au sens strict puisque l'Etat dispose du monopole des poursuites devant le juge administratif (CJA, art. L. 774-2 N° Lexbase : L8695IRH), mais la personne publique propriétaire ou gestionnaire de la dépendance domaniale à laquelle il a été portée atteinte, c'est-à-dire victime de la contravention.
(31) G. Eveillard, Le juge administratif et les astreintes prononcées contre les personnes privées, DA, 2014, n° 5, mai, comm. n° 30.
(32) Ibid.

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