Réf. : Cass. soc., 4 juin 2014, n° 13-60.238, FS-P+B (N° Lexbase : A2834MQZ)
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par Sébastien Tournaux, Professeur à Université des Antilles et de la Guyane
le 19 Juin 2014
Résumé
L'employeur, informé par la fédération syndicale de sa volonté de présenter une liste en lieu et place de syndicats lui étant affiliés, pouvait, sans saisir un tribunal, tirer les conséquences de cette décision et ne pas retenir les candidatures déposées par les syndicats. |
Commentaire
I - La neutralité de principe de l'employeur dans le processus électoral
Elections professionnelles : rôle de l'employeur. Les élections professionnelles, qui ont lieu en principe tous les quatre ans dans l'entreprise ou l'établissement, font intervenir différents acteurs qui entourent les candidats à l'élection.
L'employeur, ou son représentant dans l'établissement, a un rôle important à jouer. Il va négocier avec l'ensemble des organisations syndicales (1) le protocole d'accord préélectoral qui décidera de l'éventuel découpage de l'entreprise en établissements distincts, qui composera les collèges électoraux et qui encadrera les modalités de déroulement du scrutin. En application de cet accord, l'employeur devra permettre le déroulement matériel du scrutin en mettant à la disposition des organisations syndicales des locaux, du matériel de vote, etc..
L'intervention de l'employeur dans le processus électoral doit cependant s'arrêter là.
L'obligation de neutralité de l'employeur. S'il doit se plier aux stipulations de l'accord préélectoral, l'employeur ne peut pas prendre d'autres mesures que celles prévues par le texte. Il ne peut, en principe, s'immiscer dans les opérations électorales, en participant, par exemple, au dépouillement de l'élection (2), quand bien même, d'ailleurs, un protocole d'accord électoral par définition irrégulier, lui en donnerait le droit (3).
D'une manière générale, la Chambre sociale de la Cour de cassation considère que l'employeur est tenu d'une obligation de neutralité à l'endroit du scrutin, obligation qu'elle qualifie d'ailleurs de "principe essentiel du droit électoral" (4). Cette obligation de neutralité demeure cependant un peu ambiguë, puisqu'il a parfois été jugé que l'absence d'intervention de l'employeur pouvait constituer un manquement à ce devoir (5).
A côté de l'employeur, les syndicats de l'entreprise jouent eux aussi un rôle essentiel dans l'élection.
Elections professionnelles : rôle des syndicats. Comme l'employeur, le premier rôle des syndicats, représentatifs ou non, consiste d'abord à négocier le protocole d'accord préélectoral. Leur mission est loin de s'arrêter là, puisque les organisations syndicales disposent, au premier tour des élections, d'un monopole de présentation de listes de candidats, par application des articles L. 2314-24 (N° Lexbase : L3759IBT) et L. 2324-22 (N° Lexbase : L3759IBT) du Code du travail.
Tous les syndicats régulièrement constitués, ayant au moins deux ans d'ancienneté et respectant les valeurs républicaines peuvent présenter des listes au premier tour des élections. Tous ? Une restriction est apportée, depuis très longtemps d'ailleurs, par la Chambre sociale de la Cour de cassation, puisque les syndicats affiliés à une même confédération nationale, qu'elle soit représentative ou non, ne peuvent présenter qu'une seule liste de candidats (6).
En cas de conflit entre deux syndicats relevant de la même affiliation qui présenteraient des listes concurrentes, ce sont les dispositions statutaires des syndicats qui doivent être prises en considération (7). Que décider cependant à défaut de telles dispositions statutaires ? L'employeur peut-il s'immiscer dans la décision consistant à refuser que deux listes relevant d'une même confédération ou d'une même fédération puissent être présentées ?
L'affaire. Un protocole d'accord préélectoral avait été négocié au sein d'un établissement de Pôle emploi. Plusieurs syndicats départementaux Force ouvrière avaient déposé une liste commune de candidature en vue des futurs scrutins. Quelques jours plus tard, une autre liste avait était déposée par la fédération employés et cadres de Force ouvrière, fédération à laquelle les syndicats départementaux étaient affiliés. Avisé par la fédération de son souhait de déposer une liste, en lieu et place de celle présentée par les syndicats départementaux, l'employeur avait refusé de prendre en compte la première liste déposée. Les syndicats départementaux éconduits avaient saisi le juge d'instance afin d'obtenir que leur liste soit prise en compte.
Le tribunal d'instance de Marseille avait décidé d'annuler l'élection. Il relevait, en effet, que l'employeur avait refusé d'afficher et de diffuser la liste présentée par les syndicats départementaux alors que l'employeur "ne peut se départir d'une attitude de neutralité au cours du processus électoral et ne doit tenir compte d'aucune instruction émanant des parties et ne peut en aucun cas se faire juge de la validité des candidatures présentées".
Cette décision est cassée par la Chambre sociale de la Cour de cassation par un arrêt rendu le 4 juin 2014, au visa des articles L. 2314-24 (N° Lexbase : L3759IBT) et L. 2324-22 (N° Lexbase : L3759IBT) du Code du travail. L'employeur, informé par la fédération syndicale de sa volonté de présenter une liste en lieu et place de syndicats lui étant affiliés, "pouvait, sans saisir un tribunal, tirer les conséquences de cette décision et ne pas retenir les candidatures déposées par les syndicats".
II - Les limites de la neutralité de l'employeur dans le processus électoral
Premier apport : la prévalence de la fédération. Si la décision sous examen confirme que deux syndicats relevant de la même affiliation ne peuvent présenter de listes concurrentes aux élections des représentants du personnel dans l'entreprise, elle a également le mérite d'offrir un nouveau critère de choix entre les listes concurrentes.
En effet, en jugeant que l'employeur pouvait tenir compte de la décision de la fédération et ne pas retenir la liste déposée par les syndicats départementaux, la Chambre sociale ne procède à aucune recherche d'interprétation des statuts des syndicats mais fait seulement application d'un critère hiérarchique. La fédération à laquelle les syndicats départementaux sont affiliés dispose d'une sorte d'autorité sur ces syndicats et sa décision de déposer une liste, en lieu et place des syndicats départementaux, s'impose à l'employeur.
Si l'on peut regretter que les statuts des différents syndicats n'aient pas été analysés, il faut remarquer, d'abord, que ce moyen n'avait pas été soulevé devant la Chambre sociale, et ensuite, que le respect de cette règle hiérarchique permettra à l'avenir de trancher d'éventuels conflits, faute précisément que les statuts ne prévoient de règle de conflit (8).
Les incertitudes liées au critère hiérarchique. Le critère hiérarchique pourrait, cependant, s'avérer parfois insuffisant. Une extrapolation de l'affaire présentée permet d'en donner exemple.
Dans cette affaire, les syndicats départementaux des Bouches-du-Rhône, du Var et du Vaucluse s'étaient initialement groupés pour former une liste Force ouvrière commune, ensuite écartée par la fédération. Comment le conflit aurait-il pu être réglé si ces syndicats départementaux avaient chacun déposé une liste respective de candidats ? La hiérarchie entre syndicats départementaux est difficilement concevable.
Là encore, ce sont d'abord les dispositions statutaires qui devraient être analysées. Mais dans leur silence, on ne voit guère d'autre solution que d'appliquer un critère chronologique, le conflit étant réglé au prix de la course !
Second apport : les limites de la neutralité de l'employeur. C'est le second enseignement de cette décision : en cas de conflit entre deux listes syndicales relevant de la même affiliation, l'employeur peut parfois prendre une décision d'exclusion de l'une des listes, sans saisir le juge d'instance.
L'obligation de neutralité qui interdit à l'employeur de s'immiscer dans le scrutin est donc limitée, l'employeur peut parfois intervenir pour écarter une liste. Cette exception reste, cependant, très strictement encadrée, et il ne faut pas l'étendre au-delà de ce que décide la Chambre sociale dans cette affaire. Si l'employeur était dispensé de saisir le juge, ce n'est que parce que la fédération lui avait fait part de sa décision de présenter une liste à la place de la liste écartée.
Quoiqu'il en soit, cette décision créée, après l'apparition du concept de neutralité "active", une nouvelle brèche dans l'obligation de neutralité. Celle-ci ne demeure acceptable qu'en ce qu'elle ne semble permettre à l'employeur que d'exécuter les consignes de la fédération syndicale ayant elle-même une autorité sur les syndicats contestataires.
(1) Du moins toutes celles qui remplissent les conditions posées par les articles L. 2314-3 (N° Lexbase : L6589IZ3) et L. 2314-4 (N° Lexbase : L2585H9M) du Code du travail.
(2) A propos de l'élection des membres du CHSCT, v. Cass. soc., 16 octobre 2013, n° 12-60.293, FS-D (N° Lexbase : A0988KNW).
(3) Cass. soc., 16 octobre 2013, n° 12-21.448, FS-P+B (N° Lexbase : A1045KNZ).
(4) Cass. soc., 10 mai 2012, n° 11-14.178, F-D (N° Lexbase : A1295ILK).
(5) Employeur qui "laisse diffuser" la veille de l'élection des tracts anonymes mettant gravement en cause les élus et appelant les salariés de l'entreprise à l'abstention, v. Cass. soc., 7 novembre 2012, n° 11-60.184, F-D (N° Lexbase : A6707IWC) ; RDT, 2013, p. 119, obs. F. Signoretto.
(6) Avant la loi n° 2008-789 du 20 août 2008, portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail (N° Lexbase : L7392IAZ), v. Cass. soc., 17 septembre 2003, n° 02-60.425, F-D (N° Lexbase : A5595C94). Cette jurisprudence fut maintenue après la loi du 20 août 2008 malgré la disparition de l'automaticité de la représentativité des syndicats affiliés à un syndicat représentatif à un échelon supérieur, v. Cass. soc., 22 septembre 2010, n° 10-60.135, FS-P+B+R (N° Lexbase : A2465GAK) ; JCP éd. S, 2010, 1479, note R. Chiss et C. Souchon ; Dr. Ouvrier, 2010, 655, note F. Petit.
(7) Cass. soc., 6 avril 2005, n° 04-60.244, F-P (N° Lexbase : A7636DHB) et les obs. de G. Auzero, Les titulaires des droits syndicaux dans l'entreprise : qui, du syndicat ou de l'union à laquelle il appartient, doit l'emporter ?, Lexbase Hebdo n° 164 du 21 avril 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N3252AIB).
(8) Comme le relevait G. Auzero, l'hypothèse du silence statutaire devrait toutefois être extrêmement rare, v. Les titulaires des droits syndicaux dans l'entreprise : qui, du syndicat ou de l'union à laquelle il appartient, doit l'emporter ?, préc..
Décision
Cass. soc., 4 juin 2014, n° 13-60.238, FS-P+B (N° Lexbase : A2834MQZ). Cassation partielle (TI Marseille, 13 juin 2013). Textes visés : C. trav., art. L. 2314-24 (N° Lexbase : L3759IBT) et L. 2324-22 (N° Lexbase : L3759IBT). Mots-clés : élections professionnelles, pluralité de listes syndicales, obligation de neutralité de l'employeur. Lien base : (N° Lexbase : E1606ETN). |
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