Réf. : Cass. civ. 1, 4 juin 2014, n° 13-14.363, F-P+B (N° Lexbase : A2935MQR)
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N2722BUD
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par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI), Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Droit de la responsabilité"
le 19 Juin 2014
Cette décision est cassée, sous le visa de l'article 1147 du Code civil (N° Lexbase : L1248ABT), au motif "qu'en statuant ainsi, alors que l'arrêt rendu par la Cour de cassation en 1999, conforme à une jurisprudence constante selon laquelle une décision de cour d'appel, lorsqu'elle n'est susceptible d'aucun recours suspensif d'exécution, a force de chose jugée dès son prononcé conformément à l'article 500 du Code de procédure civile, ne constituait ni un revirement ni même l'expression d'une évolution imprévisible de la jurisprudence, ce dont il résultait que Mme Z... et M. Y... [les conseils de la SCI] n'étaient pas fondés à s'en prévaloir pour s'exonérer de leur responsabilité, la cour d'appel a violé le texte susvisé".
Personne ne contestait évidemment, dans cette affaire, que l'avocat, tenu d'une obligation particulière d'information et de conseil, et investi d'un devoir de compétence, est tenu d'accomplir toutes les diligences utiles à la défense des intérêts de son client au regard du droit positif existant à l'époque de son intervention. On ne reviendra pas ici, pour y avoir déjà insisté à plusieurs reprises, sur l'importance du devoir d'information et de conseil qui pèse sur l'avocat, dont la violation constitue évidemment une faute susceptible d'engager sa responsabilité civile, peu important d'ailleurs, à cet égard, que l'avocat, investi d'une mission d'assistance et de représentation, le soit en vertu d'un mandat ad litem, c'est-à-dire d'un mandat général l'obligeant, dans le cadre de l'activité judiciaire, à accomplir tous les actes et formalités nécessaires à la régularité de forme et de fond de la procédure, ou bien d'un mandat ad negotia, c'est-à-dire d'un mandat qui peut n'avoir aucun lien avec une procédure judiciaire. Il lui appartient ainsi de donner des avis qui reposent sur des éléments de droit et de fait vérifiés, en assortissant ses conseils de réserves s'il estime ne pas être en possession d'éléments suffisants d'appréciation une fois effectuées les recherches nécessaires, de prendre toutes dispositions utiles pour assurer la validité et l'efficacité de l'acte (2), d'apporter la diligence à se renseigner sur les éléments de droit et de fait qui commandent les actes qu'il prépare ou les avis qu'il doit fournir, d'informer ses clients sur la portée de l'acte et sur la conduite à tenir, notamment quant à l'existence et l'opportunité des voies de recours (3). Plus généralement, et selon la jurisprudence, de façon distincte, l'avocat est tenu, ce que ne manquait au demeurant pas de relever au cas présent la SCI dans son pourvoi, d'une obligation de compétence impliquant une parfaite connaissance du droit positif (4).
La seule question qui se posait en l'espèce, la SCI ayant fait valoir qu'elle n'avait pu exercer son droit de repentir faute d'avoir été informée en temps utile du prononcé de l'arrêt statuant sur l'indemnité d'éviction et l'indemnité d'occupation des lieux, consistait à savoir si la fixation du point de départ du délai d'exercice du droit de repentir au jour du prononcé de l'arrêt d'appel était une solution déjà admise en jurisprudence à la date de l'intervention de l'avocat ou bien au contraire si cette solution n'avait été admise que postérieurement -étant entendu que c'est bien au jour du fait générateur de responsabilité qu'il convient de se placer pour décider si le moyen était opérant car c'est en fonction du droit en vigueur à ce moment là que l'on peut apprécier la faute de l'avocat (5)-.
Dans le premier cas, évidemment, l'avocat aurait commis une faute déduite d'un manquement à ses devoirs d'information, de conseil et de compétence en n'attirant pas en temps utile l'attention de son client sur les conditions d'exercice de son droit de repentir, alors que, à suivre la jurisprudence ayant eu à connaitre de ce genre de situation, aucune faute n'aurait sans doute pu lui être imputée dans le second. On sait bien en effet que, s'il est certes de l'essence de toute création prétorienne que la solution retenue par le juge, fût-elle novatrice, s'applique aux faits à propos desquels il a été saisi, par hypothèse, antérieurs à sa décision, il est pour autant a peu près acquis en jurisprudence que "les éventuels manquements de l'avocat à ses obligations professionnelles ne s'apprécient qu'au regard du droit positif existant à l'époque de son intervention, sans que l'on puisse lui imputer à faute de n'avoir pas prévu une évolution postérieure du droit consécutive à un revirement de jurisprudence" (6).
La solution est, en pareil cas de figure, parfaitement justifiée : appliquer rétroactivement un revirement de jurisprudence conduirait à nier le pouvoir créateur de la jurisprudence. Au contraire, c'est parce qu'une règle nouvelle, issue du revirement, vient régir des faits passés qu'elle ne peut de façon systématique s'appliquer à des situations juridiques antérieures. L'impératif de sécurité juridique commande que soient sauvegardées la prévisibilité des situations et les espérances légitimes des justiciables. L'Assemblée plénière de la Cour de cassation, statuant sur l'obligation de réitérer tous les trois mois des actes interruptifs de prescription pour l'action fondée sur une atteinte à la présomption d'innocence, a ainsi fait obstacle à l'application immédiate de cette règle de prescription dans l'instance en cours. Selon elle, l'application de la solution issue du revirement de jurisprudence aurait abouti "à priver la victime d'un procès équitable au sens de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'Homme, en lui interdisant l'accès au juge" (7). Bien que certains arrêts aient paru faire du droit à l'accès au juge le critère de la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence (8), on peut penser que la Cour de cassation n'entend pas limiter pareille modulation à cette seule hypothèse, à savoir celle dans laquelle serait en cause le droit au procès équitable et à l'accès au juge. Le communiqué accompagnant la décision de l'Assemblée plénière avait, d'ailleurs, pris le parti de replacer la solution dans un contexte plus général, en soulignant qu'"imposer aux justiciables l'application d'une règle qu'ils ignoraient et dont ils ne pouvaient anticiper la survenue au moment où ils ont agi est de nature à porter atteinte au principe de sécurité juridique et à contredire illégitimement leurs prévisions" (9). L'interprétation qui consisterait à considérer que le droit d'accès au juge est la seule exception admise au principe de la rétroactivité de la jurisprudence serait exagérément réductrice "car seule l'appréciation au cas par cas permet d'évaluer la gravité des conséquences d'un revirement à même d'imposer sa modulation. Hors le cas privilégié du droit d'accès au juge, l'atteinte aux prévisions légitimes des parties est ainsi fréquemment invoquée" (10). C'est au demeurant ce que suggèrent les arrêts qui ont eu à apprécier la responsabilité civile professionnelle de l'avocat ou du notaire (11).
Mais à supposer qu'on tienne la solution acquise s'agissant de l'avocat, et que donc on considère que ses éventuels manquements à ses obligations professionnelles ne doivent s'apprécier qu'au regard du droit positif existant à l'époque de son intervention, pour en déduire qu'on ne peut "lui imputer à faute de n'avoir pas prévu une évolution postérieure du droit consécutive à un revirement de jurisprudence", encore faut-il être bien en présence d'un revirement de jurisprudence. La Cour de cassation avait déjà eu l'occasion d'y insister, exigeant un "revirement" ou, à tout le moins, une "évolution imprévisible du droit positif" : inversement, l'avocat est tenu, dans l'action qu'il engage pour le compte de son client, de "faire valoir une évolution jurisprudentielle acquise dont la transposition ou l'extension à la cause dont il a la charge a des chances sérieuses de la faire prospérer" (12). En réalité, ce ne sont pas seulement les évolutions acquises du droit positif qui doivent être prises en considération mais encore leur portée probable et peut-être aussi les évolutions raisonnablement prévisibles (13). Pour le notaire, la Cour de cassation l'avait déjà admis lorsqu'elles font naître une incertitude juridique. Ainsi a-t-elle jugé que "l'existence d'une incertitude juridique ne dispense pas le notaire de son devoir de conseil" (14).
Dans notre arrêt, en tout cas, la réponse de la Cour de cassation à la question qui lui était posée est catégorique : la solution litigieuse relative au point de départ du délai d'exercice du droit de repentir était acquise au moment de l'intervention de l'avocat. Il reste que, dans certaines hypothèses, l'identification d'un "revirement" est difficile, d'autant que "l'élaboration d'un revirement est souvent accompagnée d'une 'période d'incertitude', qui s'ouvre lorsqu'un arrêt marque une évolution de l'interprétation et dure tant que sa portée reste indéterminée" (15).
(1) P. Deumier, RTDCiv., 2009, p. 493.
(2) Cass. civ. 1, 5 février 1991, n° 89-13.528 (N° Lexbase : A4419AH7), Bull. civ. I, n° 46.
(3) Cass. civ. 1, 21 mai 1996, n° 94-12.974 (N° Lexbase : A1188CYN).
(4) Cass. civ. 1, 14 mai 2009, n° 08-15.899, FS-P+B (N° Lexbase : A9822EGU), Bull. civ. I, n° 92, RTDCiv., 2009, p. 493, obs. Deumier, ibid. p. 725, obs. Jourdain, jugeant que, tenu d'accomplir, dans le respect des règles déontologiques, toutes les diligences utiles à la défense des intérêts de son client et investi d'un devoir de compétence, l'avocat, sans que puisse lui être imputé la faute de n'avoir pas anticipé une évolution imprévisible du droit positif, se doit de faire valoir une évolution jurisprudentielle acquise dont la transposition ou l'extension à la cause dont il a la charge a des chances sérieuses de la faire prospérer - Cass. civ. 1, 10 avril 2013, n° 12-18.193, F-P+B+I (N° Lexbase : A9962KBL).
(5) Cass. civ. 1, 14 mai 2009, préc., et sur ce point les obs. de P. Jourdain, préc..
(6) Cass. civ. 1, 15 décembre 2011, n° 10-24.550, F-P+B+I (N° Lexbase : A2907H88), Bull. civ. I, n° 214 et, dans le même sens, à propos d'un notaire, Cass. civ. 1, 25 novembre 1997, n° 95-22.240 (N° Lexbase : A0801ACN), Bull. civ. I, n° 328.
(7) Ass. plén., 21 décembre 2006, n° 00-20.493, P+B+R+I (N° Lexbase : A0788DTD), Bull. ass. plén., n° 15.
(8) Cass. civ. 1, 11 juin 2009, n° 08-16.914 (N° Lexbase : A0517EIY) Bull. civ. I, n° 124, et Cass. com., 26 octobre 2010, n° 09-68.928, F-P+B (N° Lexbase : A0378GDD), Bull. civ. IV, n° 159.
(9) Comp. CE Ass., 16 juillet 2007, n° 291545, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4715DXW), RTDCiv., 2007. 534, AJDA, 2007. 1577, chron. F. Lenica et J. Boucher, RFDA, 2007. 696, concl. D. Casas ; et V. le dossier spécial RFDA, 2007, n° 5.
(10) P. Deumier, RTDCiv., 2009, p. 417, et les références citées.
(11) Voir toutefois, auparavant, s'agissant d'un médecin, Cass. civ. 1, 9 octobre 2001, n° 00-14.564 (N° Lexbase : A2051AWU), Bull. civ. I, n° 249, D., 2001, p. 340, rapp. P. Sargos, et note D. Thouvenin.
(12) Cass. civ. 1, 14 mai 2009, n° 08-15.899, FS-P+B (N° Lexbase : A9822EGU), Bull. civ. I, n° 92.
(13) Voir P. Jourdain, RTDCiv., 2009, p. 725.
(14) Cass. civ. 1, 9 décembre 1997, n° 95-21.407 (N° Lexbase : A0784ACZ), Bull. civ. I, n° 362 ; Cass. civ. 1, 18 février 2003, n° 00-16.447, FS-P (N° Lexbase : A1826A7R), Bull. civ. I, n° 50.
(15) P. Deumier, RTDCiv., 2009, p. 493.
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