La lettre juridique n°575 du 19 juin 2014 : Éditorial

Vie privée des célébrités : une "espérance légitime" sur le fil du rasoir

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Vie privée des célébrités : une "espérance légitime" sur le fil du rasoir. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/17506555-vie-privee-des-celebrites-une-esperance-legitime-sur-le-fil-du-rasoir
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 19 Juin 2014


Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d'atteintes à son honneur ou à sa réputation, édicte l'article 12 de la Déclaration des droits de l'Homme. Et, chacun a droit au respect de sa vie privée. Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l'intimité de la vie privée. Ces mesures peuvent, s'il y a urgence, être ordonnées en référé. Le principe de protection de la vie privée est clairement posé à l'article 9 du Code civil ; l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme lui faisant écho.

Chacun ? Pas tout à fait bien entendu ! Chaque règle souffre son exception et celle des articles 12, 9 et 10 précités est de taille : les célébrités. La vie privée de ces dernières est confrontée, plus que toute autre, à un principe démocratique de prime importance : la liberté d'expression. Et, c'est cette liberté fondamentale qui explique la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'Homme, le 12 juin 2014, pour avoir sanctionné, dans un arrêt définitif du 27 février 2007, un organe de presse ayant révélé l'existence d'un fils naturel du Prince monégasque régnant.

L'arrêt est des plus pédagogiques : la détermination de l'équilibre entre "l'espérance légitime" des célébrités à la protection de leur vie privée, "espérance" consacrée dans un arrêt de la CEDH du 24 juin 2004, et le droit à l'information, sur lit de liberté d'expression nécessaire dans une société démocratique pour le débat public, y est savamment concoctée.

Pour mettre en balance le droit à la liberté d'expression et celui au respect de la vie privée, la Cour met en perspective les critères classiques suivants : la contribution à un débat d'intérêt général, la notoriété de la personne visée et l'objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le mode d'obtention des informations et leur véracité, le contenu, la forme et les répercussions de la publication et les circonstances de la prise des photos ainsi que la gravité des sanctions imposées.

S'agissant en particulier de la contribution à un débat d'intérêt général, la Cour relève qu'il convient de distinguer entre le message central de l'article et les détails qui y étaient contenus. L'article et les photos publiés traitaient de la descendance d'un Prince régnant, en révélant l'existence de son fils naturel, jusqu'alors inconnu du public. Même si, en l'état actuel de la Constitution monégasque, cet enfant ne peut prétendre succéder à son père, son existence même est de nature à intéresser le public et notamment les citoyens de Monaco. En outre, l'attitude du Prince pouvait être révélatrice de sa personnalité et de sa capacité à exercer ses fonctions de manière adéquate. En l'espèce, les impératifs de protection de la vie privée du Prince et le débat sur l'avenir de la monarchie héréditaire étaient donc en concurrence. Or, il s'agit d'une question d'importance politique. Il y avait donc un intérêt légitime du public à connaître l'existence de cet enfant et à pouvoir débattre de ses conséquences éventuelles sur la vie politique de la Principauté de Monaco. Toutefois, cette analyse ne pouvait s'appliquer à tous les détails sur la vie privée du Prince et de la mère de l'enfant qui étaient mis en avant dans le texte. La Cour conclut que la condamnation des requérantes porte indistinctement sur les informations relevant d'un débat d'intérêt général et sur celles qui concernent exclusivement des détails de la vie privée du Prince. En conséquence, malgré la marge d'appréciation dont disposent les Etats contractants en la matière, la Cour estime qu'il n'existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre, d'une part, les restrictions au droit des requérantes à la liberté d'expression, imposées par les juridictions nationales et, d'autre part, le but légitime poursuivi.

Au-delà du ce seul cas d'espèce, c'est tout de même la sévérité de la Cour de cassation et des juridictions françaises qui est ici remise en cause. En 2004, le Quai de l'Horloge estimait également que le droit au respect de la vie privée de la fille mineure d'une famille princière avait été violé dès lors que l'intéressée n'était impliquée dans aucun événement d'actualité dont l'importance aurait justifié la publication d'informations. Et, il en allait de même pour la photographie du fils d'une présentatrice de télévision, non concerné par l'événement d'actualité qui n'est qu'accessoirement relaté, en 2006. Le 20 mars 2014, le droit de chacun au respect de sa vie privée et familiale s'opposait à ce que l'animateur d'une émission radiophonique, même à dessein satirique, utilise la personne de l'enfant et exploite sa filiation pour lui faire tenir des propos imaginaires et caricaturaux à l'encontre de son grand-père ou de sa mère, fussent-ils l'un et l'autre des personnalités notoires et dès lors légitimement exposées à la libre critique et à la caricature incisive. En l'espèce, il s'agissait du petit-fils d'un ancien Président de la République. La protection des enfants des célébrités est donc clairement assurée par le juge quand l'enfant ne participe d'aucune manière à un évènement public ou d'actualité sans relation aucune d'ailleurs avec son célèbre parent. Finalement, on pouvait croire que seule la révélation d'indications anodines ne pouvait constituer une violation de l'intimité des intéressés. Mais, en 2004, la Cour de cassation avait décidé que la révélation de la grossesse d'une princesse était légitime dans la mesure où il s'agissait d'un fait public, objet d'un débat d'intérêt général. L'affaire soumise à l'appréciation de la CEDH le 12 juin 2014 était aux confins de ces deux jurisprudences. L'enfant naturel n'avait participé à aucune manifestation ou n'avait commis aucun fait digne d'actualité, mais son existence même relevait du débat public en ce qu'elle avait trait au principe dynastique de la monarchie monégasque.

En France, la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. Et, c'est la loi du 29 juillet 1881, fruit d'un consensus entre républicains et conservateurs de l'époque, qui en dresse justement les contours. Assurément, la loi de 1881 entendait desserrer l'étau de la loi du 16 juillet 1871 par trop contraignante avec la presse, en réaction aux évènements de la Commune. Et, c'est ce libéralisme de la presse qui a permis la révélation des grands scandales politiques et financiers du siècle passé. Evidement, ce qui dérange finalement, c'est lorsque le débat public n'est animé ni par une confrontation d'idées, de politiques, ni par un évènement public, voire privé ou intime, mais l'existence même d'une personne constituant en elle-même le coeur d'un débat public... à l'heure de l'égalité, de la République et de la protection des données personnelles, bref de l'impérieux anonymat de chacun.

Il ne fait aucun doute que la révélation du fils naturel d'un Prince régnant avait plus avoir avec la satisfaction d'un voyeurisme bon teint qu'avec l'ouverture d'un quelconque réel débat public... même sur le rocher monégasque. Mais, finalement le plus cocasse n'est-il pas que l'exercice démocratique souffre justement de l'atteinte à la vie privée lorsque le débat monarchique est en jeu ? La Cour européenne donne ici une étonnante leçon de libéralisme à la France, fille de la Révolution, refluant presque la Cour de cassation dans le rôle d'un Parlement d'Ancien régime qui, comme en 1768, condamnait les colporteurs de "libelles impies et contre les moeurs" au fer rouge, aux galères et au bannissement ; encore que les libraires ne risquaient que quelques mois d'embastillement et les auteurs, parfois Pairs de France, quasiment rien... "Suivant que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir" versifiait La Fontaine dans ses animaux malades de la peste. C'est de ce combat là que relève l'équilibre entre la vie privée des célébrités et la liberté d'expression des organes de presse...

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