Réf. : Cass. civ. 2, 15 septembre 2022, n° 19-26.249, F-D N° Lexbase : A61148IB
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par Marc Dupré, Enseignant-chercheur, Doyen faculté DEG, UCO, CREDO, Chercheur associé Centre Jean Bodin UPRES EA n° 4337
le 27 Octobre 2022
Mots clés : responsabilité • propriétaire • bâtiment • ruine • entretien • occupation sans droit ni titre • faute (non) • exonération (non)
La Cour de cassation énonce que l’occupation sans droit ni titre d’un bien immobilier par une victime ne peut constituer une faute de nature à exonérer le propriétaire du bâtiment en ruine lorsque l’accident résulte d’un défaut d’entretien de l’immeuble.
Par un arrêt rendu le 15 septembre 2022 (Cass. civ. 2, 15 septembre 2022, n° 19-26.249, F-D N° Lexbase : A61148IB), la deuxième chambre civile de la Cour de cassation confirme la responsabilité du propriétaire d’un immeuble dès lors que la ruine est causée par un défaut d’entretien, même si la victime était au moment de l’accident un occupant sans droit ni titre.
Un couple propriétaire d’un bien immobilier dépendant d’une copropriété conclut un bail avec deux personnes en 1995. Le 4 avril 2011, une décision judiciaire constate que la dernière locataire sur place est déchue de tout titre d’occupation depuis le 20 mars 2010 et ordonne la libération des lieux dans les quatre mois suivant la notification de la décision. La notification lui est faite dans le courant de l’été 2012. L’ancienne locataire se maintient néanmoins dans les lieux et le 13 août 2012 chute de la fenêtre de sa cuisine à la suite de la rupture du garde-corps sur lequel elle avait pris appui.
Elle assigne en indemnisation les propriétaires en 2013, puis assigne en 2014 en intervention forcée la société gestionnaire de location du bien immobilier, le syndic, le syndicat des copropriétaires de l’immeuble ainsi que des assureurs.
La cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 10 septembre 2019 (CA Paris, 2-5, 10 septembre 2019, n° 18/01892 N° Lexbase : A8913ZM3), fait droit à la demande de la victime. Les propriétaires du bien forment un pourvoi, ainsi que le gestionnaire de location du bien immobilier.
Deux moyens sont examinés en détail par la deuxième chambre civile. Le quatrième est de nature procédurale et entraine la cassation partielle de l’arrêt. Le pourvoi contestait l’irrecevabilité de la demande de garantie présentée pour la première fois en cause d’appel par le gestionnaire de location. Au visa de l’article 16 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1133H4Q, la Cour de cassation constate que la cour d’appel n’a pas invité les parties à s’expliquer sur l’irrecevabilité pour nouveauté de cette demande en cause d’appel qu’elle avait relevée d’office.
C’est essentiellement le deuxième moyen en ses deux premières branches qui nous intéressera ici. Les propriétaires contestent leur condamnation à indemniser la victime sur le fondement de l’article 1386 ancien du Code civil N° Lexbase : L1492ABU, devenu 1244 du Code civil N° Lexbase : L0946KZ3, in solidum avec la société de gestion locative. Ils considèrent que la victime a commis une faute en lien causal avec la réalisation des dommages en ne libérant pas les lieux. Cette faute doit exonérer en tout ou partie les propriétaires. Par ailleurs, le fait d’avoir toléré le maintien dans les lieux de la victime n’ôte pas à l’occupation sans droit ni titre son caractère illicite.
La deuxième chambre civile répond par un motif de pur droit substitué à ceux critiqués, synthétisé dans un attendu particulièrement strict :
« L'occupation sans droit ni titre d'un bien immobilier par la victime ne peut constituer une faute de nature à exonérer le propriétaire du bâtiment au titre de sa responsabilité, lorsqu'il est établi que l'accident subi par cette dernière résulte du défaut d'entretien de l'immeuble ».
Si l’occupante de l’immeuble était sans droit ni titre, c’est bien la rupture du garde-corps de la fenêtre résultant d’un défaut d’entretien qui a été la cause du dommage. Dès lors, aucune faute ne pouvait être retenue contre la victime permettant d’exclure ou de réduire son droit à indemnisation.
La solution est intéressante à double titre : en ce qu’elle rappelle d’abord une réelle sévérité à l’égard des propriétaires (I) et en ce qu’elle s’inscrit dans un contexte plus général (II).
I. Une solution sévère pour les propriétaires
Le régime de l’article 1244 du Code civil présente quelques particularités (A), entraînant une exonération presque impossible du propriétaire lorsque les conditions sont réunies (B).
A. Les particularités du régime des bâtiments
Contrairement à l’article 1242, alinéa 1er, du Code civil N° Lexbase : L0948KZ7, le régime des bâtiments consacre la responsabilité du seul propriétaire en cas de dommage causé par la ruine de son bien. Premier régime de notre droit moderne ayant constitué une responsabilité de plein droit, le propriétaire ne peut également arguer de son absence de faute dans l’apparition de la ruine [1].
L’origine de la ruine est double : elle est consécutive à un vice de construction [2] ou à un défaut d’entretien. Si la preuve de la ruine, de son origine et de ses conséquences dommageables repose sur les épaules du demandeur, ce dernier n’a pas à démontrer que la ruine, liée ici à un défaut d’entretien, constitue une faute du propriétaire [3].
En l’espèce, ces points évoqués notamment dans le premier moyen du pourvoi ne semblaient pas soulever de difficultés particulières pour la Cour, laquelle n’a pas relevé d’éléments de nature à entraîner la cassation. La victime ayant chuté après avoir pris appui sur le garde-corps en très mauvais état de la fenêtre de sa cuisine, les éléments constitutifs de la responsabilité étaient bien réunis. La Cour refuse ainsi de se pencher sur le comportement humain consistant à s’appuyer sur le garde-corps et occasionnant la chute de ce dernier, élément qui aurait pu interroger la notion de ruine. Les éléments relatifs au montant de son indemnisation ne présentaient pas davantage de discussions.
En revanche, le sujet de l’exonération éventuelle des propriétaires pouvait se poser : d’un regard extérieur il peut sembler surprenant que la situation d’occupation sans droit ni titre du bien n’ait aucune conséquence juridique en l’espèce.
B. Une exonération presque impossible du propriétaire
L’arrêt confirme cependant de manière très claire l’impossible exonération des propriétaires. Cela n’est pas nouveau : une fois les éléments constitutifs de la responsabilité du propriétaire démontrés, il est difficilement envisageable que ce dernier puisse s’exonérer [4]. La preuve d’une cause étrangère en la matière est ainsi particulièrement complexe à rapporter [5].
C’était ici la faute de la victime, occupant sans droit ni titre les lieux, qui était mise en avant par les propriétaires. Ceux-ci souhaitaient au mieux obtenir une exonération totale de responsabilité, et au minimum que le droit à indemnisation de la victime soit réduit du fait de sa faute consistant à se maintenir sans droit ni titre dans les lieux.
La jurisprudence est cependant frileuse à accueillir la faute exonératoire de la victime. C’est ce qu’illustre un arrêt du 17 février 2005 de la deuxième chambre civile. Il s’agissait d’une affaire dans laquelle une personne participant à un déménagement et informée du mauvais état d’une balustrade avait tout de même pris appui sur celle-ci, provoquant son effondrement. La Cour avait pu relever : « la cour d'appel a pu déduire qu'aucune faute ne pouvait être retenue à l'encontre de la victime, ni à l'encontre de l'occupant des lieux de nature à exonérer même partiellement le propriétaire de sa responsabilité pour défaut d'entretien du bâtiment » [6].
Dans l’arrêt du 15 septembre 2022, le contrôle de la Cour de cassation semble un peu plus important. Elle constate que la cour d’appel a, « à juste titre », rejeté l’existence d’une faute de la victime. La formulation retenue dans la décision interpelle cependant. Elle semble retenir que l’existence même d’un accident qui résulterait du défaut d’entretien de l’immeuble empêcherait d’invoquer l’existence d’une faute consistant à occuper sans droit ni titre l’immeuble.
Deux éléments sont notables. Par extrapolation, il serait imaginable de considérer que seul un comportement fautif empêchant la réunion des conditions d’application du régime des bâtiments (comme le fait de secouer volontairement le garde-corps jusqu’à le faire tomber), et imposant de se tourner vers un autre régime de responsabilité, peut offrir une voie de secours au défendeur. Mais est-on encore bien dans une condition d’exonération du propriétaire ou dans l’examen des conditions de mise en œuvre du régime des bâtiments en ruine ? La question se pose sérieusement si l’on considère l’impossibilité pour le propriétaire d’invoquer l’existence d’un comportement manifestement fautif (le maintien dans les lieux sans droit ni titre), et surtout l’existence éventuelle d’un lien de causalité entre ce comportement et le dommage. Or ce sont ces éléments qui pourraient permettre de caractériser une exonération ou a minima une réduction du droit à indemnisation de la victime. Ici les propriétaires sont empêchés d’évoquer une faute de la victime au nom de l’existence d’un défaut d’entretien du bien.
Par ailleurs, la formulation de l’attendu de principe, qui n’évoque à aucun moment la ruine du bâtiment consécutive au défaut d’entretien, interroge. Est-on encore dans l’application de l’article 1244 du Code civil et des conséquences dommageables d’une ruine ? Ou sommes-nous en présence d’une chose inerte, un garde-corps, dans un état anormal, qui relève davantage de l’article 1242, alinéa 1er, du Code civil ?
II. Une solution à replacer dans un contexte plus général
L’arrêt est intéressant à comparer à une décision rendue récemment par la même chambre de la Cour de cassation en application de l’article 1242, alinéa 1er, du Code civil (A). Il interroge plus largement sur le maintien de ce régime au sein de notre droit positif (B).
A. Le second épisode des accidents de garde-corps
Un arrêt du 7 avril 2022 [7] est particulièrement intéressant à mettre en parallèle avec celui qui nous occupe [8]. Dans cette affaire un jeune homme, alcoolisé et sous l’emprise de stupéfiants, s’était assis pour fumer au bord d’une fenêtre dépourvue de garde-corps. Il avait basculé et fait une chute mortelle. La deuxième chambre civile avait cassé la décision de la cour d’appel de Lyon (CA Lyon, 23 juin 2020, n° 19/01807 N° Lexbase : A20573PU) écartant la responsabilité du propriétaire-gardien de l’immeuble sur le fondement de l’article 1242, alinéa 1er, du Code civil. Elle avait alors précisé que la fenêtre était dépourvue de garde-corps susceptible d’empêcher la chute mortelle, pour en conclure que « l'imprudence de la victime n'était pas la cause exclusive du dommage ».
Sans préjuger d’une éventuelle diminution du droit à indemnisation des victimes devant la cour d’appel de renvoi, la solution rendue en avril dernier consacre également un attachement plus important aux conditions de mise en œuvre du régime qu’à la question de l’exonération du responsable. Il sera intéressant d’observer si le seul fait de réunir les conditions d’application du régime de responsabilité du fait des choses empêche ou non l’invocation d’une faute de la victime ayant participé à la production de son dommage [9]. Cela est peu probable et en tout cas peu souhaitable.
Car l’orientation prise par l’arrêt du 15 septembre 2022, déjà ambigu par son absence de mention de la ruine du bâtiment, est très sévère pour les propriétaires sans qu’il soit utile de l’étendre à d’autres régimes. Elle est par ailleurs difficilement explicable, voire acceptable pour de nombreux propriétaires : si le propriétaire est tenu de réaliser des travaux d’entretien touchant à des éléments comme les garde-corps, encore faut-il qu’il puisse avoir accès au bâtiment. La situation est déjà complexe en présence d’un locataire, elle devient en pratique très difficile en présence d’un occupant sans droit ni titre. Est-il acceptable d’envisager la responsabilité du propriétaire dans le cadre d’un squat de longue durée et sans qu’aucun bail préalable ait eu cours ? Plus encore, le maintien d’un régime qui ne s’applique qu’aux propriétaires, alors que l’occupant dispose des caractéristiques d’un gardien, interroge.
Dès lors, c’est la question même de la survie de l’article 1244 qui est posée.
B. L’abrogation souhaitable du régime des bâtiments
Le débat sur une abrogation du régime des bâtiments n’est pas nouveau. Déjà en 2002 la Cour de cassation proposait son abandon [10], soutenue par une partie importante de la doctrine [11]. Le projet de la Chancellerie de mars 2017 [12] comme la proposition sénatoriale de juillet 2020 [13] ont également fait le choix de ne pas reprendre ces dispositions.
Il faut appuyer cette probable évolution, bien que la réforme de la responsabilité civile ne semble pas immédiatement à l’ordre du jour au Parlement. Une solution transitoire pourrait passer par une action plus décisive de la Cour de cassation en ce domaine. Elle consisterait à offrir aux victimes une option entre les articles 1242, alinéa 1er, et 1244 du Code civil [14], une option entre une action contre le gardien ou le propriétaire, entre un régime assez simple à mettre en œuvre et un régime plus complexe. Mais, pour être totalement efficace, elle devrait envisager un alignement des conditions dans lesquelles l’exonération du défendeur, ou du moins la limitation du droit à indemnisation de la victime en cas de faute de sa part, pourrait être accueillie. Cela aurait pour effet bénéfique de rapporter l’essentiel du contentieux vers l’application de l’article 1242, alinéa 1er, du Code civil, tout en offrant une incitation au législateur à se pencher sérieusement sur la réforme de certains régimes spéciaux de responsabilité au sein du Code civil.
[1] Cass. civ. 19 avril 1887, D., 1888, n° 1, p. 27 ; Cass. civ. 1, 28 juin 1972, n° 70-14.262, publié au bulletin N° Lexbase : A3403CKA.
[2] Cass. civ. 2, 14 décembre 1978, n° 77-12.245 N° Lexbase : A3818CTL.
[3] Cass. civ. 3, 4 juin 1973, n° 71-14.373, publié au bulletin N° Lexbase : A0396CGR ; Cass. civ. 1, 22 novembre 1983, n° 82-70288, publié au bulletin N° Lexbase : A6256CIK, Gaz. Pal. 1984. 2. Pan. 263, obs. F. Chabas.
[4] Ph. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, 5e éd., LexisNexis, 2018, n° 412.
[5] V. dans le cadre d’une ruine consécutive à un vice de construction, Cass. civ. 1, 3 mars 1964, n° 60-13.025, bull. civ. 1, n° 125 ; refus pour une tempête, Cass. civ. 2, 14 décembre 1978, n° 77-12.245 N° Lexbase : A3818CTL ou Cass. civ. 3, 8 décembre 2004, n° 03-15.541, FS-P+B N° Lexbase : A3630DE8.
[6] Cass. civ. 2, 17 février 2005, n° 02-10.770, F-P+B N° Lexbase : A7325DGE.
[7] Cass. civ. 2, 7 avril 2022, n° 20-19.746, F-B N° Lexbase : A38447S8.
[8] V. également au sujet des garde-corps, Cass. civ. 3, 22 juin 2022, n° 21-10.512, FS-B N° Lexbase : A165978X, sur le manquement du preneur à son obligation contractuelle de délivrance.
[9] En faveur d’un rapprochement entre la responsabilité du fait des choses et la responsabilité des bâtiments, visant à n’imputer qu’au seul propriétaire la responsabilité d’un bâtiment en ruine, V. Depadt-Sebag, Faut-il abroger l'article 1386 du code civil ?, D., septembre 2006, n° 31, p. 2113.
[10] Cour de cassation, La responsabilité - Rapport de la Cour de cassation 2002, La documentation française, 2003, p. 731, not. p. 12.
[11] Ph. le Tourneau, J. Julien, L’immeuble et la responsabilité civile, in Mélanges Roger Saint Alary, PU Toulouse I, 2006, p. 303 ; J. Julien Responsabilité du fait des bâtiments, Rép. civ. Dalloz, 2018, n° 71 ; v. cependant V. Depadt-Sebag, La justification de l’article 1386 du code civil, préf. J. Huet, LGDJ, Thèses, BDP, 2000, p. 352.
[12] Ministère de la Justice, Projet de réforme de la responsabilité civile, mars 2017, not. art. 1243.
[13] Sénat, Proposition de loi n° 678 portant réforme de la responsabilité civile, 29 juillet 2020, not. art. 1242.
[14] D. Mazeaud, Requiem pour l'article 1386 du code civil : premières notes jurisprudentielles, D., décembre 2000, n° 44, p. 467.
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