Lexbase Public n°296 du 11 juillet 2013 : Marchés publics

[Questions à...] L'engagement de la responsabilité du pouvoir adjudicateur dans le cadre de l'exécution d'un marché à forfait - Questions à Ana Gonzalez, avocat au barreau de Paris, cabinet Alma Monceau

Réf. : CE 2° et 7° s-s-r., 5 juin 2013, n° 352917, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3368KGT)

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[Questions à...] L'engagement de la responsabilité du pouvoir adjudicateur dans le cadre de l'exécution d'un marché à forfait - Questions à Ana Gonzalez, avocat au barreau de Paris, cabinet Alma Monceau. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/8894417-questionsalengagementdelaresponsabilitedupouvoiradjudicateurdanslecadredelexecutiondun
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

le 11 Juillet 2013

Dans une décision rendue le 5 juin 2013, la Haute juridiction administrative retient que les difficultés rencontrées dans l'exécution d'un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l'entreprise titulaire du marché que dans la mesure où celle-ci justifie soit que ces difficultés ont eu pour effet de bouleverser l'économie du contrat, soit qu'elles sont imputables à une faute de la personne publique, mais pas du seul fait de fautes commises par d'autres intervenants. Dès lors, en jugeant que la responsabilité de la région était susceptible d'être engagée du seul fait de fautes commises par les autres intervenants à l'opération de restructuration du lycée, les juges d'appel ont commis une erreur de droit. Pour faire le point sur cette décision, Lexbase Hebdo - édition publique a rencontré Ana Gonzalez, avocat au barreau de Paris, cabinet Alma Monceau. Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler ce que recouvre exactement la notion de prix forfaitaire ?

Ana Gonzalez : Il existe plusieurs définitions du prix forfaitaire. L'article 1793 du Code civil (N° Lexbase : L1927ABY) est à l'origine de la notion : "lorsqu'un architecte ou un entrepreneur s'est chargé de la construction à forfait d'un bâtiment, d'après un plan arrêté et convenu avec le propriétaire du sol, il ne peut demander aucune augmentation de prix, ni sous le prétexte de l'augmentation de la main-d'oeuvre ou des matériaux, ni sous celui de changements ou d'augmentations faits sur ce plan, si ces changements ou augmentations n'ont pas été autorisés par écrit, et le prix convenu avec le propriétaire".

L'article 17 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L2677HPT) dispose, quant à lui, que "les prix des prestations faisant l'objet d'un marché sont soit des prix unitaires appliqués aux quantités réellement livrées ou exécutées, soit des prix forfaitaires appliqués à tout ou partie du marché, quelles que soient les quantités livrées ou exécutées".

Par ailleurs, aux termes de l'article 10.2 du CCAG-Travaux (N° Lexbase : L8345IES), le prix forfaitaire "rémunère le titulaire pour un ouvrage, une partie d'ouvrage ou un ensemble déterminé de prestations défini par le marché et qui soit est mentionné explicitement dans le marché comme étant forfaitaire, soit ne s'applique dans le marché qu'à un ensemble de prestations qui n'est pas de nature à être répété".

Trois conditions doivent être satisfaites pour qu'un prix soit qualifié de forfaitaire :

- les prestations doivent être déterminées (le prix forfaitaire rémunère un ensemble de prestations indépendamment des quantités mises en oeuvre) ;
- le prix doit être définitif (1) ;
- enfin, cette forme de prix doit avoir été expressément indiquée dans le marché (2).

Il en découle que le titulaire d'un marché à forfait ne peut prétendre à une rémunération au-delà de ce forfait puisque le prix forfaitaire couvre l'ensemble des travaux nécessaires à la réalisation du marché (3), le titulaire doit exécuter au prix convenu toutes les prestations que comporte l'"exécution normale du marché". En revanche, le caractère forfaitaire du prix ne fait pas obstacle à ce que les entrepreneurs obtiennent une indemnité couvrant l'intégralité des conséquences des difficultés d'exécution du marché, mais à certaines conditions, "dans la mesure où ceux-ci justifient, soit que ces difficultés ont eu pour effet de bouleverser l'économie du contrat, soit qu'elles sont imputables à un fait de l'administration" (4).

Lexbase : Quelles sont les difficultés pouvant être considérées comme susceptibles de bouleverser l'économie du contrat ?

Ana Gonzalez : Cette notion, d'origine jurisprudentielle, s'est d'abord appliquée en matière d'imprévision, de sujétions imprévues, ou encore de modification unilatérale du contrat. L'article 20 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L3260ICQ) en fait le critère pour limiter les avenants. Elle peut être définie comme une modification radicale des équilibres fondamentaux et initiaux du contrat. Elle revêt un caractère essentiellement économique et quantitatif et s'apprécie in concreto, aucun texte ne prévoyant de seuil.

Le bouleversement s'apprécie "compte tenu notamment de l'importance du marché" (5). De façon générale, la jurisprudence admet qu'un accroissement inférieur à 10 ou 15 % du montant du marché ne constitue pas un bouleversement de l'économie du contrat. Le bouleversement peut aussi être constitué par l'ajout de modifications techniques du contrat (6). Il est intéressant de noter que, s'agissant des marchés à forfait, le juge judiciaire utilise cette notion et adopte une approche similaire. Le bouleversement est caractérisé par l'ampleur des travaux supplémentaires ou par l'exécution de travaux d'une nature différente de ce qui a été prévu à l'origine (7). Le bouleversement sera alors caractérisé par la différence sensible de nature de ces travaux (8), ou l'importance de leur coût (9).

Lexbase : Peut-on considérer que cet arrêt représente un revirement de jurisprudence au regard de la décision n° 343788 du 13 juin 2012 (10), également relative à un marché de travaux alloti ?

Ana Gonzalez : Dans cet arrêt du 13 juin 2012, le Conseil d'Etat a retenu que "la société titulaire d'un marché public a droit à l'indemnisation intégrale des préjudices subis du fait de retards dans l'exécution du marché imputables au maître de l'ouvrage ou à ses autres cocontractants et distincts de l'allongement de la durée du chantier lié à la réalisation de travaux supplémentaires, dès lors que ce préjudice apparaît certain et présente avec ces retards un lien de causalité directe". Il semblait acquis que les retards imputables au maître d'ouvrage ou aux autres intervenants sur le chantier donnaient lieu "mécaniquement" à indemnisation du préjudice subi par l'entreprise.

Dans l'affaire "Région Haute-Normandie" du 5 juin 2013, le Conseil d'Etat a jugé que "des difficultés rencontrées dans l'exécution d'un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l'entreprise titulaire du marché que dans la mesure où celle-ci justifie soit que ces difficultés ont eu pour effet de bouleverser l'économie du contrat soit qu'elles sont imputables à une faute de la personne publique [...] dès lors, en jugeant que la responsabilité de la région Haute-Normandie était susceptible d'être engagée du seul fait de fautes commises par les autres intervenants à l'opération de restructuration du lycée, la cour administrative d'appel de Douai a commis une erreur de droit".

A première vue, la solution peut paraître déroutante car elle semble revenir sur la jurisprudence antérieure. Mais cet arrêt peut aussi être lu comme une précision. Il pose la solution suivante : le seul fait que des entreprises tierces soient à l'origine des retards ne suffit pas à engager la responsabilité de la personne publique. Autrement dit, les fautes ne se confondent pas et la responsabilité de la personne publique ne se présume pas. Il semblerait qu'il faille désormais, dans une telle hypothèse, démontrer que les retards causés par des entreprises tierces découlent d'une faute autonome de la personne publique, qu'elles sont "imputables à une faute de la personne publique". La question de la coordination des travaux est donc posée.

Il peut être intéressant également de le rapprocher d'un arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Lyon le 28 février 2013 (11), selon lequel "en l'absence d'une stipulation contractuelle mettant à la charge des entreprises la coordination des travaux, et sans préjudice des appels en garantie qu'il peut former, le maître d'ouvrage est responsable vis-à-vis de chaque entreprise des retards qui ont pu affecter l'exécution du chantier et qui seraient imputables à une autre entreprise ou au maître d'oeuvre [...] la ville [...] ne peut ainsi utilement soutenir qu'il n'est pas démontré que l'allongement des délais contractuels lui seraient exclusivement imputables".

Les clauses du marché relatives à la coordination des travaux auront donc une importance toute particulière. A ce sujet, le Conseil d'Etat retenait, dans un arrêt du 9 mars 2007 (12), que si le requérant soutenait que "les retards dans l'exécution des travaux étaient imputables au choix du département de ne pas recourir à un pilote coordonnateur du chantier [...] toutefois, il résulte de l'instruction que, d'une part, il n'est nullement établi que le retard, d'ailleurs très limité, dans le commencement des travaux serait dû à l'absence de pilote assurant la coordination du chantier [...] d'autre part, les retards résultant tant de l'absence de réalisation préalablement au début des travaux d'une étude du sol que de la nécessité de modifier les coffrages initialement prévus pour les volets roulants provenaient de difficultés techniques et non de l'absence de pilote assurant la coordination".

A supposer donc qu'aucune clause de coordination ne figure au marché, les retards imputables à une "désorganisation" du chantier ne se confondent pas avec une faute de la personne publique, qui doit être dûment démontrée. La solution n'est finalement pas si lointaine de celle rendue le 5 juin 2013.

Lexbase : Au final, cette décision vous semble-t-elle justifiée ?

Ana Gonzalez : Cet arrêt doit être pris avec précaution car il s'agit d'un arrêt de cassation ; le Conseil d'Etat renvoie à la cour administrative d'appel de Douai le soin de se prononcer sur le fond. Mais il apparaît qu'il durcit les conditions dans lesquelles l'entreprise titulaire d'un lot, qui pâtit du comportement des autres intervenants sur le chantier, peut être indemnisée. La solution est sévère pour les entreprises car le juge "verrouille" le terrain contractuel, puisque la faute de la personne publique ne découle pas nécessairement de la faute de ses autres cocontractants. De plus, l'entreprise requérante ne pourra davantage agir sur le terrain contractuel pour solliciter une indemnisation aux entreprises intervenant sur le chantier, car elles ne sont pas liées entre elles par un contrat. 

Cela dit, l'arrêt se place dans la continuité de la jurisprudence relative à la faute de la personne publique ouvrant droit à indemnité en cas de difficulté d'exécution : la condition est appréciée de manière stricte. La jurisprudence à venir sur la coordination de chantier devrait continuer à préciser le régime de l'indemnisation du retard né des intervenants dans un marché alloti.


(1) Le titulaire ne peut prétendre à des compléments de prix : CE 2° et 6° s-s-r., 26 novembre 1975, n° 93297, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8171B87) ; CE 1° et 4° s-s-r., 30 mars 1981, n° 00871, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3906AKU).
(2) Circulaire du 5 octobre 1987, relative à la détermination des prix initiaux et des prix de règlement dans les marchés publics (N° Lexbase : L7316IG3).
(3) CE 2 mars 1960, Entreprise Gri et fils, Lebon, p. 164.
(4) CE 2° et 6° s-s-r., 19 février 1975, n° 80470, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A2856B8B).
(5) CE 4 décembre 1957, Ville de Rouen, p. 652.
(6) CAA Nantes, 6 juin 2001, n° 97NT02503, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A0702BHH).
(7) Cass. civ. 3, 17 mars 1982 (N° Lexbase : A3445C84), RDI, 1982, p. 382 ; Cass civ. 3, 14 février 1996, n° 93-20.699 (N° Lexbase : A9648CS7), BPIM, 3/96, n° 196.
(8) Cass. civ. 3, 8 mars 1995, n° 93-13.659 (N° Lexbase : A7690ABG), Bull. civ. III, n° 73.
(9) Cass civ. 3, 14 février 1996, n° 93-20.699, préc. ; Cass civ. 3, 11 octobre 2000, n° 97-22.253 (N° Lexbase : A6722CRE).
(10) CE 7° s-s., 13 juin 2012, n° 343788, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A8641IND).
(11) CAA Lyon, 4ème ch., 28 février 2013, n°12LY01204, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A4642KIR).
(12) CE 2° et 7° s-s-r., 9 mars 2007, n° 276908, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A5810DUQ).

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