Cahiers Louis Josserand n°1 du 28 juillet 2022 : Universités

[Thèse] Position de thèses

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le 27 Juillet 2022

Les nomenclatures de préjudices en droit de la responsabilité civile

Émeline Augier-Francia

1. Objet de l’étude. Il y a une vingtaine d’années, la technique des nomenclatures de préjudices était inconnue en droit de la responsabilité civile. Toutefois, en raison d’un phénomène de multiplication et de diversification des préjudices indemnisables, ces instruments sont devenus essentiels, afin d’offrir aux victimes une réparation à la fois plus cohérente et plus harmonisée (ainsi que pour faciliter le recours subrogatoire des tiers-payeurs). Par leur vocation méthodologique, ces outils offrent aux professionnels (magistrats, assureurs, fonds d’indemnisation, experts, avocats, etc.) un modèle de référence, auquel ils peuvent communément se reporter dans leur démarche indemnitaire, afin de transcrire – de manière plus transparente et plus égalitaire – une atteinte dommageable (réalité factuelle) en différents préjudices réparables (réalité juridique). En cela, les nomenclatures de préjudices permettent donc de contrôler la mise en œuvre du principe de réparation intégrale, et répondent à une mission de protection de l’intérêt des victimes (ou de « justice indemnitaire ») qui imprègne le droit de la responsabilité civile depuis le début du XXIe siècle.

2. Démarche retenue. Le choix a été fait d’analyser parallèlement trois outils : la nomenclature des préjudices corporels présentée à la chancellerie en 2003 par la commission dirigée par Madame le professeur Yvonne Lambert-Faivre ; la nomenclature des préjudices corporels élaborée en 2005 sous l’égide de Monsieur Jean-Pierre Dintilhac ; ainsi que la nomenclature des préjudices environnementaux publiée en 2012 sous la direction scientifique de Messieurs les professeurs Laurent Neyret et Gilles Martin.

3. Apports de la recherche. Le travail de recherche qui a été mené présente une triple ambition. Premièrement, il propose de mener une réflexion d’ensemble visant à approfondir nos connaissances générales sur ces outils et à en apprécier la normativité juridique. Deuxièmement, il propose de rendre compte de leur degré d’effectivité auprès des différents acteurs indemnitaires, et plus spécifiquement de leur participation au développement d’un processus de standardisation de la réparation accordée par les magistrats. Troisièmement, il propose de venir en souligner la perfectibilité et de s’interroger sur leurs perspectives d’évolutions en droit interne et en Europe. En ce sens, les travaux menés suggèrent certaines améliorations structurelles visant à renforcer l’attractivité et l’efficacité des modèles existants, et préconisent également l’adoption d’un modèle de nomenclature des préjudices économiques.

4. Conclusions. La thèse qui est présentée offre donc une analyse générale de l’empreinte des nomenclatures de préjudices en droit de la responsabilité civile. Elle permet de démontrer en quoi ces instruments s’inscrivent, d’après nous, dans l’affirmation d’une spécialisation contemporaine du droit de la réparation, donc à une extension des règles classiques de la responsabilité civile, ainsi qu’à un renouvellement de ses sources.

5. Plan de la thèse. La thèse proposée est ainsi structurée selon deux angles d’approches. Il s’agit, d’abord, d’analyser le rôle des nomenclatures de préjudices (Partie 1), puis d’en mesurer les effets en droit de la responsabilité civile ; d’en apprécier la portée (Partie 2).

Thèse soutenue en droit privé, le 27 novembre 2020 à Lyon

Membres du jury :

  • Stéphanie Porchy-Simon, Directrice de thèse, Professeure des universités, Université Jean Moulin Lyon 3 ;
  • Mireille Bacache, Rapporteure, Professeure des universités, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ;
  • Stéphane Gerry-Vernières, Rapporteur, Professeur des universités, Université Grenoble-Alpes ;
  • Patrice Jourdain, Président du jury, Professeur des universités émérite, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris ;
  • Jonas Knetch, Professeur des universités, Université Jean-Monnet, Saint-Étienne.

L’ubiquité des biens

Florent Berthillon

Les œuvres de l’esprit, les inventions ou les marques ont la particularité d’être douées d’ubiquité. Cette expression désigne leur faculté de se concrétiser dans un nombre de supports potentiellement infini, et ce dans le monde entier. Par exemple, une marque peut être apposée sur une infinité de marchandises, un film projeté dans toutes les salles du monde. L’ubiquité recèle donc deux dimensions : l’une a trait à la capacité de la chose à faire l’objet d’usages simultanés, l’autre relève de la détermination de la chose dans l’espace.

L’ubiquité fédère les biens intellectuels en même temps qu’elle les distingue de tous les autres. Qu’il soit matériel ou non, tout autre objet de propriété est rival dans son usage et localisable en un point donné de l’espace. Il faut donc écarter l’opposition des biens corporels et incorporels au profit d’une autre distinction, dans laquelle les biens doués d’ubiquité s’opposent à ceux qui en sont dépourvus. Ces derniers sont qualifiés de topiques, parce qu’ils sont déterminés dans l’espace, mais aussi parce que c’est sur leur exemple que se sont forgés les concepts du droit civil et, avec lui, du droit commun des biens. En somme, étudier l’ubiquité revient donc à confronter le droit civil à l’exacte antithèse de son modèle.

Cette opposition est féconde, car elle révèle le tropisme matérialiste qui traverse le droit des biens en éprouvant l’universalisme de ses concepts. L’intégration du bien ubiquiste en droit des biens permet ainsi d’esquisser une théorie véritablement générale des biens.

C’est d’abord la propriété qui se trouve débarrassée de certains de ses oripeaux par l’effet de l’opposition entre l’ubiquité de la chose et l’exclusivité qui la caractérise.

Son universalisme – cette idée selon laquelle toute chose serait un bien en puissance – est ainsi battu en brèche. Il suffit d’observer les choses ubiquistes pour comprendre que ce principe n’en est pas un. Certaines ont beau être appropriables, elles n’en représentent que la portion congrue : l’information, les découvertes, les idées demeurent hors du champ de la propriété. Autrement dit, dans le domaine ubiquitaire, la propriété ne relève plus du principe, mais de l’exception.

L’ubiquité exclut également l’hypothèse d’une propriété absolue. D’une part, l’ubiquité implique une certaine limitation de la puissance du propriétaire. Parce que la totale maîtrise d’un tel objet est impossible, elle sous-tend nombre des limitations qui jalonnent la propriété intellectuelle. D’autre part, l’ubiquité justifie une certaine finalisation du droit de propriété. L’oisiveté du propriétaire est – encore – plus difficilement acceptable à l’égard des biens ubiquistes que des biens topiques. Par conséquent, l’exclusivité s’accompagne de contreparties, comme par exemple l’obligation d’exploitation des biens intellectuels.

Ce n’est qu’une fois cette conciliation théorique effectuée qu’il est possible de reprendre l’analyse dans l’autre sens pour voir ce que le droit commun peut prétendre apporter techniquement aux biens ubiquistes.

Pour révéler la portée de cet apport, il convient de reprendre la question de la qualification du bien ubiquiste. Positivement, l’utilité réduite dont on le dote est essentiellement due au rejet systématique de l’incorporel dans la catégorie mobilière, soit la moins déterminée de la summa divisio des biens. Le bien ubiquiste n’a pourtant, à l’analyse, presque rien en commun avec le meuble, au sein duquel on essaie pourtant de le fondre.

En toute rigueur, les biens intellectuels devraient être qualifiés d’immeubles, car ce qui est partout à la fois ne peut être déplacé. En étendant la diversité des notions susceptibles d’être étendues au bien ubiquiste, cette requalification immobilière ouvre de nouvelles perspectives.

La notion de servitude peut, par exemple, utilement appréhender des hypothèses aussi variées que les œuvres dérivées ou les inventions de dépendance, tandis que le cadre conceptuel des servitudes d’utilité publique dessine un régime plus ferme pour les exceptions aux droits de propriété intellectuelle.

Pour autant, cette requalification immobilière ne signifie pas que les biens intellectuels puissent être entièrement fondus dans le droit commun des biens. Si elle permet d’appréhender la dimension spatiale de l’ubiquité, la requalification immobilière demeure parfaitement inadaptée à la non-rivalité des biens ubiquistes. Celle-ci fait obstacle à certaines institutions – comme l’accession – du droit commun des biens, peu important que celles-ci soient envisagées dans leur version mobilière ou immobilière.

Cette irréductible singularité des biens ubiquistes révèle enfin l’existence d’institutions que l’on croyait disparues. Alors que l’indivision est censée constituer l’alpha et l’oméga de la propriété plurale, les régimes spéciaux du Code de la propriété intellectuelle montre que, dans l’ordre ubiquitaire, la véritable propriété collective n’a pas disparu.

Thèse en droit, soutenue le 18 décembre 2020 à Lyon

Membres du jury :

  • William Dross, Directeur de thèse, Professeur des universités, Université Jean Moulin Lyon 3 ;
  • Édouard Treppoz, Rapporteur, Professeur des universités, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ;
  • Florent Masson, Rapporteur, Professeur des universités, Université Polytechnique Hauts-de-France, Valenciennes ;
  • Philippe Gaudrat, Professeur des universités émérite, Université, de Poitiers ;
  • Séverine Dusollier, Présidente du jury, Professeure des universités, Science Po, Paris.

Vers un ordre public familial européen ?

Contribution à l’étude des rapports entre ordres juridiques

Bastien Baret

Les droits fondamentaux sont au cœur des ordres et systèmes juridiques en Europe. Les différents acteurs européens, et notamment le Conseil de l’Europe, l’Union européenne et les États membres de l’Union, les protègent et contrôlent leur mise en œuvre. Ce contrôle peut notamment avoir lieu lors d’une application des droits fondamentaux par un autre acteur, ce qui fait apparaître des interactions entre eux. Ces dernières ont entraîné des modifications dans l’utilisation par les États de leur ordre public, notamment en droit international privé de la famille, comme l’illustre l’affaire Mennesson. L’intérêt accordé à ce phénomène s’explique notamment par le caractère a priori national de l’ordre public en droit de la famille, puisque l’ordre public est généralement considéré comme l’ensemble des valeurs essentielles d’une société, valeurs dont le respect est nécessaire pour assurer la vie en communauté.

Cette évolution de l’ordre public du fait du développement des droits fondamentaux peut faire l’objet de différentes analyses. Pour notre étude, le choix a été fait de s’intéresser aux différents acteurs et à leurs interactions en matière familiale. En effet, par ces dernières, se crée progressivement un corpus de normes matricielles cohérent et partagé par les acteurs européens. La thèse a pour objectif de déterminer si un tel corpus peut être à l’origine d’un nouveau type d’ordre public : un ordre public familial européen. L’émergence d’un tel ordre public est alors envisagé, tout comme sa mise en œuvre.

Pour déterminer l’émergence d’un ordre public familial européen, il est nécessaire d’être en présence de normes considérées comme essentielles pour chacun des acteurs, et interprétées de manière cohérente. Sans l’aspect essentiel des normes, il serait difficile de retenir la qualification d’ordre public. En l’absence de cohérence, c’est le caractère commun de cet ordre public qui ferait défaut. De plus, la réalité de cet ordre public doit être vérifiée, en s’intéressant à son contenu substantiel.

La volonté de participer et de respecter un tel corpus, qui permettrait de considérer les normes qui le composent comme essentielles, n’est pas similaire pour tous les acteurs. S’il s’agit pour le Conseil de l’Europe d’une approche logique pour poursuivre son but premier, l’Union européenne y voit surtout un moyen d’atteindre ses objectifs originels. Du point de vue des États, ce corpus s’inscrit dans la continuité des idéaux qu’ils ont promus au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Mais il est possible qu’avec le temps ils ne soient plus dans la même logique. Si le respect et la promotion de ce corpus sont nécessaires pour les organisations européennes, il s’agit pour les États du reflet d’une volonté politique interne, ce qui peut entraîner des hésitations, voire des rejets. Le rôle des États est pourtant primordial pour la cohérence du corpus. Cette dernière est assurée par l’utilisation de nombreuses techniques (par exemple, la mobilisation de la protection équivalente ou du consensus) qui permettent à chaque acteur de s’assurer de l’interprétation retenue par les autres. Les interactions entre les différents acteurs, nombreuses et variées, permettent d’assurer la cohérence de ce corpus de normes matricielles partagé.

Ce corpus comprend des normes matricielles car il contient les droits et libertés qui se retrouvent à la fois dans l’Union européenne, le Conseil de l’Europe et les États. Ces droits et libertés, lorsqu’ils sont mis en œuvre, peuvent entraîner l’apparition, du fait de leur interprétation, de normes plus précises qui ont elles aussi vocation à intégrer l’ordre public familial européen. Ce dernier comprend donc les normes matricielles composant le corpus partagé mais également les normes plus précises issues de l’interprétation de ce corpus. Au sujet de ce contenu, si le binôme égalité – liberté est souvent mis en avant, à juste titre, il faut aussi relever l’émergence de nouvelles valeurs qui ont également vocation à entraîner l’apparition de normes plus précises, à l’image de la dignité humaine ou de la solidarité. Le contenu de l’ordre public familial européen est évolutif, comme le contenu de tous les ordres publics, même si la présence de différents acteurs non hiérarchisés entraîne des spécificités dans son évolution. La diversité des acteurs se ressent également dans la mise en œuvre de cet ordre public.

L’étude de l’application de l’ordre public familial nécessite de distinguer deux espaces de réflexion.

D’un point de vue européen, la mise en œuvre de cet ordre public se traduit par la nécessité de respecter la place et le rôle de chacun. Le principe de subsidiarité ou encore la technique de la marge d’appréciation illustrent cette volonté, qui est nécessaire pour conserver l’adhésion des États au corpus formant la base de cet ordre public. Cependant, pour rester utile, il doit être protégé de manière effective. Se dessine alors la nécessité de trouver constamment un équilibre entre l’effectivité de la protection et le respect de la place de chaque acteur. Pour rechercher un tel équilibre, certaines méthodes semblent être plus adaptées et promues par les organes européens, à l’image du contrôle de proportionnalité in concreto.

D’un point de vue national, l’application de l’ordre public national européen dépendant de chaque État, il est nécessaire de s’intéresser à un cas précis pour en saisir tous les aspects. Le choix s’est porté sur la France, en raison de la volonté de ce pays de participer activement à l’émergence et au respect de cet ordre public. Au-delà des évolutions substantielles, la volonté de respecter l’ordre public familial européen se traduit également par la mobilisation de nouvelles méthodes, tant par le législateur que par les juridictions. Si ces évolutions peuvent être analysées indépendamment de la question de l’émergence d’un ordre public familial européen, il est évident qu’elles permettent une meilleure application de cet ordre public, notamment en favorisant la recherche de l’équilibre entre application effective des droits fondamentaux et respect de la place de chacun des acteurs. Plus spécifiquement, l’ordre public national français, en droit interne comme en matière internationale, est lui aussi altéré du fait de l’émergence d’un ordre public familial européen. Toutefois, il n’est pas soumis à celui-ci, il n’est ni annihilé, ni désactivé. Les deux ordres publics poursuivent la même finalité et ne sont pas nécessairement en opposition. L’ordre public familial européen s’adapte constamment à la situation française, tandis que l’ordre public français participe à la construction de l’ordre public familial européen et s’inspire du contenu de ce dernier. L’application et le contenu de l’ordre public français sont rénovés, en matière interne comme internationale. Cependant, il ne s’agit pas d’une « prise de pouvoir » des organes européens, puisque la France participe à la construction de cet ordre public émergent et décide volontairement de le mettre en œuvre.

L’importance de l’action et de la volonté des États est un facteur central de l’émergence et de la mise en œuvre de l’ordre public familial européen. C’est pourquoi la distinction entre une analyse des acteurs européens comprenant un acteur étatique unique (qui serait représenté par les positions de la majorité des acteurs par exemple, comme dans la mobilisation du consensus par la Cour EDH), et une étude prenant en compte chaque État comme un acteur unique (ce qui est nécessaire dans l’étude par les États de la mise en œuvre de l’ordre public familial européen), permet de considérer que l’ordre public familial européen existe aujourd’hui théoriquement. Toutefois, sa mobilisation pratique est dépendante de la volonté de chaque État et adaptée à chaque situation nationale.

Thèse soutenue en droit, le 5 mars 2021 à Lyon

Membres du jury :

  • Christine Bidaud, Codirectrice de thèse, Professeure des universités, Université Jean Moulin Lyon 3 ;
  • Hugues Fulchiron, Codirecteur de thèse, Avocat général en service extraordinaire à la Cour de cassation ;
  • Sabine Corneloup, Présidente du jury, Professeure des universités, Université Paris 1 Panthéon-Assas ;
  • Fabien Marchadier, Rapporteur, Professeur des universités, Université de Poitiers ;
  • Isabelle Pingel, Professeure des universités, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne ;
  • Lukas Rass-Masson, Rapporteur, Professeur des universités, Université de Toulouse 1 Capitole ;

Les principes de la réparation confrontés au dommage corporel

Guillemette Wester

« Le droit dit de la réparation nous donne parfois la désagréable impression de se “payer” de mots, et de dissimuler l’insuffisante fermeté de ses choix, voire son absence de choix derrière des déclarations de principe plus incantatoires que normatives » (P. Brun, « Personnes et préjudice », Rev. gén. droit, vol. 33, 2003, n° 2, p. 187). Il est vrai qu’en dehors du fameux principe de la réparation intégrale, les autres règles de la réparation ne sont pas clairement déterminées en droit de la responsabilité civile.

Six principes ont été identifiés et classés au sein de trois catégories. La première, les principes directeurs, regroupe les principes qui définissent les grandes orientations de la fonction indemnitaire : les principes de généralité et d’équivalence et la réparation intégrale. La deuxième est constituée des principes dérivés qui assurent la mise en œuvre des principes directeurs en régissant la mission du juge : les principes d’appréciation au jour de la décision et d’appréciation in concreto. La troisième réunit les principes assurant la liberté de la victime, c’est-à-dire les principes d’absence d’obligation de minimiser le dommage et de libre utilisation des indemnités.

Une fois identifiés, les principes de la réparation ont été confrontés au dommage corporel. Nous avons alors constaté un net affaiblissement de leur portée. Ce phénomène est, d’une part, lié à leur application très inégale : la portée des principes directeurs est par exemple restreinte (le dommage corporel n’est-il pas, au fond, un dommage irréparable ?) De même, les principes dérivés de la réparation sont complexifiés par la consolidation ou par l’objectivisation toujours plus grande du dommage corporel à travers l’usage d’échelles ou de fourchettes. Enfin, les principes assurant la liberté de la victime, actuellement sanctuarisés, sont susceptibles d’être remis en cause par certaines propositions qui visent à contrôler les choix de la victime ou à affecter l’indemnité – la hiérarchie des aides, imposant à la victime de privilégier des aides techniques par rapport aux aides humaines, est un exemple topique. Ce phénomène d’affaiblissement est, d’autre part, lié à l’usage des outils de la réparation, notamment de la nomenclature Dintilhac. Malgré ses avantages, la liste comprend des postes hétérogènes, incomplets ou des doublons susceptibles d’engendrer des pertes ou des profits à la victime directe ou indirecte du dommage corporel.

Des propositions ont donc été formulées pour renforcer les principes. Ils doivent d’abord être adaptés au dommage corporel. Par exemple, la réparation intégrale, dont le sens est très discuté en matière de préjudices extrapatrimoniaux, pourrait être remplacé par un objectif de personnalisation de la réparation : le juge réparerait ainsi de manière autonome certains postes de préjudices particuliers liés à la personnalité de la victime ou au fait générateur qu’elle a subi, comme le préjudice d’avilissement ou d’angoisse de mort imminente. De même, les principes assurant sa liberté devraient être sanctuarisés : le contrôle des choix de la victime et l’affectation des indemnités pourraient peut-être constituer un moyen de réduire la charge indemnitaire des payeurs, mais ces tentatives conduisent invariablement à entraver ses droits et libertés. S’agissant enfin des outils de la réparation du dommage corporel, ils mériteraient d’être réformés et conçus comme des vecteurs d’application et de garantie des principes. Une nouvelle nomenclature des postes de préjudices a été proposée, comportant des postes plus souples répartis au sein d’axes réformés. Une triple distinction est notamment opérée entre les préjudices matériels – les atteintes aux biens – les préjudices physiques – les atteintes au corps – et les préjudices moraux – les atteintes à l’esprit.

L’étude se termine sur une réflexion sur les formes de la réparation. L’allocation de dommages-intérêts est souvent considérée comme le seul mode de réparation possible du dommage corporel. Néanmoins, la réparation en nature est de plus en plus promue par les assureurs. Si rien ne l’exclut sur le plan théorique, elle doit toutefois être limitée à quelques postes de préjudices comme la tierce personne et les frais de logement ou de véhicule adaptés. En parallèle à l’exercice de l’action en responsabilité civile, une réparation non indemnitaire se développe, consistant principalement en des mesures de réparation symbolique – comme la condamnation du responsable à présenter ses excuses ou la réparation « sociétale » à travers les commémorations et les hommages – ou de justice restaurative. Ces mesures ne visent pas à compenser les préjudices, mais elles contribuent à satisfaire le besoin de reconnaissance de la victime. Sans remplacer l’indemnisation, elles sont susceptibles de participer à la mise en œuvre des principes de la réparation.

Thèse en droit, soutenue le 29 novembre 2021, à Lyon

Membres du jury :

  • Stéphanie Porchy-Simon, Directrice de thèse, Professeure des universités, Université Jean Moulin Lyon 3 ;
  • Jonas Knetsch, Rapporteur, Professeur des universités, Université Paris I Panthéon Sorbonne ;
  • Fabrice Leduc, Rapporteur, Professeur des universités, Université François Rabelais, Tours ;
  • Mireille Bacache, Présidente du Jury, Professeure des universités, Université Paris I Panthéon Sorbonne ;
  • Olivier Gout, Professeur des universités, Université Jean Moulin Lyon 3 ;

Les mœurs sexuelles et le droit pénal

Salomé Papillon

Lorsque l’on évoque la relation entre le droit pénal et les mœurs, deux réactions pulsionnelles et antinomiques apparaissent. La première consiste à affirmer que les mœurs sexuelles ne font plus l’objet d’une protection à part entière. Les infractions comme l’homosexualité ou l’adultère ont disparu, le terme mœurs, autrefois titre de section, s’est évanoui. Une seconde réaction instinctive pousse au contraire à croire que les mœurs sont partout. L’ordre public et l’ordre moral formeraient un ensemble compact, impossible à démêler. Si ces deux acceptions sont entendables, une troisième vérité surgit, celle de la répression de l’ordre moral indépendamment de la protection de l’ordre public.

En effet, certaines incriminations répriment des comportements sexuels sans victime. Le fait de punir des comportements sans victime n’est pas choquant en soi : le droit pénal réprime les atteintes à l’ordre public. Pour autant, dans la sphère sexuelle, la pénalisation d’infraction sans victime peut interroger. Il convient de distinguer l’absence de victime matérielle et l’absence de ressenti.

Concernant la répression malgré l’absence de ressenti victimaire, le droit impose à un individu un statut qu’il ne reconnaît pas lui-même. À titre d’exemple, une relation sexuelle consentie est interdite dès l’instant où elle est rémunérée. Il ne s’agit pas de prévenir la commission d’une infraction mais de punir une relation sexuelle pourtant souhaitée.

Concernant l’absence matérielle de victime, les choses sont plus délicates. Certaines incriminations sexuelles peuvent être animées par un objectif préventif. Toutefois, le lien avec le comportement redouté est parfois très distendu. Personne ne pense à interdire les films violents, alors que tous redoutent les images pédopornographiques lorsque le mineur est fictif. La prévention obtient ici une coloration morale.

De même, si de nombreuses dérogations au sein du régime des infractions sexuelles se justifient, d’autres dépassent la raison pour ne reposer que sur l’émotion. Tel est notamment le cas de la prescription de l’action publique dont il ne reste que le nom ou du développement des mesures de sûreté fondées sur une dangerosité particulièrement opaque.

Lorsque l’on souhaite expliquer cette pénalisation déraisonnée, différentes justifications apparaissent. La première repose sur la fonction expressive de la loi pénale. En réprimant, on exprime. Toutefois, en la matière, peu importe l’absence de vide répressif, le vide expressif va suffire. Tel est le cas de l’inceste. Émerge également une fonction préventive. Certaines infractions saisissent et écartent l’individu dès la manifestation du fantasme, et ce pendant très longtemps. Enfin, la loi pénale punit avec vigueur les atteintes aux mœurs dans un objectif déclaratif, celui d’apporter une réponse à une opinion publique en colère ou dans l’incompréhension.

Malheureusement, ce règne de l’émotion s’effectue trop souvent aux dépens de la raison juridique. Sous le rayonnement de la morale collective, la main du législateur ne tremble plus. La liberté sexuelle et la liberté d’expression sont menacées. Le domaine juridique s’effrite devant le médical. La clarté déserte le Code pénal, nous découvrons des infractions sans texte ou d’autres sans définition. Le principe de nécessité se fait discret. Les articulations entre les multiples infractions sont nébuleuses. Les auteurs sont animalisés. Les victimes sont mises en danger. Tout tend à dégrader le droit au profit d’une morale qui s’avère également perdante. L’influence des mœurs n’est donc pas sans risque, mais si la restreindre s’avère nécessaire, comment le faire sans sombrer dans notre propre subjectivité ?

Tout d’abord, le principe de nécessité méritait d’être mis en valeur, bien que sa définition actuelle ne lui permette pas une application rationnelle. Une réécriture de ses composantes fut proposée, suite à laquelle les infractions sexuelles furent examinées une à une. À ses côtés s’est trouvé le consentement, concept difficile à manier, épineux à utiliser. Il fut proposé d’étendre son application à toutes les infractions sexuelles tout en rappelant les limites de la capacité à consentir. Afin de parfaire leur régime, la réécriture de la prescription par une refonte de ses fondements fut proposée ainsi que la suppression des expertises de dangerosité. Enfin, en recentrant l’infraction autour des principaux protagonistes, il était nécessaire d’améliorer leur prise en charge.

Finalement, la recherche de l’émancipation conduit à se demander : jusqu’où peut-on aller ? Après avoir prôné un droit pénal minimal, un regard vers la philosophie nous dévoile l’existence d’un courant d’éthique minimale selon lequel les infractions sans victime ne relèvent ni du droit ni de la morale. Néanmoins, une fois cet ultime vertige dévoilé, le soin fut laissé aux philosophes de traiter leur rapport à la morale et nous contentant de prôner sa discrétion pénale.

Thèse en droit, soutenue le 15 novembre 2021, à Lyon

Membres du jury :

  • Patrick Mistretta, Directeur de thèse, Professeur des universités, Université Jean Moulin Lyon 3 ;
  • Audrey Darsonville, Rapporteure, Professeure des universités, Université Paris Nanterre ;
  • Emmanuel Dreyer, Rapporteur, Professeur des universités, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne ;
  • Valérie Malabat, Professeure des universités, Université de Bordeaux ;
  • Xavier Pin, Professeur des universités, Université Jean Moulin Lyon 3.

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